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Réflexion sur la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone
et la nouvelle gauche latino-américaine

samedi 1er octobre 2005, par MLC

Le 1er janvier 1994 entrait en vigueur le Traité de libre-échange conclu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, mais avec le nouvel an entrèrent également en scène « le feu et la parole » des rebelles zapatistes, surgis des profondeurs de la lointaine et oubliée forêt Lacandone pour troubler la fête des puissants. À l’époque, le monde entier semblait s’acheminer paisiblement vers une prétendue « fin de l’histoire », quasiment sans heurts ni contestations énergiques. Il le faisait en empruntant le pas à la « mondialisation » et au néolibéralisme, c’est-à-dire — chose que l’on voudrait nous faire oublier, sous prétexte que ces seuls mots expliqueraient tout — en maintenant les structures qui existent actuellement, mais cette fois assumées de façon hégémonique par le système étatique de quadrillage des peuples et du capitalisme transnational ne constituant rien d’autre que les méthodes de domination et d’exploitation à grande échelle qui prévalent aujourd’hui. Dans un tel contexte si peu porté à l’espoir, l’irruption des zapatistes fut une véritable injection d’air frais apportant en outre la confirmation tonitruante du fait que l’histoire continuait et que rien n’avait stoppé la lutte des peuples — confirmation déjà donnée, naturellement, par d’innombrables mais moins visibles signes de résistance sur toute la surface du globe. C’est de la sorte que les regroupements de gauche de tout poil ont salué dès le début l’insurrection zapatiste et c’est ainsi qu’elle fut accueillie également par le Mouvement libertaire cubain, qui a contribué au lancement de plusieurs projets communautaires dans la forêt Lacandone, tels que l’École antiautoritaire 1er Mai ou le Campement de solidarité directe Martyrs de Chicago. Pour nous, aujourd’hui comme alors, l’émergence et le développement de l’Armée zapatiste de libération nationale, ainsi que son activité et ses résultats, doivent être compris et doivent accaparer toute notre attention en tant qu’émergence et constitution d’une nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine. C’est la composition, le profil et les orientations d’une telle constellation de groupes et de pratiques rebelles qui constituent notre préoccupation première. Et c’est dans ce même cadre que s’inscrit notre prise de position sur la trajectoire de l’EZLN et la récente Sixième Déclaration de la forêt Lacandone sur laquelle elle a débouché, au même titre que leur traitement et leurs conséquences. L’objet de ce texte est donc de définir notre position et d’émettre notre opinion, avec toute la solidarité et le respect que le mouvement zapatiste s’est acquis par son propre mérite, et dont toute proclamation supplémentaire est inutile, mais sans faire pour autant l’économie — ce qui serait faire preuve de démagogie et d’opportunisme — de commentaires critiques qui nous semblent des plus opportuns pour contribuer au lent et laborieux travail de consolidation d’une nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine.

Quelle gauche ? Et où la trouvera-t-on ?

Commençons par le commencement en répondant à la première des questions qui vient à l’esprit : qu’est donc cette nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine dont nous parlons ? Tout indique qu’il s’agit que de cette gauche qui, loin d’avoir renoncé dans les mots comme dans les faits à l’utopie, trouve en elle, en dépit de tout, son principe moteur. Utopie que l’on peut définir à grands traits comme un tissu de relations de coexistence entre individus libres, égaux et solidaires, une utopie capable de renouer avec ses lointains et vénérables précédents authentiques et de les exalter de nouveau sans omettre leurs nécessaires révision et mise à jour. C’est une gauche qui s’alimente non seulement de la plénitude à laquelle elle aspire, mais aussi du vide extérieur, et qui germe sur le vaste terrain vague et lieu de désespoir ouvert par les échecs retentissants du « socialisme réel » et de la défection de l’anti-utopie néolibérale qui l’accompagne. Une gauche qui a appris à débusquer les sentiers étriqués et caducs — et à s’en défier — propres autant de l’avant-gardisme guérillero entraînant la création d’un parti unique fomentant l’exclusion que du populisme civil et militaire et du réformisme adepte ou s’inspirant de l’idéologie sociale-démocrate. Une gauche qui ne se sent représentée par aucune autorité « révolutionnaire » et remet en question le concept même de « représentation », une gauche qui cherche sa voie entre les clameurs du ¡Que se vayan todos ! argentin [Qu’ils s’en aillent, tous !] et le murmure grandissant de qui veut « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Une gauche qui prône l’autonomie indiscutable des mouvements sociaux de base comme matrice d’un monde nouveau et voit dans l’autogestion et l’action directe ses raisons d’être les plus authentiques. Une gauche dont l’EZLN veut sûrement faire partie et en qui, inversement, cette gauche a trouvé une de ses expressions la plus visible.

