Il n’est sans doute pas faux de dire que le Covid-19 est une maladie du Capitalocène et qu’il nous fait entrer de plain-pied dans le XXIe siècle. Pour la première fois sans doute, il nous fait éprouver de façon tangible la véritable ampleur des catastrophes globales des temps à venir [1].
Mais encore faut-il tenter de comprendre plus précisément ce qu’il nous arrive, en ce qui concerne tant l’épidémie provoquée par le SARS-CoV-2 que les politiques sanitaires adoptées pour l’endiguer, au prix d’une stupéfiante paralysie de l’économie ; car on ne peut, sans ces préalables, espérer identifier les opportunités qui pourraient s’ouvrir dans ces circonstances largement inédites. La démarche n’a cependant rien d’assurée. Pris dans le tourbillon d’informations chaque jour plus surprenantes ou déconcertantes que suscite l’événement, on titube. On n’en croit parfois ni ses yeux ni ses oreilles, ni nul autre de ses sens. Mieux vaut admettre que bien des certitudes vacillent. Bien des hypothèses aussi. Mais il faut bien commencer à tenter quelque chose, provisoirement et partiellement, en attendant que des élaborations collectives mieux assurées ne prennent le relais.
Maladie du Capitalocène et capitalisme comme maladie
Dans quelle mesure peut-on lier l’actuelle pandémie à la dynamique du capitalisme ? La question est et sera au cœur des luttes politiques ouvertes par la crise du coronavirus. On comprend aisément que les forces systémiques feront tout pour naturaliser la pandémie et en imposer une compréhension profondément a-historique. C’est l’exercice auquel s’est livré, en se parant paradoxalement de l’autorité de l’historien, l’auteur du best-seller mondial Sapiens, Yuval Noah Harari [2]. On peut voir dans sa tribune la quintessence de l’idéologie qui sied aux élites du monde de l’Économie et qu’elles s’efforcent de diffuser dans le contexte de la crise actuelle. Pour Yuval Harari, l’existence de pandémies anciennes suffit à montrer qu’on incrimine à tort la globalisation, en voulant la rendre responsable de l’épidémie de Covid-19. Par conséquent, il serait tout à fait erroné, une fois le pic sanitaire passé, de prendre des mesures qui iraient à l’encontre des dynamiques globalisatrices ; au contraire, il faut se réjouir des avancées triomphales de la science, qui renforce en permanence les barrières entre le monde des hommes et celui des virus, et il faut faire confiance aux spécialistes de la santé et aux autorités politiques pour protéger efficacement les populations et assurer, dans la coopération et la confiance mutuelle, la bonne marche de l’ordre mondial. On est frappé notamment, dans ce stupéfiant morceau de bravoure idéologique, par le lien établi entre naturalisation de l’épidémie et légitimation du monde de l’Économie. C’est dire combien une contre-lecture, proprement historique, apparaît nécessaire.
Il va de soi que les pandémies n’ont pas attendu le capitalisme pour exister et faire des ravages parfois bien pires que ceux du Covid-19. Mais il faut beaucoup d’ignorance ou de mauvaise foi pour en conclure, sur la base de cette évidence, qu’elles constituent de simples phénomènes « naturels », auxquels l’humanité aurait été confrontée de tout temps de la même manière et pour les mêmes raisons. Les pandémies sont des phénomènes qui transgressent la dissociation moderne entre nature et société, et qui dépendent en grande partie des interactions entre milieux naturels et modes d’organisation des collectifs humains. Ainsi, l’essor des principales maladies infectieuses dont a souffert l’espèce humaine est étroitement lié à l’une des plus grandes mutations de l’histoire : le passage à des sociétés agraires et en partie sédentaires [3]. Ce que l’on peut continuer à appeler — malgré la lenteur non linéaire du processus et eu égard à la profondeur du bouleversement — la « révolution néolithique » a créé les conditions d’une promiscuité tout à fait nouvelle entre humains, animaux domestiques et commensaux attirés par les stocks de denrées (rongeurs, etc.). C’est ce qui a favorisé la transmission à l’homme d’agents pathogènes jusque-là propres à diverses espèces animales, provoquant ainsi l’émergence des grandes maladies infectieuses qui ont depuis affecté l’humanité : choléra, variole, oreillons, rougeole, grippe, varicelle, etc. C’est donc un basculement majeur de l’histoire humaine — le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés agraires (même s’il convient d’éviter une analyse trop simple et évolutionniste de cette dualité) — qui est la cause directe d’un essor massif des maladies infectieuses, à caractère endémique ou épidémique. Et il n’est pas interdit d’établir un parallèle entre ce moment, propre au basculement néolithique, et celui que nous vivons aujourd’hui, en lien avec l’accumulation exponentielle des effets mortifères du capitalisme-devenu-Monde.
