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Réimaginer la terre avec les peuples autochtones

samedi 27 mars 2021, par Barbara Glowczewski (Date de rédaction antérieure : 10 mars 2020).

Des dizaines d’activistes autochtones ont été assassinés pour leur défense de l’environnement contre les politiques extractivistes. À la suite d’un ouvrage dirigé par Irène Bellier et Jennifer Hays, comparant le rapport des peuples autochtones à l’État et aux instances de l’ONU, Barbara Glowczewski revient ici sur leurs stratégies articulant plusieurs échelles territoriales.

« À l’heure du plus grand défi de l’humanité, qui est la crise climatique causée par l’industrialisation du monde sous domination de la vision capitaliste, nous les Peuples Premiers, nous invitons le monde à revoir et reconsidérer sa relation avec ce que les Occidentaux appellent la Nature. Nous en dépendons complètement et pourtant nous restons continuellement sourds à ses cris de douleur. Chacun doit agir à son échelle, et la Guyane, en tant que pays amazonien à son rôle à jouer. La France, en tant que cinquième puissance mondiale doit assumer ses responsabilités et arrêter son hypocrisie. [1] » Cette déclaration fut prononcée le 12 décembre 2019 par Yanuwana Christophe Pierre, réalisateur kali’na, président fondateur de la JAG (Jeunesse autochtone de Guyane), qui s’est mobilisée avec succès contre le projet de la Montagne d’Or, consortium de multinationales, russe et canadienne. Les peuples autochtones, habitants des forêts, savanes ou désert, soignaient la terre avant l’imposition de normes industrielles et administratives qui interdisent, par exemple en France, d’habiter l’endroit où l’on travaille, que ce soit une parcelle agricole ou un atelier d’artiste en ville. Le parc national en Amazonie guyanaise a autorisé le maintien de villages indiens mais leurs droits de chasse et de pêche, leurs pratiques ancestrales pour faire pousser leurs nourritures et construire leurs villages sont menacés tant par la normalisation des lois que par les orpailleurs clandestins qui polluent les rivières et la forêt en menaçant la survie de tous les habitants humains et non humains.

Face aux pollutions, incendies et autres catastrophes qui traversent la planète, il est urgent de comparer les espaces et interactions locales, régionales, nationales et internationales de peuples colonisés, discriminés, criminalisés, réduits au silence, et de plus en plus souvent tués quand leurs activistes s’opposent aux industries et politiques qui détruisent leur milieu. Échelles de gouvernance et droits des peuples autochtones rassemble les travaux d’une douzaine de chercheurs réunis par un programme européen initié par Irène Bellier, directrice du Laios, qui a codirigé ce septième livre avec Jennifer Hays, professeur associée d’anthropologie sociale à l’Université arctique de Norvège (UiT) [2]. L’introduction rappelle que dans les 46 articles de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones ratifiée à l’ONU en 2007, qui sert de référent dans la gouvernance mondiale (climat, durabilité, etc.) et les négociations locales des acteurs concernés, l’autochtonie n’a à dessein pas de définition substantielle.

Le terme « autochtone », que l’ONU a préféré à « indigène » pour traduire l’anglais Indigenous ou l’espagnol indigenas, est utilisé comme une « catégorie politique relationnelle » définie par les relations que des groupes humains minorisés par la colonisation et les régimes actuels entretiennent avec d’autres groupes sociaux et avec les institutions de pouvoir. En ce sens, l’autochtonie concerne 5 pour cent de la population mondiale, soient 5 000 cultures qui protègent 80 pour cent de la biodiversité dans 90 pays. Les auteurs constatent une « dévalorisation générale et la marginalisation structurelle des peuples autochtones partout dans le monde, y compris dans les pays dotés d’une législation spécifiquement consacrée aux droits des peuples autochtones ». Laurent Lacroix, sociologue, analyse ainsi les contradictions à l’épreuve de l’État plurinational de Bolivie, où suite à l’affirmation de ses origines amérindiennes, le président Evo Morales avait incorporé la Déclaration de 2007 dans la Constitution. Au Chili, les Mapuche, résistants de la première heure, ont le droit de former des « communautés » et des « associations » sur les cinq pour cent du territoire qui leur reste, mais comme le montrent Leslie Cloud, juriste, et Fabien Le Bonniec, anthropologue professeur à l’université catholique de Temuco, ils sont aussi délégitimés et criminalisés dans leurs revendications contre les propriétaires privés, les multinationales et le gouvernement par des dispositifs juridiques les soupçonnant de « terrorisme ».