Cela dit, ni cette nouvelle gauche ni l’EZLN ne sont des édifices achevés qui répondraient à un plan de construction mûri et rigoureux Ils doivent au contraire être compris comme des travaux en cours, interrompus ici et là par des moments de doutes inévitables et parsemés d’inventions reposant sur les besoins d’une pratique rageusement antagoniste. Par exemple, l’EZLN ne peut se comprendre que si elle est conçue comme un mouvement de guérilla de transition. Ses origines sont dans une certaine mesure empreintes des constantes propres aux guérillas latino-américaines des années 1960 et 1970, où l’on retrouve la « libération nationale » comme principe fondateur, l’orgueil de se nommer et de se vivre comme une « armée », la mystique des « commandances », certaines réminiscences symboliques, etc. — constantes qui n’ont pas précisément été couronnées de succès et que l’EZLN ne semble pas encore avoir critiquées en profondeur. Cependant, le contexte même d’intervention de l’EZLN l’a conduite à adopter un profil qui ne répond plus désormais à l’ancien modèle, et ce, pas seulement parce que sa « guerre de libération », au sens classique du terme, n’a pas duré plus de douze jours, mais parce que deux ans plus tard, dès le 1er janvier 1996, dans la Quatrième Déclaration, l’EZLN nous donnait l’agréable surprise d’appeler à la formation d’une « force politique qui ne soit pas un parti politique » et de stipuler clairement qu’elle n’aspirait pas à prendre le pouvoir. Pour le dire dans notre propre terminologie, ce n’est ni le vieil avant-gardisme guérillero ni le réformisme social-démocrate et — encore moins, bien entendu — les mânes d’un populisme salvateur, que l’on imagine mal survivre dans l’anonyme quotidien de la forêt Lacandone. Il se trouve que ce qui commençait en 1996 à acquérir la plus haute importance pour les zapatistes est précisément ce que nous voulons relever tout particulièrement, ce qui est pour nous la pierre milliaire de la nouvelle gauche latino-américaine : l’autonomie des mouvements sociaux de base ; autonomie constituée, au niveau du rayon d’action de l’EZLN au Chiapas, par les communautés des peuples autochtones.

