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Qu’est-ce que l’APPO ?

jeudi 2 novembre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Je vais répondre à tes questions, cela m’a paru intéressant de faire un petit topo sur le fonctionnement interne de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO), je ne vais pas rentrer dans les détails, du moins je vais essayer de trouver un juste équilibre.

À la suite de l’envoi des forces de police le matin du 14 juin contre les enseignants, qui manifestaient depuis le mois de mai, la population de la ville d’Oaxaca prit spontanément le parti des maîtres d’école. C’est en grande partie avec l’aide des habitants du centre que les enseignants purent se remettre de l’attaque surprise des flics et reprendre l’offensive, infligeant aux forces de l’ordre de l’État d’Oaxaca une défaite dont ils ne se remettent pas. À la suite de cet affrontement, eurent lieu deux manifestations, qui ont regroupé plusieurs centaines de milliers d’habitants. Peu à peu, les gens ont commencé à s’organiser.

Le 23 juin, les délégués des colonies (les colonies sont des quartiers créés à partir de la concession de terrains par les habitants eux-mêmes), des associations civiles (de développement, de communication, de culture, d’éducation, de santé, de droits humains, de protection de la nature... Il y en a plus de 500 répertoriées dans tout l’État d’Oaxaca), des associations indiennes (UNOSJO, Service Mixe, CIPO - Ricardo Flores Magón, Conseil des anciens de Yalalag, Service communautaire Ñuu Savi, Union des communautés et peuples indigènes Chontales, Union des femmes Yalatèques...), des représentants des communes de l’État (plus de cent communes se sont libérées à cette occasion, de la tutelle du Parti révolutionnaire institutionnel - PRI), des artistes, des représentants du secteur académique (université autonome Benito Juárez d’Oaxaca - UABJO), des groupes politiques de gauche et d’extrême gauche, des étudiants, des individus sans qualité particulière, des libertaires, des syndicats (de la santé, par exemple) et, bien entendu, la section 22 du syndicat de l’éducation (la section 22 est la section syndicale qui correspond à l’État d’Oaxaca) se sont réunis en assemblée pour désigner les membres d’une commission provisoire négociatrice. Cette commission, comme son nom l’indique, est chargée d’entreprendre les négociations avec le gouvernement fédéral (pour l’assemblée, le gouvernement de l’État d’Oaxaca n’existe plus), elle doit continuellement rendre compte des négociations à l’assemblée populaire, qui, en retour, lui dicte ses volontés. Théoriquement, les décisions sont prises par l’APPO, par la majorité des présents quand le consensus ne peut être atteint, jusqu’à présent la majorité a toujours été proche du consensus. J’écris « théoriquement » et « jusqu’à présent », car il se dessine une tendance, parmi les dirigeants syndicaux proches des partis, qui cherche à passer outre aux décisions de l’assemblée. La base ne se laisse pas faire mais ces manœuvres sont déplaisantes et à la longue accentuent le divorce entre deux courants (les modérés et les radicaux) et affaiblit par des tensions internes l’assemblée. Le 10, le 11 et le 12 novembre aura lieu le congrès constituant de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Une dernière remarque, c’est une assemblée ouverte, tous les habitants peuvent y participer, cependant il existe comme une vigilance interne à travers une chaîne ou réseau de reconnaissances, dans le sens où il est toujours possible de savoir qui est « ce nouveau venu ».