Selon la Déclaration de l’ONU, les peuples autochtones ont « le droit à l’autodétermination » (article 3), « le droit d’être autonomes et de s’administrer eux-mêmes pour tout ce qui touche à leurs affaires intérieures et locales » (article 4), « le droit de maintenir et de renforcer leurs institutions politiques, juridiques, économiques, sociales et culturelles, tout en conservant le droit, si tel est leur choix de participer pleinement à la vie politique, sociale et culturelle de l’État » (article 5) ; les peuples autochtones « ne peuvent être enlevés de forces à leur terres ou territoires » (article 10) et ils « ont le droit d’établir et de contrôler leurs propres systèmes et établissement scolaires dans leurs langues » (article 14) ; plusieurs articles listent la responsabilité des États pour que de tels droits, soient respectés, facilités, y compris financièrement par des réparations [3].

C’est l’initiative du rassemblement de soixante nations amérindiennes de seize pays, soutenues par le sous-comité des ONG sur la discrimination raciale et la décolonisation, qui inaugura en 1977 la sensibilisation de l’ONU aux questions des peuples autochtones. Ils obtinrent la mise en place en 1982 d’un groupe de travail pour réfléchir à des normes de protection de leurs terres, langues, cultures en tant que peuples minorisés, spoliés et exploités. Les Aborigènes d’Australie et les Maori de Nouvelle-Zélande ont rejoint le groupe de travail dès sa création, les Amérindiens de Guyane, dix ans plus tard, sous l’impulsion d’Alexis Tiouka, frère de Félix Tiouka, Kali’na célèbre dès 1984 pour son adresse au gouvernement français demandant la reconnaissance des peuples amérindiens et leur souveraineté sur leur territoire ainsi que des droits culturels [4]. Les Kanak ont aussi porté leurs luttes à l’ONU et les Polynésiens à la Cour pénale internationale pour dénoncer les essais nucléaires de la France comme crime contre l’humanité.

Irène Bellier observe les forums politiques à l’ONU depuis 2001, et analyse ici la manière dont opèrent le Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones (Medpa) créé en 2008 et rattaché au CDH de Genève avec 1 000 à 1 500 délégués autochtones qui se réunissent aussi chaque année depuis 2001 à l’Instance permanente sur les questions autochtones qui se tient à New York. Elle montre les complexes négociations et l’engagement continu de certains activistes autochtones, d’ONG militantes et de chercheur·e·s pour inciter à la fois les États à « réaliser » les droits de la Déclaration et l’ONU à faire pression sur eux. L’ONU finance certains délégués [5] et des bourses de formation de jeunes de plus en plus impliqués dans les questions environnementales au nom même de la reconnaissance de leurs cultures respectives. À la demande des représentants autochtones le mouvement est réparti non en cinq continents mais en sept régions « socioculturelles » : Afrique, Amérique du Nord, Amérique du Sud - Centre et Caraïbes, Arctique, Asie, Océanie, Europe centrale et orientale - Asie centrale - Transcaucasie - Fédération de Russie (hors Arctique).

L’Organisation internationale du travail (OIT) comprend aussi une convention 169 relative aux peuples indigènes et tribaux (1989) que la France refuse de signer, du fait de l’affirmation de la liberté de gestion de leurs terres par les peuples concernés : « Les gouvernements doivent prendre les mesures appropriées, y compris au moyen d’accords internationaux, pour faciliter les contacts et la coopération entre les peuples indigènes et tribaux à travers les frontières, y compris dans les domaines économique, social, culturel, spirituel et de l’environnement. » [6]