Certes, entre ces deux moments-clés, d’autres pandémies se sont développées, sans qu’il paraisse possible de les relier aussi nettement à des modifications qualitatives du rapport entre organisation sociale et milieux naturels. Ainsi en va-t-il de la peste bubonique (Yersinia pestis) qui sévit dans l’ensemble méditerranéen et eurasiatique depuis les VIe-VIIIe siècles jusqu’au XVIIIe siècle, avec son épisode le plus dramatique, la Peste noire qui, à partir de 1348, décime entre un quart et la moitié de la population, selon les villes et les régions européennes. On a montré récemment que la diffusion de la Peste noire, transmise à l’homme par la puce du rat, pouvait être liée à un changement climatique — évidemment non anthropique [4]. C’est la fin du maximum climatique médiéval (XIe-XIIIe siècles) qui, en provoquant des perturbations de l’équilibre antérieur et notamment un accroissement d’humidité, aurait entraîné une multiplication des rongeurs et un surcroît d’activité de leurs parasites, conduisant à un saut d’espèce vers l’homme. Celui-ci se serait produit dans la région du plateau de Qinghai, près du Tibet, probablement dans les années 1270. Puis, les caravanes de marchands ont emporté l’agent pathogène vers les régions du Kirghizstan, où il est attesté en 1338. Il a ensuite gagné les abords de la mer Noire, en 1346, d’où les navires commerçant entre les parties orientale et occidentale de la Méditerranée l’ont apporté à Messine et Gênes. De là, il s’est répandu très rapidement dans toute l’Europe. Au-delà des similitudes superficielles avec le Covid-19 (l’origine chinoise du foyer initial de la zoonose et sa transmission vers l’Europe en suivant les routes des échanges), on doit surtout souligner d’importantes différences, à commencer par la très grande lenteur de la diffusion de l’épidémie (soixante-dix ans pour franchir les 2 000 kilomètres séparant le Qinghai et le Kirghizstan et quatre-vingts ans au total pour rejoindre la Chine et l’Europe, là où le SARS-CoV-2 n’a eu besoin que de quelques semaines). Cela donne une idée de la différence d’échelle entre la globalisation actuelle et ce que l’on qualifie parfois, et sans assez de précautions, de premières mondialisations (à partir du XIIIe siècle, puis plus nettement du XVIe siècle). Par ailleurs, l’épidémie de peste du XIVe siècle est restée limitée à l’Europe, au Moyen-Orient et au pourtour méditerranéen, ce qui n’est en rien comparable à la pandémie véritablement planétaire du Covid-19. Notons cependant que, même si le changement climatique qui semble être à l’origine de l’expansion de Yersinia pestis ne doit rien à l’action humaine, il n’en est pas moins significatif de constater que c’est une modification des équilibres du vivant qui a favorisé le saut d’espèce de l’agent pathogène.
Un autre moment majeur d’expansion épidémique est associé à la conquête européenne du continent américain. On le sait : celui-ci étant resté isolé du bloc afro-eurasiatique depuis la fin des grandes glaciations, les populations amérindiennes n’ont pas eu la même histoire infectieuse que les autres groupes humains et se sont retrouvées dépourvues de défenses immunitaires face aux pathogènes apportés par les Européens, notamment le virus de la variole (tandis qu’en retour ces derniers contractaient une maladie jusque-là inconnue d’eux, la syphilis). Ce choc microbien a contribué à une mortalité dramatique, qui a décimé environ 90 pour cent de la population amérindienne des régions colonisées (pour la seule région mésoaméricaine, soit la moitié sud du Mexique et une partie de l’Amérique centrale, les historiens estiment que la population indienne est passée en moins d’un siècle de vingt à un million d’habitants). Ce moment d’accélération dans la diffusion planétaire des pandémies est clairement associé à un phénomène historique majeur, qui a largement façonné le devenir du monde au cours des cinq derniers siècles : la colonisation européenne qui, de proche en proche et sauf rares exceptions, a étendu à l’ensemble de la planète la domination occidentale. D’autres épisodes importants dans la diffusion des grandes épidémies vers l’Afrique peuvent être associés à ce même contexte colonial.
Enfin, on doit signaler la récurrence des épidémies de grippe, dont la plus meurtrière a été la grippe dite « espagnole » en 1918-1920 : ayant son origine probable aux États-Unis, sans doute dans le Kansas, elle fut apportée en Europe par les troupes nord-américaines, et de là, principalement par bateau, vers les régions colonisées ou dominées par les Européens, en Afrique, en Asie et en Océanie. Outre les États-Unis et l’Europe occidentale, l’Inde et la Chine ont payé le plus lourd tribut à cette épidémie, cette fois proprement mondiale (à l’image de la première des guerres mondiales et d’une domination européenne qui l’était devenue aussi). On estime qu’elle pourrait avoir coûté la vie à cinquante millions de personnes. D’autres épidémies de grippe ont frappé dans la seconde moitié du XXe siècle, marquant la récurrence d’un virus connu depuis longtemps mais mutant fréquemment en formes plus sévères. C’est le cas de la grippe asiatique, en 1956-1957, qui tue entre un et quatre millions de personnes dans le monde, puis de la grippe de Hongkong, en 1968-1970, qui fait un million de victimes, dont 32 000 en France. Il est à noter que ces deux épidémies, très proches de nous dans le temps, n’ont pas donné lieu à des mesures sévères de contention et n’ont pas fait l’objet d’une grande attention dans les médias [5].