Il faut comprendre que la ville n’a pas été ébranlée dans ses fondements par l’absence et le non-fonctionnement des institutions gouvernementales. La vie continue comme avant, elle est même plus passionnante et agréable, c’est une ville touristique et les touristes l’ont désertée, ce qui a entraîné une perte des profits de l’industrie touristique et de ses satellites, mais les marchés sont approvisionnés, les magasins sont ouverts, les transports publics fonctionnent, les restaurants et les cafés sont ouverts, on y dépense son argent, seulement la ville est en alerte, des barricades aux entrées d’Oaxaca obligent à de longs détours et parfois, en alerte maximale, l’entrée de la ville est interdite, ou alors très difficile. Il y a aussi des barricades dans les colonies et dans les endroits stratégiques, elles sont en général ouvertes la journée, sauf celles qui se trouvent dans des endroits à protéger comme la radio communautaire, le zócalo, le siège de l’assemblée, ou des bâtiments publics désoccupés et interdits comme le siège du gouvernement, le tribunal, etc. Ces barricades ont été dressées spontanément par les habitants des colonies pour se protéger des opérations commandos des escadrons de la mort (des policiers municipaux en civil qui tiraient sur les gens, la nuit, à partir de camionnettes). Ces opérations d’assassinat, commanditées par le gouverneur déchu, à partir de commandos et de francs-tireurs continuent à faire des blessés et des morts à proximité des barricades ou dans des rues isolées. Des commissions ont été créées par l’assemblée pour le fonctionnement minimal de la ville, j’en cite quelques-unes de mémoire : commission de la santé, de l’hygiène, des finances, de la logistique, de la presse, de la cuisine et de l’approvisionnement (pour les campements et pour ceux qui viennent de l’extérieur), commissions des brigades mobiles et de la surveillance, de la sécurité.

La commission de sécurité a été constituée sur le modèle des topiles, ou plus précisément de la police communautaire telle qu’elle existe dans le Guerrero ou au Chiapas parmi les zapatistes, ils ont été désignés, ou plutôt acceptés (ce sont pour la plupart des volontaires) par l’assemblée. Les délinquants sont remis à l’APPO, qui, en général, après leur avoir expliqué la situation, les condamnent à un travail d’intérêt collectif comme balayer les rues, actuellement la situation se durcit et les voleurs sont souvent frappés quand ils sont pris par les commerçants. Quand il s’agit d’un assassin, d’un paramilitaire ou d’un franc-tireur, l’assemblée le remet à la justice fédérale, la PGR (Procuraduría General de la República) par l’intermédiaire du syndicat des enseignants.

Les revendications des enseignants et la destitution par l’État fédéral d’Ulises Ruiz restent au premier plan des négociations. Les enseignants ont obtenu satisfaction sur l’ensemble de leurs demandes, reste la destitution du gouverneur ou la reconnaissance de la disparition des pouvoirs dans l’État d’Oaxaca, qui est la revendication principale de l’Assemblée populaire. C’est là qu’apparaît la fracture entre les dirigeants syndicaux qui ont obtenu satisfaction sur tous les points et l’Assemblée, qui comprend aussi les instits de base, qui ne veut plus d’Ulises Ruiz. C’est la partie qui se joue actuellement. Les dirigeants syndicaux ont l’appui de l’opposition dite de gauche et représentée par le premier parti de l’État, le PRD, et avec lui une grande partie de la société civile. L’APPO se trouve face à une union sacrée de l’ensemble des forces politiques capitalistes. Derrière ces objectifs du premier plan se sont dessinés d’autres objectifs plus généraux et plus pratiques à travers une réflexion sur un nouveau pacte social, à laquelle a été conviée la société d’Oaxaca (par l’assemblée). Ce travail de réflexion et de proposition a commencé le 10 octobre et se prolongera par le moyen de tables de discussion et de dialogue, d’assemblées générales et de retour aux tables de discussion, jusqu’au congrès constituant de l’APPO. Environ 1 500 personnes de tous horizons (dont les délégués des communes indiennes) participent à ce travail de réflexion sur un nouveau contrat social. Les tables sont les suivantes :

1. Nouvelle démocratie et gouvernabilité à Oaxaca ;
2. Économie sociale et solidaire ;
3. Vers une nouvelle éducation à Oaxaca ;
4. Harmonie, justice et équité sociale ;
5. Patrimoine historique, culturel et naturel d’Oaxaca ;
6. Moyens de communication au service des peuples.