Depuis son indépendance de l’Afrique du Sud en 1990, la Namibie s’est engagée dans un processus de reconnaissance de la diversité culturelle, potentiellement favorable aux droits autochtones. Jennifer Hays, qui y a été consultante pour l’OIT, rappelle qu’en Afrique le terme « autochtone » ne concerne pas tous les peuples mais seulement les descendants de « peuples premiers » de chasseurs-cueilleurs, tels les San chassés du désert du désert du Kalahari (résident aussi au Botswana, en Afrique du Sud, Angola, Zimbabwe et en Zambie), et de pasteurs-éleveurs de petite échelle, tels les Nama et Damara, et les Himba qui vivent aujourd’hui de l’élevage, tous très marginalisés en Namibie [7]. « La perte des terres chez les San, historiquement et jusqu’à aujourd’hui, est due à la perception qu’ils « n’utilisent pas la terre » parce qu’ils ne pratiquent ni le pastoralisme intensif ni l’agriculture — leurs stratégies de subsistance de faible impact font en sorte que la terre apparaisse disponible pour le pâturage ou toute autre utilisation intensive. Cette perception les rend vulnérables à l’invasion des propriétaires de bétail, qui les exploitent, les considérant comme des personnes inférieures et une main-d’œuvre bon marché. »

Des chercheurs travaillent à changer de telles perceptions en valorisant les savoirs locaux tant sur place qu’au niveau national. En dernière instance la lutte est politique du local au transnational. Au Kenya, le modèle de conservation a mené aux expulsions des Sengwer de la forêt d’Embobut : il est déconstruit par Justin Kenrick, conseiller en politiques du Programme des peuples de la forêt. La plupart des États asiatiques refusent aussi le concept de peuples autochtones et en reste à la notion de « minorités ethniques » qui ne reconnaît pas les droits collectifs, laissant le champ libre à la destruction de leurs territoires au nom de divers intérêts commerciaux et extractivistes. Il reste la force performative des interventions à l’ONU dont Neal Keating, professeur d’anthropologie au College de Brockport (New York), montre les enjeux à partir de son expérience de « facilitateur » des délégations autochtones du Cambodge et de leur diaspora au Vietnam : « J’ai travaillé avec des militants kuy, tampuan et bunong pour rédiger les brouillons de déclarations et dénoncer les problèmes liés à différentes causes : la déforestation de l’une des dernières grandes forêts du Cambodge, Prey Lang ; un mégaprojet d’extraction et de transformation du minerai de fer sur des terres principalement kuy ; un deuxième projet de barrage hydroélectrique sur le bas Sesan. Ces militants dénonçaient également les plans gouvernementaux visant à privatiser rapidement les terres collectives autochtones et à distribuer des titres de propriété. »

Le rôle de l’ONU au Mexique est examiné par Verónica González González, sociologue travaillant pour l’inclusion des connaissances autochtones sur le climat dans les politiques d’adaptation au changement climatique. Elle analyse notamment l’agence PNUD qui, depuis les années 1990, a encouragé la création d’« organisations faitières » et de « leaders d’impact » dans ces ONG pour interargir entre les niveaux locaux, nationaux et internationaux. La Loi indigène de 2001 devait favoriser la reconnaissance des droits y compris à l’autodétermination des peuples autochtones mais ce processus est entravé par la lourdeur d’une nouvelle bureaucratie mexicaine, au point que des organismes onusiens implantés localement ne connaissent pas les droits existants tant au niveau international que national. Un défi majeur « concerne les problèmes critiques rencontrés par les peuples autochtones dans la mise en œuvre de leurs projets politiques et d’autonomie, certains de ces problèmes étant liés à des acteurs non étatiques, notamment les réseaux de criminalité transnationaux et les entreprises multinationales.

Ces problèmes impliquent, de plus en plus, des acteurs et des dynamiques qui ne peuvent être efficacement traités par la nature intergouvernementale de l’ONU ». En témoigne les luttes des zapatistes qui, rappelle Jérôme Baschet à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du soulèvement armé, « ont déployé leurs propres instances de gouvernement et de justice, leur propre système de santé et d’éducation, ainsi que leurs propres pratiques productives fondées sur la possession collective des terres et le développement de nouvelles formes de travaux collectifs permettant de soutenir matériellement l’organisation de l’autonomie. » [8] Pour contrer le développementalisme du gouvernement allié aux multinationales, certains zapatistes ont aussi tenté de s’approprier des stratégies et outils électoraux tout en appelant à d’autres alliances transnationales.