Puis, survient une nouvelle rupture. À partir des années 1980 et plus encore depuis le début du XXIe siècle, on constate un emballement du rythme des nouvelles zoonoses : VIH, grippe aviaire H5N1, qui refait surface périodiquement depuis 1997 et notamment en 2006, SARS en 2003, grippe porcine en 2009, MERS en 2012, Ebola en 2014, jusqu’au Covid-19 (la liste n’est pas exhaustive). Cette fois, les causalités anthropiques jouent un rôle décisif. Un premier facteur tient à l’essor, amorcé dans les années 1960, de l’élevage industriel, en particulier en ce qui concerne le porc et le poulet, les deux chairs les plus consommées à l’échelle mondiale (au point que les os de poulets sont, avec le plastique et les radiations nucléaires, l’un des trois marqueurs géologiques les plus sûrs de l’Anthropocène). Ses formes concentrationnaires abjectes, insérées dans des logiques d’économies d’échelle et d’intégration aux marchés globaux, de monoculture, de recours massif aux intrants chimiques, d’artificialisation et d’endettement, ont aussi des conséquences sanitaires désastreuses et favorisent les sauts d’espèce des infections virales [6]. Le second facteur, c’est l’expansion de l’urbanisation et notamment l’essor des grandes métropoles. Combinée à d’autres causes de déforestation et d’artificialisation des milieux naturels, elle conduit les chasseurs en quête d’animaux sauvages à s’aventurer dans des zones jusque-là largement préservées de l’intervention humaine ; mais surtout, en réduisant les habitats des animaux sauvages, elle les contraint à se rapprocher des zones occupées par les humains. Il en résulte une multiplication des sauts d’espèce. C’est le cas du VIH, virus provenant de singes se déplaçant en raison de la déforestation, et c’est aussi le cas d’Ebola, virus provenant de chauves-souris chassées des forêts d’Afrique occidentale et centrale. Ce sont donc bien des transformations induites par l’expansion démesurée de l’économie mondiale, avec ses logiques de marchandisation et son absence manifeste d’attention aux équilibres du vivant, qui favorisent la multiplication actuelle des zoonoses.
Qu’en est-il dans le cas du SARS-CoV-2 ? Il est trop tôt pour le dire, car on ne dispose d’aucune certitude en ce qui concerne la chaîne initiale de transmission du virus. La thèse généralement admise met en cause le marché de Wuhan, le rôle de la chauve-souris (d’autant plus vraisemblable que cette espèce est un formidable réservoir viral) et peut-être d’autres animaux sauvages qui y étaient vendus. Mais ces données ne sont peut-être pas aussi assurées qu’il y paraît [7]. Le marché de Wuhan pourrait avoir été le lieu à partir duquel l’épidémie s’est propagée, mais pas forcément son premier point d’apparition. Au vu des enjeux politiques et géopolitiques de la question, et compte tenu du verrouillage de l’information par les autorités chinoises, il se pourrait qu’on ne dispose jamais de données fiables à ce sujet [8]. On peut simplement suggérer que, dans ce cas, il n’y a pas nécessairement de lien entre la diffusion du SARS-CoV-2 et l’essor de l’élevage industriel (sauf si le virus est passé par l’intermédiaire des immenses fermes porcines que compte le Hubei [9]). Il n’est pas sûr non plus qu’un lien avec l’expansion urbaine puisse être établi (encore que Wuhan est une métropole de douze millions d’habitants). En revanche, un troisième facteur est ici décisif : c’est l’intensification des flux mondiaux associés à la production des biens et à la circulation des personnes. À l’évidence, le coronavirus ne se serait pas diffusé comme il l’a fait si Wuhan n’était devenue l’une des capitales mondiales de l’industrie automobile. La causalité est en fait double : elle tient à l’essor de la Chine, devenue deuxième puissance économique mondiale (16 pour cent du PIB mondial, contre seulement 4 pour cent en 2003), mais aussi à l’expansion démesurée du trafic aérien (le nombre de passagers a doublé en quinze ans). De fait, la diffusion du coronavirus correspond très exactement à la carte de densité du trafic aérien mondial : il s’est répandu en quelques semaines de la Chine et des principales puissances voisines vers l’Europe et l’Amérique du Nord, tandis que l’Amérique latine venait un peu plus tard et que l’Afrique restait longtemps en retrait. Ce sont bien les zones les plus interconnectées et les plus « centrales » du capitalisme globalisé qui ont été d’abord touchées. On n’avait jamais vu une épidémie qui se répande aussi amplement et aussi rapidement à l’échelle du globe (même la grippe de Hongkong avait mis presque un an pour arriver de Chine en Europe).
Dans ce contexte d’explosion des zoonoses, le scénario d’une pandémie dramatique à l’échelle planétaire était depuis longtemps redouté et étudié [10]. La Chine et ses voisins s’y préparaient activement depuis 2003. Les États-Unis s’étaient dotés (du moins jusqu’à ce que Donald Trump y mette fin en 2019) du programme Predict pour surveiller les virus animaux susceptibles d’être affectés par l’extension des activités humaines et, par là, d’opérer un saut d’espèce. Et, quelques mois avant l’émergence du SARS-CoV-2, en octobre 2019, l’Université Johns Hopkins de Baltimore coorganisait avec la Fondation Gates et le Forum économique mondial un symposium dénommé The Event 201 scenario, dont l’objet était de simuler une pandémie mondiale provoquée par un coronavirus, afin d’en tirer des recommandations à l’intention des gouvernements de la planète [11]. Dans le scénario retenu, le virus, issu de la chauve-souris et passé à l’homme dans des fermes porcines du Brésil, provoquait en un an et demi 65 millions de morts. Le SARS-CoV-2 est assurément venu tenir une partition qui était en quelque sort écrite par avance (ce qui a alimenté les lectures complotistes qui ont parfois été faites de la rencontre d’octobre 2019). On doit toutefois relever que son taux de mortalité modéré, de l’ordre de un pour cent, a permis d’entretenir, pendant plusieurs semaines, des doutes sur la gravité de l’épidémie, alimentées par exemple par des comparaisons malheureuses avec la grippe saisonnière, volontiers brandies par les tenants du business as usual. Aujourd’hui, la gravité des formes sévères de la maladie et l’engorgement des services d’urgence qu’elle provoque ont imposé une tout autre évaluation. Et la trajectoire actuelle de la pandémie laisse présager de l’ordre de grandeur de la mortalité qu’elle aura provoquée d’ici quelques mois (de l’ordre de 500 000 ou un million de morts, voire plus en fonction de l’ampleur que la pandémie pourrait prendre dans les pays les plus vulnérables, et notamment en Afrique). Quant à la mortalité atteinte en l’absence de toute mesure sérieuse de contention, on peut estimer, sur la base des projections réalisées pour la Grande-Bretagne et les États-Unis [12], qu’elle se serait comptée en dizaines de millions de morts à l’échelle mondiale.