La solidarité envers ce mouvement insurrectionnel s’exprime sur plusieurs plans, il y a d’abord une solidarité proche et quotidienne, des familles des quartiers qui, à 2 heures ou à 3 heures du matin, vont apporter du café chaud à ceux qui se trouvent derrière les barricades, qui apportent des provisions aux campements, des communes (souvent très pauvres) qui font parvenir de l’argent à l’assemblée. La marche sur Mexico a donné l’occasion à cette solidarité populaire de s’exercer avec toute la générosité dont elle est capable ; le campement qui se trouve actuellement dans la capitale reçoit de l’aide, alimentaire ou autre, de la part de la population. Il y a ensuite une solidarité plus militante du fait de certaines organisations syndicales, politiques et sociales qui s’est exprimée au cours du forum national et international qui eut lieu à Oaxaca le 14 octobre au cours duquel diverses propositions de soutiens ont été avancées : mobilisation nationale et internationale un jour déterminé (à préciser), bloquer la circulation en divers points de la capitale du Mexique, création d’une alliance nationale unitaire, manifestation devant la télévision pour exiger un droit de réponse, campements dans tous les États de la république pour exiger la libération des prisonniers politiques et de conscience... En fait, la solidarité s’est surtout manifestée par l’intermédiaire de petits comités (étudiants, libertaires, radios libres, associations civiles, groupes d’extrême gauche, l’Autre Campagne zapatiste) qui se sont constitués à cette fin et qui offrent un appui logistique (au cours de la marche et dans la capitale) et de communication, informer sur ce qui se passe à Oaxaca (face à la désinformation et la calomnie). Il faut savoir qu’au Mexique les principaux syndicats ouvriers et paysans sont aux mains du pouvoir par le biais du Parti révolutionnaire institutionnel, qui a contrôlé le mouvement ouvrier, et plus tard paysan, à partir de 1920. Ce n’est qu’exceptionnellement que certaines sections syndicales ont pu s’émanciper de la tutelle de l’État, comme ce fut le cas de la section 22 du syndicat de l’éducation nationale, le syndicat reste dans son ensemble entre les mains de dirigeants charros, c’est-à-dire des dirigeants qui sont dans le cercle du pouvoir. Dans ce domaine d’une solidarité effective c’est encore le monde indigène, et paysan (70 % de la population d’Oaxaca est indienne) qui l’apporte par sa détermination à mettre fin à la domination des caciques, ceux qui, avec l’appui de tout l’appareil de l’État, cherchent à s’emparer à leur seul profit des biens collectifs.

Je ne pense pas avoir répondu à toutes les questions que vous vous posez et surtout y avoir répondu avec la clarté et la précision nécessaires à une bonne compréhension de la réalité. J’ajouterai qu’à mon sens le mouvement insurrectionnel d’Oaxaca est essentiellement empirique et pragmatique, les idéologies sont à sa traîne et elles ne cherchent même pas à le contrôler. Il risque d’être marginalisé par la société civile, cette part indéfinissable, mais importante, de la société attachée aux droits de l’homme contre le droit des peuples et des communautés villageoises (ou de quartiers). C’est un mouvement désarmé face à l’infanterie de la marine mexicaine à laquelle s’ajoutent des bataillons de l’armée de terre et les forces de la Police préventive fédérale. Sa marge de manœuvre dans ces conditions est très étroite. L’État attend sa marginalisation dans la société pour intervenir au nom du rétablissement de l’État de droit. À la suite de cette intervention, les leaders dans les communes isolées, qui n’auront pas été emprisonnés sous divers prétextes, seront assassinés par des groupes de choc paramilitaires. D’un autre côté, la société mexicaine n’est pas disposée (du moins, il me semble) à accepter un retour aux bonnes vieilles traditions de la violence étatique, qui avait caractérisé les temps, désormais révolus, du parti unique, dans ces conditions, il appartient à l’assemblée populaire de surmonter les tentatives de division, de trahison et d’isolement instruites par l’État et ses partisans. Le prochain congrès, le 10 novembre, pour la mise en place d’une assemblée constituante sera déterminant pour l’avenir de ce mouvement social.

Oaxaca le 18 octobre 2006,
Georges Lapierre

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