Si la France a signé la Déclaration sur les droits des peuples autochtones en même temps que les autres États en 2007, elle refuse toujours au nom de la « République indivisible » de reconnaître certains principes d’autodétermination et de souveraineté des peuples qu’elle a colonisés sur des terres devenues françaises sous différents statuts : la Nouvelle-Calédonie est un pays d’outre-mer, les archipels de Polynésie sont un territoire d’outre-mer, mais la Guyane colonisée en 1626, est depuis 1946 un département d’outre-mer où les Amérindiens ne sont plus que trois pour cent de la population. Les entretiens et archives de Stéphanie Guyon, maître de conférence en sciences politiques (Université de Picardie), montrent très bien le rôle des chercheurs dans les politiques indigénistes et à l’égard de luttes impliquant aussi les Businengué, Noirs marrons descendants d’esclaves enfuis de la Guyane hollandaise, face aux créoles majoritaires, populations importées pour une grande part réticentes à la reconnaissance de droits autochtones.

Lorsque le gouvernement décida de supprimer le territoire de l’Inini couvrant la forêt qui avait été créé en 1930 comme autonome du littoral, Robert Jaulin, jeune ethnologue chargé d’une mission en 1962 se prononça contre. Comme lui, le préfet Robert Vignon qualifia d’ethnocide la nouvelle politique d’assimilation des Indiens et devint un virulent critique de l’action de l’État en Guyane. Mais le territoire de l’Inini perdit son autonomie en 1969 et la « francisation » continua avec des effets déstructurants, comme la substitution par la Caisse d’allocation familiale de la filiation patrilinéaire au système de filiation matrilinéaire des Noirs marrons et des Amérindiens. Dans les années 1980, une nouvelle génération d’anthropologues, tels Pierre et Françoise Grenand, soutient la reconnaissance de la propriété collective des terres et l’inaliénabilité de droits culturels demandées par les Amérindiens qui créent leurs organisations revendiquant une « souveraineté » sur leur territoire de leurs droits culturels [9].

Les femmes autochtones s’affirment dans ce processus : « En 2001 est par exemple créée l’association Villages de Guyane, qui regroupe des chefs coutumiers dont un certain nombre de femmes cheffes qui n’ont jamais été présent·e·s dans les instances dirigeantes de la Foag. Les principales animatrices de Villages de Guyane affichent un changement de stratégie politique au regard de celle de la Foag, puisque, sans récuser complètement l’intérêt du travail international, elles entendent inverser l’échelle du travail en privilégiant les villages. » L’engagement des femmes sur le terrain et à toutes les échelles des luttes et des prises de parole en public se retrouve chez tous les peuples autochtones où elles sont souvent à l’initiative ou au front de luttes contre l’extractivisme des mines mais aussi de diverses questions de justice sociale et de santé, comme en témoignait récemment Kadi Eléonore Johannes, présidente du Collectif des Premières Nations de Guyane, porte-parole aussi du collectif Or de question qui s’est battu contre le projet d’orpaillage industriel de la Montagne d’Or [10].

Le mouvement social de 2017 a permis des accords avec l’État dont la création du Grand Conseil coutumier et la promesse de restitution de 400 000 hectares de terre aux Amérindiens de Guyane. Mais les discussions s’enlisent alors que les communautés souffrent de l’orpaillage clandestin et de suicide des jeunes, forcés de s’exiler en ville pour le collège et le lycée, malgré la demande depuis des années d’établissements scolaires dans leurs villages. Le vice-président de la JAG, Yanuwana Christophe Pierre, réalisateur et militant, vient ainsi de démissionner du Conseil coutumier pour se concentrer sur les luttes de terrain en précisant : « La base du combat autochtone c’est la terre, pas le foncier, je dis bien la terre, c’est-à-dire du noyau de la planète jusqu’aux étoiles. C’est le dossier le plus complexe à bien des niveaux, car déjà les différentes communautés ne sont pas au même niveau d’information sur les ZDUC, les concessions, les cessions et ce qu’on a tendance à appeler “les 400 000 hectares”. Ensuite, il y a l’hostilité et l’incompréhension des élus guyanais alors que notre revendication territoriale est une démarche de réparation morale d’un crime colonial, qui est la spoliation de nos terres ancestrales par la colonisation. » [11]