Reste que si la comparaison du Covid-19 avec la mortalité de la grippe saisonnière est peu pertinente, la mise en relation avec d’autres causes de mortalité n’est pas injustifiée. Ainsi, des voix ancrées au Sud ont volontiers fait remarquer qu’une maladie comme le paludisme touche 200 millions de personnes et fait environ 400 000 victimes chaque année, sans provoquer beaucoup d’émoi. Par ailleurs, on peut faire valoir qu’il existe bien d’autres causes de mortalité provoquées par le productivisme capitaliste qui sont loin de susciter une mobilisation aussi générale que l’actuelle pandémie. On pense à l’effondrement de la biodiversité (combien d’espèces disparues ou décimées ?) ou encore à l’holocauste d’un milliard d’animaux dans les méga-incendies australiens, en 2019. Et même en s’en tenant à la mortalité humaine, la liste est longue et douloureuse : multiplication des cancers liés à l’usage des pesticides ou d’autres substances toxiques ; troubles causés par les perturbateurs endocriniens ; le syndrome métabolique (surpoids, diabète et hypertension) associé à l’alimentation industrialisée et au mode de vie moderne, et affectant désormais un tiers de l’humanité (c’est d’ailleurs la principale comorbidité intervenant dans le décès d’un nombre considérable de malades atteints du Covid-19) ; résistance bactérienne liée à la surconsommation d’antibiotiques (dont on estime qu’elle provoque 30 000 morts chaque année en Europe) ; ou encore les morts prématurées associées à la pollution atmosphérique (9 millions par an, pour les seules particules fines), etc. Concernant ce dernier point, on a fait remarquer à juste titre que la crise du coronavirus avait aussi des effets positifs, dont le plus visible est la diminution de la pollution industrielle et urbaine [13]. On a pu estimer que, dans les premiers mois de 2020, elle avait permis d’éviter pas moins de 53 000 décès en Chine [14], ce qui compense largement la mortalité attribuée au Covid-19 (du moins selon les chiffres officiels, très probablement sous-estimées). Certes, les deux types de données ne sont pas directement comparables : les particules fines ne sont pas la cause unique et directement constatable des décès et la surmortalité qu’on leur attribue relève d’un calcul statistique, ce qui est bien différent des malades du Covid-19, qui saturent très visiblement les services d’urgence. Reste qu’il est légitime de faire apparaître qu’en contraste avec le caractère brutal et spectaculaire de la pandémie provoquée par le SARS-CoV-2, d’autres causes de mortalité ne reçoivent pas toute l’attention qu’elles exigent, parce qu’elles sont plus continues et moins visibles. Ainsi, il faut aussi insister tout particulièrement sur la résistance bactérienne, qui ne fera que s’accentuer au fil des prochaines décennies. Il ne manque pas de raisons pour considérer qu’il s’agit là de l’une des sources potentielles de mortalité les plus dramatiques du prochain siècle. À côté des virus, il ne faut pas oublier les bactéries parmi les acteurs non humains de premier plan des temps à venir.
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Au total, on peut reconnaître que les infections virales sont des phénomènes « naturels » au sens où les virus ont leurs propres comportements et inclinations ; mais le devenir de certains d’entre eux est largement orienté par les transformations des milieux qu’induisent les activités humaines. Deux moments de l’histoire humaine sont marqués par une multiplication significative des sauts d’espèce et par l’expansion des pandémies qui en résulte — d’abord avec l’essor des sociétés fondées sur les activités agricoles, au début du néolithique, puis avec la généralisation et l’intensification du productivisme capitaliste et la brutale désorganisation du vivant qui en découle. Si l’histoire des épidémies invite à rapprocher ces deux moments de rupture historique, il est clair que le second, partie prenante de l’Anthropocène-Capitalocène, se caractérise par une intervention humaine dont l’échelle perturbatrice est incomparablement supérieure.
Trois caractères associés peuvent être considérés comme inédits et directement liés aux conditions systémiques du Capitalocène : le rythme accéléré d’apparition de nouvelles zoonoses (presque une tous les deux ans, désormais), ce qui veut dire que les barrières d’espèces sont de plus en plus ténues ; le fait qu’un bon nombre de ces zoonoses impliquent des espèces sauvages, ce qui était rarement le cas dans le passé (et ce qui signale les effets d’une destruction sans limite des milieux naturels autrefois préservés) ; enfin, la diffusion généralisée et extrêmement rapide de la pandémie, ce qui fait du Covid-19 la première pandémie véritablement globale du monde globalisé. Cela conduit aussi à affirmer que, quelle que soit la mortalité plus ou moins élevée qu’il aura in fine provoquée, le Covid-19 ne sera pas la dernière des grandes pandémies du XXIe siècle, ni sans doute la plus ravageuse.