Marches et contre-marches du zapatisme

La trajectoire accidentée de l’EZLN a donc vu dès le départ cohabiter ombres et lumières. Voulant se donner de l’air, ce qui se comprend, et cherchant à étendre les répercussions de sa lutte à l’ensemble de l’État mexicain, l’EZLN a alterné ou fait cohabiter appels du pied et regards chargés d’une relative confiance envers les institutions dominantes, avec la consolidation et l’expansion du développement régional de son autonomie. Les lumières n’ont débouché que sur une reconnaissance médiatique, sur des accords qui ne furent pas respectés, sur des ajournements, des atermoiements et des échecs ; les ombres, au contraire, ont consolidé son implantation dans sa sphère d’influence directe. Ainsi, tandis que les feux de la rampe ont conduit à la formation épisodique de grandes superstructures politiques qui allaient être volontairement ou involontairement livrées à la dynamique de l’État ou à son environnement implicite d’intervention, puis furent piégées dans les mailles de ses filets d’acier (la Convention nationale démocratique, le Mouvement de libération nationale, la Commission de concorde et de pacification, etc.), le travail souterrain, lui, allait accorder à partir du mois d’août 2003 un plus grand rôle aux communautés zapatistes et permettre une redéfinition de l’EZLN fort probablement salutaire — l’EZLN cherchant depuis lors à se cantonner (quoique jamais complètement ni en fournissant des efforts suffisamment convaincants dans ce sens) dans le rôle d’un deuxième piano plutôt que dans celui du premier violon. C’est cette souplesse dans sa façon de penser la politique et cette dernière ligne d’action qui a permis la formation de cinq régions autonomes au Chiapas et des dénommés (pas d’une manière très heureuse) conseils de bon gouvernement. Une nouvelle répartition des rôles qui est loin d’être résolue et qui a énormément à voir avec les débats et les problèmes de la nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine. Ombres et lumières donc, avec lesquelles l’EZLN a mis en évidence la fusion, sans idée préconçue, de vieux et de nouveaux éléments, en combinant — chose bien propre d’un mouvement de transition, comme nous l’avons qualifié — quelques-unes des pratiques d’une armée de guérilla conventionnelle avec les indispensables audaces que réclament les organisations de base dans l’autoconstruction de leur autonomie. Un jeu d’ombre et lumière qui n’est pas sans influencer profondément la Sixième Déclaration et « l’Autre Campagne », qu’il convient d’aborder sans plus attendre.

Commençons sur la même longueur d’onde en manifestant notre accord : s’il y a bien une chose que l’EZLN ait énoncée en toute clarté dans sa Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, c’est qu’elle se sent trahie et que les principaux responsables du fiasco actuel sont les partis politiques institutionnels, et en premier lieu leurs dirigeants. Les phrases allant dans ce sens laissent peu de place à l’exégèse interminable et emberlificotée : « [...] les hommes politiques ont montré clairement qu’ils n’ont pas un gramme de décence et que ce sont des crapules qui ne pensent qu’à gagner de l’argent malhonnête, en mauvais gouvernants qu’ils sont. Il ne faudra surtout pas l’oublier, parce que vous verrez qu’ils seront capables de dire qu’ils vont reconnaître les droits indigènes, mais ce n’est qu’un mensonge qu’ils emploieront pour que l’on vote pour eux, parce qu’ils ont déjà eu leur chance et qu’ils n’ont pas tenu parole. » Opportunisme et trahison qui sont partout la marque de fabrique et l’empreinte de la démocratie « représentative », pour parler tout aussi clairement, et qui ont leur place gravée en relief dans une éventuelle histoire universelle de l’infamie. Dans une telle situation, il est bon que l’EZLN cesse une fois pour toutes d’attendre quelque chose du système de parti d’État et qu’elle veuille tracer une ligne de démarcation bien nette et orienter son message dans une autre direction : « [...] un nouveau pas en avant dans la lutte indigène n’est possible que si les indigènes s’unissent aux ouvriers, aux paysans, aux étudiants, aux professeurs, aux employés, c’est-à-dire aux travailleurs des villes et des campagnes ». Ou, pour le dire autrement, en allant encore plus loin et en élargissant l’éventail des mouvements de résistance : « Dans cette mondialisation de la rébellion, il n’y a pas que les travailleurs de la campagne et des villes, mais il y aussi d’autres gens, femmes et hommes, qui sont très souvent persécutés et méprisés parce qu’ils ne se laissent pas non plus dominer : les femmes, les jeunes, les indigènes, les homosexuels, les lesbiennes, les transsexuels, les migrants et beaucoup d’autres que nous ne verrons pas tant qu’ils n’auront pas hurlé que ça suffit qu’on les méprise et tant qu’ils ne se seront pas révoltés. Et alors nous les verrons, nous les entendrons et nous apprendrons à les connaître. » Un réseau d’opprimés, d’exclus et de victimes du malheur semble donc être au centre des préoccupations et des aspirations de l’EZLN et on ne peut que sentir la forêt Lacandone elle-même palpiter derrière de tels mots, des mots délibérément simples qui ne cessent pas pour autant d’avoir une signification à la fois proche et profonde.