L’Australie, fut colonisée plus récemment, en 1788, mais sur la même fiction juridique que la Guyane, celle de la notion latine de Terra nullius, « terre (n’appartenant à) de personne », qui justifia son acquisition par les Britanniques sans traité ou paiement et empêcha la reconnaissance de lois aborigènes précoloniales. C’est un insulaire indigène du détroit de Torres, Eddie Mabo, jardinier à l’université James Cook dans les années 1980, qui eut l’idée avec l’aide d’un ami historien, Henry Reynolds, de remettre en question cette notion. Au terme de douze ans de procédure contre l’État, la décision Mabo 1992 consacra, après sa mort, l’illégitimité de la notion de Terra nullius pour l’Australie. L’année suivante la loi dite du Native Title Act 1993 reconnût le principe de l’existence de titres fonciers précoloniaux, mais à condition que soit établi « un système national pour reconnaître et protéger de tels titres indigènes qui puissent coexister avec le système national de gestion des terres ». Un tribunal spécial fut ainsi créé qui depuis trente ans n’en finit pas d’examiner les revendications territoriales de centaines de groupes aborigènes.

Ce système les oblige, site par site, à prouver la continuité culturelle et physique d’occupation des terres revendiquées, ce qui est souvent difficile vu qu’ils ont été déportés, sédentarisés de force parfois ailleurs que sur leurs terres anciennes et empêchés de pratiquer leur langues et rituels, sans parler de la survie économique par la chasse et la collecte itinérante. Il en va de même pour beaucoup d’enfants nés de métissages, par viol ou amour, qui furent retirés à leurs parents pour être élevés dans des institutions, ce qu’on appelle les Générations volées, phénomène qui dura de 1905 aux années 1970, soit un enfant sur cinq. Cette histoire fut cachée jusqu’à ce que les Aborigènes eux-mêmes demandent une Commission royale sur la question qui se solda par des années d’enquête accompagnées de retrouvailles déchirantes et même de révélations d’ancestralité aborigène chez des hommes et des femmes qui ne le savaient pas. Les Aborigènes ont aussi joué de ce recours à la Couronne dont dépend l’Australie, pour une Commission royale sur les morts en garde-vue.

Martin Préaud, anthropologue, attaché territorial en Seine-Saint-Denis, connaît bien le terrain du Kimberley depuis sa thèse sur un conseil régional y fédérant une vingtaine de peuples du nord-ouest australien (Kalac) [12]. Avec l’exemple de cette région où des conflits fonciers entre les familles aborigènes ont été envenimés dans les années 2010 par le projet de gaz offshore de Woodside, il montre ici la perversité du système de droits autochtones mis en place par des lois australiennes au terme de longues années incessantes de luttes aborigènes pour la reconnaissance de droits civiques (obtenus en 1969) et surtout de droits territoriaux pour la restitution de terres spoliées réclamés par le mouvement des Lands-Right initié par les activistes aborigènes ruraux et urbains dans les années 1970. Préaud analyse la logique d’élimination au sein du droit (post)colonial actuel d’une certaine autodétermination aborigène qui avait été expérimentée par des centaines de communautés jusqu’aux années 1990. Si le Native Title Tribunal pour l’examen des revendications foncières a reconnu sur le papier vingt pour cent du continent comme relevant d’intérêts aborigènes (titres de propriété ou baux emphytéotiques), en fait des centaines de procédures interminables suscitent des conflits d’intérêts entre Aborigènes et la remise en question permanente des acquis au nom d’intérêts miniers.

À ce jour des projets de milliers de puits de gaz de schiste par fracturation hydraulique menacent la rivière Fitzroy, alors que l’exploitation d’uranium ou encore la mégamine de charbon Adani qui doit approvisionner l’Inde sont une autre menace de sécheresse sur des réservoirs d’eau souterrains interconnectés en réseau sur de grandes surfaces du continent. Il y a aussi l’attribution de licences privées sur l’eau à de nombreux politiques qui a déjà asséché bien des cours d’eau du bassin de la rivière Darling. Les diverses politiques, sous prétexte de défense des droits et de compensation des Aborigènes, deviennent de plus en plus des outils de développement forcé et de répression qui les criminalisent et nient leur affirmation de souveraineté pour vivre différemment en fonction de leur loi ancestrale et spirituelle qui protège la terre. Toutefois les récents incendies en Australie ont remis en question le climatoscepticisme gouvernemental et le détournement commercial de l’eau en éclairant sous un jour favorable les savoirs aborigènes concernant leur gestion ancestrale des incendies et en ouvrant un nouvel espace de négociation avec l’État qui s’est engagé à donner plus de place aux initiatives aborigènes [13].