Le Covid-19 est une maladie grave et il serait déplacé d’en minimiser le caractère mortifère. Mais il est cependant légitime de considérer que cette mortalité n’est qu’un aspect d’une puissance de destruction plus ample encore : celle d’un capitalisme pathogène, à la fois écocide et humanicide. Aucune civilisation n’avait jusque-là produit autant de facteurs de multiplication et de généralisation de maladies graves, en même temps que de destruction des milieux vivants. Moyennant ces précisions, on peut bien affirmer que le SARS-CoV-2 est, avec de nombreuses autres causes de mortalité et de destruction, une maladie du Capitalocène. Et si l’on peut dire que le XXIe siècle commence en 2020, c’est parce que le Covid-19 nous fait éprouver, pour la première fois à une échelle aussi globale et avec une brutalité aussi soudaine, ce que seront les catastrophes propres à une époque marquée par la venue à échéance des lourdes factures du Capitalocène. Enfin, dire que le SARS-CoV-2 est une maladie du Capitalocène, c’est aussi, sans minimiser sa dangerosité spécifique, pointer un agent pathogène bien plus meurtrier encore et dont il dépend des humains que nous sommes de débarrasser la planète : le capitalisme lui-même.
Pandémie, stratégies étatiques et impératifs économiques
Plutôt que de décrire à nouveau en détail l’enchaînement de la crise sanitaire et de la crise financière et économique, on se concentrera sur les mesures prises par les différents États et les analyses qu’on peut en proposer. Le confinement généralisé qui s’est imposé à l’échelle planétaire et qui bouleverse massivement nos existences sera donc au centre de l’attention. Les contributions à ce sujet abondent et, sans y revenir en détail, il faut du moins insister sur le caractère hautement inégalitaire du confinement. L’épidémie joue comme révélateur et comme accentuation des inégalités déjà existantes ; et l’inégalité est double, face à la maladie et face aux conditions de confinement. Bien des dualités ont été amplement décrites et dénoncées [15] : entre les catégories professionnelles plus privilégiées qu’on voue au télétravail et celles et ceux qui, au contraire, sont contraints de travailler dans les lieux habituels, dans des conditions d’insuffisante protection et pour des salaires qui sont souvent les plus bas ; entre les confinés partis au vert dans leurs résidences secondaires et les confinés minéralisés des villes ; entre les confinés disposant d’appartements confortables et de moyens importants et les millions de mal-logés, souffrant d’une promiscuité plus difficile à vivre encore que d’ordinaire et peu propice aux mesures de prévention, sans parler de la situation des sans-logis, des prisonniers, des personnes mises en centre de rétention ou des femmes et enfants confrontés à la violence domestique. Les inégalités raciales recoupent et renforcent bien souvent les clivages sociaux, comme l’indique par exemple la flagrante surreprésentation des afro-descendants parmi les victimes du Covid-19 aux États-Unis (70 pour cent des décès dans de nombreux États où ils ne représentent qu’un tiers de la population). La surexposition des femmes à la maladie a aussi été soulignée, même si les formes graves et la mortalité touchent, au final, davantage les hommes (avec des ratios par sexe très variables selon les pays). Les inégalités sont plus fortes encore à l’échelle internationale : de nombreux pays du Sud ont des systèmes de santé fragiles, sinon totalement déficients ; les quartiers insalubres y pullulent ; l’importance du secteur informel et la faiblesse des aides publiques laissent une partie considérable de la population sans aucunes ressources dès lors que le confinement se généralise. Il est à craindre qu’une ample diffusion de la maladie dans ces pays, notamment en Afrique, tourne à l’hécatombe bien plus encore qu’ailleurs.
Il faut relever que, dans ces régions, le Covid-19 est souvent perçu comme une « maladie de riches ». C’est ainsi que l’a qualifié Miguel Barbosa, gouverneur de l’État de Puebla, au Mexique (ajoutant, dans une veine proche du messianisme lopezobradoriste, « à nous les pauvres, la maladie ne nous fera rien, car nous sommes immunisés » [16]). De façon plus justifiée, de nombreuses voix du Sud ont pu critiquer une surmédiatisation du coronavirus, en lien avec sa diffusion initiale au Nord et par différence avec les maladies plus habituelles au Sud, qui n’intéressent personne. En Afrique, le Covid-19 est aussi apparu comme une maladie des élites, car ce sont bel et bien les membres de celles-ci, habitués aux voyages en avion et intégrés à la jet-set transnationalisée, qui ont été les premiers touchés (dans certains pays, on ne compte plus le nombre de ministres, hauts fonctionnaires et généraux atteints [17]). Cela contraste fortement avec Ebola, une maladie venant des zones rurales des pays concernés, et touchant d’abord les plus pauvres. On doit donc souligner une contrepartie au constat, par ailleurs irréfutable, d’une accentuation des inégalités sociales face au Covid-19, car il faut aussi relever que cette pandémie frappe d’abord à la tête. En cela, elle est bien une maladie de la globalisation : elle a d’abord atteint les régions les plus intégrées à la globalisation et a d’emblée affecté fortement les élites dirigeantes. Le cas de Boris Johnson est emblématique, mais il faut rappeler que bien d’autres chefs d’État ou de gouvernement, à commencer par Angela Merkel et Donald Trump, ont été en contact avec des porteurs du virus et auraient fort bien pu contracter la maladie ; enfin, le nombre de ministres atteints, en France comme dans d’autres pays, est loin d’être anecdotique. C’est un trait qu’il faut prendre en compte, même si, à mesure que la pandémie se généralise, sa diffusion et ses effets se font de plus en plus conformes aux hiérarchies sociales en vigueur (ainsi, l’un des premiers décès provoqués par le Covid-19 au Brésil est celui d’une employée domestique obligée de continuer à travailler auprès de sa patronne, revenue contaminée d’un voyage touristique en Italie [18]).