On peut aussi être presque entièrement d’accord sur ce qui y est envisagé pour l’immédiat : une articulation plus ou moins stable de ces mouvements de résistance à l’aune d’un programme de gauche de lutte et le lancement, collectivement, d’une « campagne nationale pour la construction d’une autre manière de faire la politique ». Une autre manière de faire la politique qui devrait donc être conçue comme radicalement différente de celle poursuivie de façon insolente et opiniâtre par les partis parlementaires, toujours embarqués dans une succession rythmée et spasmodique de promesses séduisantes, d’amnésies inqualifiables et de justifications surréalistes. Citons une autre attaque à boulets rouges des zapatistes : « Et les partis politiques officiels non seulement ne la défendent pas [la patrie mexicaine], mais ils sont les premiers à se mettre au service de l’étranger, principalement des États-Unis. Ce sont eux qui se chargent de nous tromper et de nous faire regarder ailleurs pendant qu’ils vendent tout et gardent la paye pour eux. » Un jugement lapidaire et sans appel que la Sixième Déclaration semble bien étendre avec certaines nuances au syndicalisme bureaucratique voué à se vendre : « Et si des travailleurs étaient dans un syndicat pour revendiquer légalement leurs droits, c’est fini, le syndicat lui-même leur dit qu’il faut retrousser ses manches et accepter de baisser les salaires ou de diminuer la journée de travail ou de perdre la protection sociale parce que, sinon, l’entreprise va fermer et va partir s’installer dans un autre pays. » Une autre manière de faire la politique, donc, sur laquelle les zapatistes ne s’étendent pas trop mais qui doit certainement être comprise comme le choix de la démocratie directe plutôt que la « représentation » hiérarchisée et enkystées ; le choix d’une participation active des individus avec leurs compétences en jeu plutôt que l’exclusion systématique qui bénéficie toujours aux technocrates et aux « éminences grises » ; le choix de la sincérité, du dialogue entre égaux et de l’élaboration partagée de ces rêves qui devront devenir commun plutôt que cette insensible et absurde foire des vanités où le simulacre et le mensonge règnent en maître. La Sixième Déclaration ne le dit pas explicitement, mais on est en droit de le voir comme sous-entendu car de telles orientations semblent bien être le véritable chemin de formation et de développement des communautés indigènes zapatistes, les traits essentiels de leur existence et de leur consolidation.

Changement constitutionnel : une issue ne menant nulle part

Le fait que la Sixième Déclaration ne contienne pas de définitions outre mesure ou de programme détaillé et étouffant auquel souscrire est plutôt salutaire, étant donné que leur présence constituerait plus une invitation à l’adhésion pure et simple qu’au dialogue et que les mouvements sociaux de base de la société mexicaine seraient alors considérés plus comme un auditoire ou un récipient sans contenu que comme un tissu vivant et actif capable de produire ses propres paroles et ses propres feux. Il existe cependant un seul élément programmatique que l’EZLN semble considérer hors de discussion et tacitement consensuel, un élément pouvant prêter à l’erreur d’appréciation et à de nombreuses divergences stratégiques : « une nouvelle Constitution ». Sommes-nous devant une manière elliptique de se référer aux bases constitutives d’une nouvelle société mexicaine et, partant, devant une manière d’envisager les choses fondée sur la conviction qu’il est nécessaire ni plus ni moins qu’une subversion radicale des rapports de pouvoir existants ? Ou bien s’agit-il de rallier les mouvements sociaux autonomes pour une simple réforme de la Constitution dont les étapes et la règle du jeu sont d’ores et déjà prévus dans la réglementation en vigueur, et donc d’emblée soumises à ces mêmes relations de pouvoir ? L’EZLN semble soudain soutenir une vision nostalgique de la Constitution mexicaine qui ne résiste pas à une analyse en profondeur. Voyons un peu : « La Constitution est complètement manipulée et changée. Ce n’est plus celle où il y avait les droits et les libertés du peuple travailleur, c’est celle des droits et des libertés des néolibéralistes pour faire tous leurs profits. Les juges sont là uniquement pour servir ces néolibéralistes, parce qu’ils terminent toujours par trancher en leur faveur et que ceux qui ne sont pas riches n’ont droit qu’à l’injustice, à la prison et au cimetière. » Soit. Mais le Mexique a-t-il possédé un jour une Constitution qui ait consacré réellement, sans conditions restrictives et dans l’acception la plus stricte des termes, « les libertés du peuple travailleur » ? Ce type d’appréciations pourrait faire penser que l’EZLN a très bien saisi les rouages du pouvoir qui caractérisent les partis politiques d’État mais qu’elle n’a pas suffisamment aiguisé sa compréhension de ceux qui caractérisent l’État lui-même. Il n’y a pourtant là aucun mystère et, paraphrasant la prose de Marcos, on pourrait l’exprimer avec des mots très simples : les partis sont comme ils le sont parce que l’État est ce qu’il est.