Au Canada, la communauté Salish de la côte, selon Brian Thom, professeur d’anthropologie à l’université de Victoria, qui a accompagné plusieurs revendications territoriales, compte sur la communauté internationale et le Tribunal interaméricain pour trouver une solution qui contraindrait l’État dans son refus de procéder à la démarcation de terres autochtones. D’autres partenariats engagent directement les autochtones avec des universitaires, tel Charles R. Menzies, anthropologue, membre de la nation Gitxaała, qui travaille avec Caroline F. Butler, anthropologue chargée de la coordination du programme de pêche de cette nation canadienne. Chaque enquête de ce livre enchevêtre des éléments historiques, sociaux, anthropologiques, juridiques et politiques, démontrant la nécessité de traiter les questions autochtones de manière transdisciplinaire, tout en prenant en compte les savoirs, pratiques et stratégies locales à la fois hérités et recréés dans des relations mouvantes avec d’autres interlocuteurs.

Partout, les relations engagées par les acteurs autochtones, entre voisins aux intérêts conflictuels, avec les différentes bureaucraties régionales propres à chaque État et lors de négociations sur la scène internationale sont soumises à diverses pressions économiques globales et privées, notamment du secteur minier et des finances, et aussi des mafias. Comme le démontre L’Écologie décoloniale, de Malcom Ferdinand, les divers empires coloniaux et États postcoloniaux continuent de produire de nouvelles formes de colonisation. Échelles de gouvernance et droits des peuples autochtones présente un échantillon des agencements de la multiplicité des territoires en lutte, inspirants pour penser l’avenir de la planète [14]. C’est pourquoi il est urgent de s’allier avec les hommes et les femmes autochtones engagés dans une démarche critique de la destruction de leurs milieux qui appellent à valoriser leur héritage ancestral pour réinventer des formes alternatives de rapport au milieu. À la fois singulières et communes dans leurs réponses à l’impact destructeur de la globalisation capitaliste, les initiatives autochtones nous invitent à stimuler notre imagination collective pour habiter cette terre autrement.

Barbara Glowczewski
Source : Terrestres
10 mars 2020.

Notes

[2« Horizons autochtones » ; Scales of Governance and Indigenous Peoples’ Rights ; le projet ERC-Sogip, Scales of Gouvernance : the UN, the States and Indigenous Peoples ; Self-Determination at the Time of Globalization (2010-2015) a permis de financer dix postdoctorats et d’organiser de nombreuses rencontres avec des activistes autochtones.

[4Tiouka, Félix, 1985. « Adresse au gouvernement et au peuple français », Ethnies 1-2, 7-10 : discours filmé en 1984.

[5Quelque 10 pour cent sont subventionnés par le Fonds volontaire pour les peuples autochtones.

[6Ratifiée par vingt pays sur 183 ; Convention (n° 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989 ; la France refuse de signer la 169. Dix-sept pays sont toujours liés par la C107 de 1957 (qui avait été ratifiée par vingt-sept pays) sur « les populations aborigènes et tribales » : Angola, Bangladesh, Belgique, Cuba, République dominicaine, Égypte, Ghana, Guinée Bissau, Haïti, Inde, Iran, Malawi, Pakistan, Panama, Salvador, Syrie et Tunisie.

[7Selon Crawhall, « le concept de peuple premier, autochtone ou aborigène, est profondément enraciné en Afrique » [2011 : 6]. Selon Hays (70) : « En Afrique australe, aujourd’hui, les groupes ethniques dominants sont de langues bantoues. Ils descendent d’éleveurs-agriculteurs qui ont migré vers le sud du continent et de part en part de cette région entre 300 et 800 avant J.-C.

[9Les Grenand ont fondé l’école du village reculé de Trois-Sauts chez les Wayampi : 2005, « Trente ans de luttes amérindiennes », Ethnies, vol. 18, no 31-32, 132-163 ; d’autres ethnologues sont membres d’ONG de soutien aux autochtones tel Éric Navet au CSIA-Nitassinan, créé en 1978.

[1014 novembre 2019, séminaire d’Irène Bellier à l’EHESS qui s’appuie sur le réseau thématique international « Justice et peuples autochtones ».

[12Voir sa performance sur la manière dont le gouvernement pratique le colonialisme aujourd’hui : « Le grand Bingo colonial du clown Barnabott ».

[14Ce que l’anthropologue Arturo Escobar appelle le « pluriversel ».

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