Venons-en à l’analyse des mesures prises par les gouvernements des différents États, face à la progression de la pandémie. Faut-il y voir un pas supplémentaire dans la mise en œuvre de l’état d’exception, une apothéose du contrôle biopolitique des populations, la simple perpétuation des liturgies de la religion économique, ou tout cela ensemble [19] ? Il pourrait être utile de commencer par une description plus précise et une sommaire cartographie des réactions étatiques. Disons d’abord que les stratégies sanitaires face à une épidémie virale à développement rapide, pour laquelle il n’existe ni traitement assuré ni vaccin, sont essentiellement au nombre de trois (avec, bien sûr, de multiples variantes) : laisser l’épidémie se propager en attendant que prévale l’immunité de groupe, comme cela avait été fait face à la grippe de Hongkong, en 1968-1970 ; opter pour un endiguement strict (avec confinement général et arrêt de la plupart des occasions de rassemblement et des activités économiques), afin de bloquer le plus rapidement possible la vague épidémique et la faire passer sous la ligne des capacités du système hospitalier, ce qui laisse cependant entier le problème des possibles deuxième et troisième vagues ; l’atténuation qui consiste à prendre des mesures plus souples centrées sur la prévention sanitaire, la restriction partielle des activités et l’isolement des malades afin d’atténuer la première vague, avec cependant une circulation plus large du virus, mieux apte à préparer les vagues suivantes [20]. Plus concrètement, les politiques adoptées se laissent répartir entre trois pôles principaux :
a) Le confinement hyper-autoritaire a sans aucun doute la Chine comme paradigme. On sait la brutalité du confinement imposé du jour au lendemain, à partir du 22 janvier, à Wuhan et à la région du Hubei (60 millions d’habitants), puis à d’autres villes et régions, avec un effet paralysant massif sur le fonctionnement de l’usine du monde. Les modalités du confinement ont été des plus strictes, excluant quasiment tout motif de sortie, y compris pour faire ses courses, des brigades du Parti étant chargées d’apporter à chaque famille l’approvisionnement nécessaire. La rigueur du contrôle et de la répression a été sans commune mesure avec ce que l’on peut connaître en Europe, toute personne diffusant des messages mettant en doute la bonne gestion gouvernementale (par exemple, des vidéos montrant une situation désastreuse dans les hôpitaux) étant immédiatement arrêtée et risquant de disparaître. Aujourd’hui, au moment où, après deux mois et demi d’enfermement, les habitants de Wuhan commencent à sortir de chez eux, la Chine déploie toutes les ressources de sa propagande pour apparaître, aux yeux de sa population et du monde entier, comme un modèle d’efficacité face à l’épidémie. Pourtant, au-delà des polémiques sur le nombre de morts (on parle de 40 000 ou 80 000, au lieu des 3 000 reconnus officiellement), elle aura du mal à faire oublier les ratés de sa gestion initiale de la maladie. On connaît le cas du docteur Li, lanceur d’alerte du nouveau coronavirus, mis en prison par les autorités du Hubei et devenu un héros populaire après sa mort. Mais l’échec est bien plus profond. Après l’épisode du SARS de 2003, la Chine avait mis en place un imposant dispositif de détection précoce des risques infectieux : le Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, employant deux mille personnes, avait pour mission de repérer le plus tôt possible toute maladie émergente, afin d’en bloquer la propagation. Mais les autorités du Hubei ont empêché tous les signaux d’alerte de remonter vers Pékin [21] et, alors même que, dès la mi-décembre, la multiplication des cas devenait rapide, le directeur du centre national n’en a eu connaissance, de manière indirecte, que le 30 décembre. Et la tendance à minimiser l’épidémie a encore prévalu jusqu’au 22 janvier, jour de l’annonce du confinement du Hubei. Ainsi, quatre jours plus tôt, un immense banquet de 40 000 personnes, organisé pour le nouvel an lunaire et tout à la gloire de Xi Jinping, avait été maintenu à Wuhan [22]. On estime aussi que plusieurs millions de personnes ont quitté la région entre l’annonce du confinement et sa mise en place effective, avec les conséquences que l’on imagine pour l’expansion de l’épidémie. Ainsi, le fonctionnement déficient des rouages locaux de l’État chinois [23] et la corruption généralisée qui l’affecte, tout autant que la volonté de maintenir à tout prix la vie du Parti, ont causé une diffusion de l’épidémie qui aurait pu être réduite de 95 pour cent si trois précieuses semaines n’avaient pas été perdues. Au moment de juger de l’efficacité de la gestion autoritaire de la crise par la Chine, il ne faut donc pas oublier ce désastre initial qui a rendu inopérant un système de détection qui aurait dû éviter le déclenchement d’une vaste épidémie. On peut même se demander si la vigueur, voire la brutalité de la réponse de l’État n’est pas directement proportionnelle aux erreurs qu’il lui faut tenter de cacher ou de minimiser. Au demeurant, cette hypothèse pourrait peut-être s’appliquer aussi à d’autres pays.