Que l’État soit une structure spécifique de domination, une forme hiérarchisée et codifiée des relations sociales de pouvoir et un appareil conçu pour se perpétuer lui-même, voilà quelque chose qui devrait être hors de discussion. Cela admis, la description correcte que l’EZLN fait du système de partis d’État ne peut reposer uniquement sur la malveillance, sur le caractère pervers ou sur la vénalité des dirigeants des partis mais doit fonder une part substantielle de son explication dans le fait que de tels partis visent essentiellement à s’emparer des rênes de l’État. C’est précisément pour cette raison que les partis adoptent un fonctionnement qui reproduit exactement, à leur niveau, les mécanismes de l’État. C’est pour cela qu’ils s’érigent en instance de contrôle et d’encadrement de leurs affiliés ; c’est pour cela qu’ils assignent des attributions spécifiques à chacun des organes de leur structure pyramidale ; et c’est pour cela aussi qu’ils estiment que leur propre survie, au-delà de toute considération historique et sociale, devrait être vécue par les « électeurs » — les leurs et ceux des autres — comme une bénédiction venue du ciel. Nous, les anarchistes, cela fait plus de cent trente ans que nous le savons. L’histoire n’a fait que confirmer ces intuitions déjà anciennes et elle l’a fait sans qu’une seule exception ne se soit présentée depuis à notre regard anxieux et plein d’attente. C’est plus : si auparavant on disait que « le pouvoir corrompt », aujourd’hui on peut ajouter que la simple aspiration au pouvoir corrompt de même, à l’avance et en profondeur.

Sur ce point, il nous faut être clairs et cohérents. Comment fait l’EZLN qui dit, par exemple, « nous, nous nous battons pour être libres, pas pour changer de maître tous les six ans », pour se concilier avec l’EZLN qui parle de (lutter pour) « une nouvelle Constitution » ? Comment une Carta Magna, nécessairement issue d’un pacte et élaborée avec l’organisation présente de l’État, au sens traditionnel de l’expression, peut-elle être compatible avec le combat pour la liberté ? Il semblerait bien que ce ne soit pas le cas, et que la marche à suivre correcte soit exactement le contraire : le combat pour la liberté commence par la construction autonome des mouvements sociaux de base et se développe en elle, tandis que la négociation d’une nouvelle Constitution est condamnée à s’enliser dans les méandres tortueux de l’État et de ses revirements incessants. C’est là une conclusion à laquelle on parvient sans avoir besoin d’un diplôme d’études d’économie politique, elle découle même de la propre expérience de l’EZLN en la matière. Son refus essentiel et radical du système de parti d’État constitue un saut conceptuel fondamental qui doit maintenant s’accompagner de son complément indispensable : un refus des voies étriquées de l’État qui permette d’emprunter sans compromis, sans attaches ni dérives inutiles, le chemin fertile de l’autonomie. Une telle autonomie des mouvements sociaux, chacun enraciné dans le cadre d’intervention territorial qu’il se sera donné, voilà la condition libertaire par excellence : une autonomie qui veut s’émanciper de tout pouvoir omniscient, extérieur et supérieur, afin que tout collectif puisse se fixer avec la plus grande marge de liberté possible ses propres objectifs, ses propres relations de coexistence et ses propres voies d’action ; sans restrictions ni extorsions, qui se pense par lui-même et définit de façon autonome son destin en confiant en ses propres capacités plutôt qu’en de quelconques prédéterminations, messianismes, machinations, conspirations ou éventualités qui — on le sait — n’ont jamais abouti, n’aboutissent et n’aboutiront jamais à une issue souhaitable.

Pour que nous puissions tous « avancer en questionnant » et « commander en obéissant »

Beaucoup plus de choses devraient être débattues avec l’EZLN en ce qui concerne sa Sixième Déclaration, ou, mieux encore, avec toutes les communautés zapatistes et, en général, en ce qui concerne les manières de vivre et les luttes de ces peuples.

Nous aimerions par exemple creuser la question de la « mondialisation » et du néolibéralisme, de façon à ce que nous puissions tous ensemble tracer une carte du globe qui ne soit pas uniquement faite de noir et de blanc, qui montre qu’il y a plus de deux gladiateurs aux prises dans l’arène du cirque et qu’il est nécessaire de cerner tout un entrelacs de relations locales qui interviennent pour des raisons qui leur sont propres et non par simple soumission aux grands centres du pouvoir mondial. Parce que au bout du compte le capitalisme a aussi élu nationalité mexicaine et possède une facette transnationale spécifique, sans qu’il ait besoin de recourir à un agent extérieur pour lui donner vie, pour l’impulser et l’étendre. Il y a fort à parier que de telles considérations nous permettraient de partager la conviction que les politiciens vendus et leurs manigances corrompues ne sont pas les seuls responsables de la situation actuelle, mais qu’il y a aussi un éventail de couches sociales qui s’échinent à maintenir un tel statu quo. Cela nous amèneraient sans doute à partager des définitions bien plus nettement anticapitalistes, antiétatiques et antibureaucratiques, définitions que l’EZLN a peut-être déjà formulées de façon interne mais qu’elle n’a pas encore clairement énoncé au grand jour.

Nous aimerions aussi questionner fraternellement une phrase de la Sixième Déclaration à laquelle nous attribuons une importance particulière et qui illustre l’un des traits caractéristiques de l’EZLN depuis son apparition : « [...] c’est-à-dire en haut le politico-démocratique qui commande et en bas le militaire qui obéit. Et peut-être même que c’est encore mieux rien en haut et tout bien plat, sans militaire, et c’est pour ça que les zapatistes s’étaient fait soldats, pour qu’il n’y ait pas de soldats. » Parce que si tout était réellement « tout bien plat », personne ne commanderait et personne n’obéirait mais chacun agirait en fonction de ses propres convictions, de ses possibilités et de ses engagements envers des accords librement adoptés. Et on peut dire aussi qu’il est paradoxal et dangereux d’avancer qu’il y a des soldats pour qu’il n’y ait plus jamais de soldats parce que alors — quel sac de nœuds avec les mots ! — il nous faudrait toujours compter avec des soldats pour qu’il n’y ait plus de soldats. Il nous semble en effet bien mieux, bien plus direct et plus clair de dire que l’on est antimilitariste, et, ensuite, de s’atteler réellement, à fond et sans tergiverser, à la dissolution de toutes les armées.

Nous aimerions discuter plus en profondeur avec nos compañeros de la forêt Lacandone des raisons pour lesquelles nous sommes enthousiastes à l’idée de réunir les mouvements sociaux mexicains au sein d’un réseau vaste et non sectaire. Pourtant, tout en approuvant cette initiative, nous aimerions manifester respectueusement notre divergence en ce qui concerne un procédé qui n’est peut-être pas l’idéal. En effet, nous trouvons qu’un réseau ne devrait avoir aucun centre et c’est pourquoi nous pensons que l’EZLN n’aurait pas dû s’attribuer d’entrée de jeu le rôle de coordinateur ni se responsabiliser de l’organisation d’un dialogue sous forme de table ronde dont les participants aux débats ont été répartis au préalable selon ses critères et qui se réunissent en fonction de dates, de lieux et d’ordres du jour établis par le CCRI. Il aurait certainement mieux valu que les dates aient pu surgir d’une large consultation préalable, que les lieux choisis aient été à mi-chemin des uns et des autres et que les thèmes des débats aient été formés du libre cours d’une parole plurielle et irréductible. Mais sans doute ne devrait-on pas se méfier des intentions des zapatistes, cette convocation ne répondant certainement qu’à une urgente nécessité de démarrer, sans compter que les occasions ne manqueront pas pour que les choses se passent différemment à l’avenir.