b) Les dragons asiatiques, en particulier Hongkong et la Corée du Sud, semblent être parvenus à mettre en œuvre des mesures de contention précoce et d’atténuation, qui ont permis, du moins dans un premier temps, de contrôler l’épidémie sans bloquer radicalement l’économie. Mais il existe un ensemble de conditions bien particulières qui rendaient cette réponse possible : des caractéristiques géographiques spécifiques, avec des territoires de faible extension et en situation d’insularité ou de quasi-insularité ; une préparation rigoureuse, notamment du fait de l’expérience du SARS de 2003, ce qui a permis d’agir à un stade très précoce de l’épidémie ; des moyens matériels importants permettant notamment le port généralisé du masque, une très grande capacité de test ou encore une pratique massive de la désinfection urbaine (à Séoul, les métros sont entièrement désinfectés après chaque voyage) ; un système de santé performant (7 lits de soins intensifs pour 1 000 personnes, soit un peu plus qu’en Allemagne et plus du double de la France) ; mais aussi l’emploi immédiat de techniques de contrôle de la population (traçage des malades et de leurs contacts par application numérique) [24]. Ainsi, alliant puissance économique et efficience étatique, la Corée du Sud est citée en exemple pour avoir réussi à « aplatir » la courbe de l’épidémie sans trop affecter la machine productive.
c) Les hyperlibéraux darwinistes et les populistes illuminés ont longtemps refusé de sacrifier l’économie aux exigences sanitaires. Boris Johnson s’est fait le défenseur de l’attitude autrefois dominante, consistant à laisser la maladie se propager jusqu’à la généralisation d’une immunité de groupe suffisante pour que l’épidémie finisse par s’arrêter d’elle-même. Il lui a cependant fallu faire marche arrière — avant même que le virus ne l’envoie en soins intensifs — lorsqu’il est apparu que le coût humain de l’inaction sanitaire allait dépasser ce qui était socialement supportable (les projections de l’Imperial College pronostiquaient un demi-million de morts par Covid-19 en Grande-Bretagne). Avec les revirements erratiques qui le caractérisent, Donald Trump a aussi tenté, le plus longtemps possible, de minimiser la gravité de l’épidémie et de limiter les mesures de contention pour ne pas créer de nouvelles difficultés économiques. Sa doctrine était claire : « nous ne pouvons pas laisser le remède être pire que le problème », car « l’arrêt économique tuera des gens ». Comme à son habitude, Donald Trump fait parler la vérité toute crue de l’économie : c’est elle qu’il faut sauver, et cela doit l’emporter sur toute autre considération. Sur ce terrain où il règne en maître, c’est toutefois le vice-gouverneur du Texas qui lui a ravi la vedette, en déclarant que les personnes âgées, à commencer par lui-même, devaient accepter de sacrifier leur vie pour la bonne marche de l’économie et pour le bien du pays. Jair Bolsonaro a affiché le même déni de la gravité de l’épidémie, les mêmes attitudes désinvoltes à l’égard des mesures sanitaires, le même refus des mesures risquant de provoquer la paralysie du pays. S’y ajoutent dans son cas, la mise en avant de la nécessité des classes populaires de travailler pour survivre et une justification plus explicitement teintée de religion : « je suis désolé, des personnes vont mourir, mais c’est la vie » ; « nous devons travailler ; il y a des morts, mais cela dépend de Dieu ; nous ne pouvons pas tout arrêter ». Cependant, tout comme Trump qui, sans prendre toutes les décisions attendues du chef de l’exécutif fédéral, a fini par accepter les mesures sanitaires préconisées par ses conseillers, Bolsonaro a perdu la partie. Il s’est mis à dos tous les gouverneurs et a même vu fondre le soutien de l’armée, comme en témoigne l’épisode assez ubuesque au cours duquel les généraux de son cabinet l’ont empêché de limoger son ministre de la santé, manifestant ainsi qu’il avait perdu la main sur les décisions gouvernementales [25]. Ainsi, les adeptes les plus cyniques d’une économie pure, ne craignant pas d’avouer leur complète indifférence à la vie humaine, ont fini par manger leur chapeau et ont dû se rallier à la tendance globale au confinement général.
Il faut encore ajouter dans cette catégorie le cas, a priori bien distinct, du président mexicain, Andrés Manuel López Obrador. Considéré par certains comme un héraut de la gauche progressiste, il n’en a pas moins égalé Trump et Bolsonaro par sa façon de mépriser les consignes de prévention, de continuer à faire des meetings, d’embrasser ses admirateurs et de repousser ostensiblement le gel hydroalcoolique tendu à ses ministres. Ses déclarations n’ont pas été moins surprenantes (selon lui, le virus ne pouvait rien faire au Mexique, parce qu’il s’agit d’un grand pays de culture et parce la lutte menée contre la corruption permet d’avoir des budgets solides pour la santé), jusqu’au jour où, faisant fi du caractère laïc de l’État, il a brandi les images pieuses conservées dans son portefeuille et les a présentées comme ses véritables « gardes du corps » contre le virus [26]. Dans le même temps, il refusait, malgré les avertissements qui se multipliaient dans le pays, de prendre des mesures risquant d’affecter l’activité du pays. López Obrador n’est sans doute pas l’homme de l’Économie pure, mais il est néanmoins la parfaite incarnation du « développementisme », qui en est la version progressiste [27]. Il suffit de voir, au moment où le confinement est finalement en train d’entrer en vigueur, l’urgence qu’il continue d’accorder à la mise en œuvre de ses grands projets d’infrastructure, tels que le très contesté « Train maya » [28]. Au total, les cas de López Obrador, Trump et Bolsonaro montrent combien le fanatisme de l’économie (dans ses diverses variantes) et le fanatisme de la religion se rejoignent et s’entremêlent à merveille. L’hypothèse benjaminienne du capitalisme comme religion n’a jamais paru aussi avérée [29].