Cuba : si près du Chiapas et si loin de l’EZLN [1]

Nous aimerions pouvoir nous étendre plus longuement sur ces questions et bien d’autres, mais il nous semble plus opportun aujourd’hui de ne faire que les aborder et de poser la question. Il y a cependant une chose que nous ne pouvons esquiver et remettre à plus tard. Une chose qui, en tant que Mouvement libertaire cubain, nous intéresse directement et au plus haut point. Nous trouvons en effet magnifique que l’EZLN manifeste sa solidarité avec les peuples en lutte d’Amérique latine et du monde et nous n’hésitons pas à faire nôtres ses déclarations en ce sens. Et même, dans la mesure où les luttes des peuples sont partout, nous pensons que c’est une belle métaphore littéraire que d’affirmer que l’on ne sait pas très bien où et à qui remettre les témoignages de solidarité de l’EZLN. Mais, du coup, ce qui est étonnant, c’est le mécanisme idéologique et politique qui permet à l’EZLN d’annoncer que les peuples du monde ne peuvent être « localisables », mais que le peuple cubain, lui, en revanche, peut l’être et que son siège, sa résidence naturelle et sa légitime représentation se trouverait dans l’ambassade du gouvernement cubain de la ville de Mexico ! En envisageant les choses de cette façon, c’est comme si l’EZLN faisait table rase de presque tous ses concepts, toutes ses pratiques et toute son expérience au moment d’« aborder » Cuba. En effet, quelle sorte de lien naturel et cohérent peut bien justifier que l’on ne cesse d’en appeler au tissu social de la société mexicaine en la personne de ses mouvements sociaux de base, mais que, s’agissant de Cuba, on se laisse aller à supposer que leur équivalent se trouverait tout entier incarné par le gouvernement de ce dernier pays ? Qui plus est, l’EZLN pense-t-elle que le gouvernement cubain incarne le modèle de la nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine ou qu’il serait disposé à y participer de quelque manière que ce soit comme un accompagnateur discret ? L’EZLN considère-t-elle qu’il faut faire au Mexique la même chose que ce que le parti « communiste » a fait à Cuba ? L’EZLN ne pense-t-elle pas qu’il est pour le moins contradictoire et inconséquent de jumeler solidairement l’autonomie de ses communautés de base avec un régime centralisateur qui prône l’exclusion ? L’EZLN ne trouve-t-elle pas que l’expression du peuple cubain s’incarnerait plutôt dans les organisations populaires autonomes que le gouvernement de ce pays se charge méticuleusement et systématiquement d’empêcher d’exister par le biais d’une répression préventive ? Quels arguments possède l’EZLN, en définitive, pour répondre à des questions d’une telle gravité ?

En outre, l’EZLN ne peut ignorer ni avoir oublié que pendant quarante longues années le gouvernement cubain et le gouvernement mexicain furent étroitement liés par des rapports charnels dont le meilleur exemple est certainement le silence complice du gouvernement cubain sur le massacre de Tlatelolco, en 1968, et l’envoi d’athlètes cubains pour participer aux Jeux olympiques qui l’ont immédiatement suivi, en dépit des appels réitérés au boycott que lançait alors la gauche mexicaine. Une relation charnelle inter-États parfaitement symbolisée par l’amitié unissant Fidel Castro et Salinas de Gortari — un Salinas de Gortari dont une partie de la fortune, amassée par la spoliation de travailleurs mexicains, est aujourd’hui investie sur le territoire cubain. En s’inspirant de tels précédents et de bien d’autres exemples du même tonneau, l’EZLN ne devrait pas éprouver trop de difficultés à constater que, pour l’élite dirigeante cubaine, ce qui dicte les relations internationales de Cuba ne repose pas sur les luttes des peuples, mais que ces luttes sont réinterprétées selon le type de lien que le parti monopolisant le pouvoir décide qu’il convient d’établir avec les autres gouvernements, à condition que ces derniers puissent donner une bouffée d’oxygène à sa capacité de survie. Comment expliquer autrement que la diplomatie cubaine ait soutenu les luttes contre l’apartheid en Afrique du Sud et qu’en même temps elle se soit solidarisée pratiquement jusqu’à l’extrême onction avec le régime de Suharto en Indonésie, qui maintenait une situation semblable d’apartheid au Timor-Oriental ? Quelle sorte de cohérence se manifeste quand on souscrit au droit des peuples africains à choisir librement leur destin, mais qu’en même temps on envoie des troupes d’occupation affronter les indépendantistes d’Érythrée pour satisfaire aux besoins de l’échiquier soviétique ou qu’on envoie, ce qui atteint de véritables sommets parodiques, ses « conseillers » entraîner les troupes de l’école militaire d’Idi Amin Dada ? Comment le gouvernement cubain pourrait-il justifier l’envoi de son vice-président pour participer au Forum économique de Davos, dans un premier temps, puis celui du président de l’Assemblée nationale, ensuite, pour protester à Porto Alegre contre le même Forum ? Comment peut-on condamner avec une telle emphase le racisme, lors de la Conférence mondiale que l’ONU a organisée sur ce thème à Durban, pour ensuite refuser toutes les invitations à analyser les raisons pour lesquelles les Noirs constituent une large majorité de la population des prisons cubaines ? Et ainsi de suite, jusqu’où la curiosité critique de quiconque voudra bien aller.

Est-il nécessaire, après tout cela, de rappeler à l’EZLN les conditions de vie du peuple cubain et l’impossibilité absolue dans laquelle il se trouve de s’organiser de manière autonome et même de s’exprimer pour affronter une telle situation ? Nous pensons que tout exemple concret n’a pas sa place ici et nous nous voulons croire que la mention de l’ambassade du gouvernement cubain à Mexico n’est rien de plus qu’un acte manqué, un lapsus qui pourra être réparé dès que la première occasion se présentera. Et si nous voulons le croire, c’est parce que ce qui est en jeu est beaucoup plus important, comme nous l’avons avancé dès le début. Répétons-le et gardons-le présent à l’esprit pour la suite : ce qui compte, c’est la formation, le profil et les orientations d’une constellation de regroupements et de pratiques rebelles qui sont aujourd’hui en mesure de venir alimenter la nouvelle gauche révolutionnaire latino-américaine. Pour former une telle nouvelle gauche, aucune négligence, aucune légèreté ou formules de politesse ne sont de mise. Pour former une telle nouvelle gauche, le gouvernement cubain n’a rien à nous apporter car les seuls messages authentiques qui nous permettent d’avancer sur le chemin de la liberté ne viendront pas des officines des bureaucrates de La Havane, mais du tumulte et du tonnerre qui surgiront de tout en bas et qui, en partant d’en bas, trouveront les échos de leurs pairs. C’est dans ce même lieu que se trouvent les « hors-la-loi » équatoriens, la résistance mapuche [au Chili], les cultivateurs en lutte pour l’eau de Cochabamba, les usines reprises en Argentine, les occupations de terres au Brésil et, bien entendu, c’est aussi dans un tel lieu que s’effectuent les recherches et les tentatives qui se déroulent en ce moment même dans la forêt Lacandone.

Mouvement libertaire cubain (MLC)
août 2005.

Apartado Postal 12-1180
Admon #12, Obrero Mundial
03001 México DF
Mexique

Traduit de l’espagnol par Ángel Caído.

Notes

[1Sur le modèle de ¡Mexico : tan lejos de Dios y tan cerca de Estados Unidos ! (« Mexique : si loin de Dieu et si proche des États-Unis ! »).

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