Qu’en est-il maintenant des pays européens, et notamment de la France ? L’hésitation et l’improvisation ont largement prévalu, dans un contexte d’impréparation à la fois sur le moyen terme et face à l’imminence de la pandémie annoncée. Contre toute évidence, chaque gouvernement a espéré que son propre pays serait épargné (cela a été le cas en France encore, alors même que l’Italie était déjà sévèrement touchée). Il y a dans l’impréparation et le déficit d’anticipation un trait éminemment présentiste qui, notamment en France, a atteint des dimensions criminelles, mais il y a aussi, tout simplement, une forme de déni, lié à la volonté de croire qu’on pourra éviter de prendre des mesures portant atteinte à la bonne marche de l’économie. En France, le revirement est intervenu entre le 12 et le 16 mars, soit entre les deux interventions d’Emmanuel Macron, la seconde annonçant le confinement général du pays [30]. On dit volontiers que les projections de l’Imperial College auraient, là aussi, joué un rôle déterminant : l’ampleur de la mortalité prévisible élève soudainement le coût politique de l’inaction ou du déficit de l’action publique ; la primauté du souci économique n’est plus tenable.
Reste à comprendre pourquoi l’option a) a alors été adoptée, plutôt que l’option b). C’est qu’aucune des conditions nécessaires au déploiement de cette dernière (la voie coréenne) n’était réunie. L’impréparation était trop grande et il était trop tard pour agir de la sorte. Surtout, tous les moyens matériels manquaient : pas de masques, pas de tests, pas assez de lits, pas de culture de la prévention. C’est ici que la responsabilité des politiques de santé passées est considérable : une autre stratégie aurait été possible, mais pas dans les conditions d’impréparation et de pénurie matérielle de la France qui, comme la plupart de ses voisins, apparaît victime de la « tiers-mondisation » provoquée par des décennies de néolibéralisme. Dès lors qu’était admise la nécessité de limiter la propagation d’un virus inconnu et retors dans son déploiement meurtrier, il n’y avait donc pas d’autre solution crédible que celle du confinement général. Reste cependant le cas de quelques pays européens, à commencer par l’Allemagne, dont, curieusement, on parle fort peu. Organisation efficace, moyens matériels importants et qualité du système hospitalier (deux fois plus de lits par habitant qu’en France) expliquent sans doute un niveau de mortalité plus faible, alors même que les mesures de confinement y sont plus souples (comme c’est aussi le cas en Suède). Le statut d’exception de la puissance dominante en Europe expliquerait-il la possibilité d’une voie en quelque sorte intermédiaire entre celle de ses voisins et celle de la Corée du Sud ?
Au total, les décisions des États se laissent répartir dans un espace ordonné par trois pôles principaux : le minimalisme sanitaire libéral-darwiniste ; l’atténuation mise en place par des États bien préparés et dotés de puissants moyens matériels et techniques ; les mesures de confinement généralisé, mises en œuvre de façon plus ou moins autoritaire. Il faut ajouter que bien des gouvernements ont fait preuve de longues hésitations, pris qu’ils étaient entre les exigences sanitaires et le souci de nuire le moins possible à la bonne marche de l’économie ; mais, ils ont presque tous fini, avec plus ou moins d’empressement ou plus ou moins de retard, par se rallier à l’option du confinement, qui concerne désormais plus de quatre milliards de personnes dans le monde.
Il est frappant de voir que des gouvernants qui sont tous, selon des modalités variables, de bons petits soldats du monde de l’Économie aient pu opter, du moins initialement, pour des stratégies aussi différentes. D’autres facteurs que cette seule soumission aux impératifs de l’économie doivent donc entrer en ligne de compte : le degré de préparation et le niveau de puissance matérielle (autrement dit, la place dans la hiérarchie du développement capitaliste) ; les différentes traditions politiques et les modes variables d’articulation entre État et économie qui en résultent. Mais, au final, la voie coréenne, la seule permettant de concilier exigences sanitaires et impératifs économiques, n’était accessible qu’à un petit nombre d’élus. Quant à la voie hyperlibérale-darwiniste, elle est la vérité même de l’économie s’imposant au mépris de toute considération sanitaire et de tout souci de la vie ; mais elle n’a pu tenir, face à l’ampleur de la mortalité annoncée, et a dû céder partout. N’est donc restée que l’option a), celle du confinement généralisé, qui, pour bloquer la progression de l’épidémie, a aussi paralysé l’économie mondiale.
Voilà donc bien le plus incroyable. À leurs corps défendant et avec, certes, tous les retards coupables que l’on voudra et toutes les ambiguïtés qui n’ont pas manqué d’être relevées (entre un discours martial sur le strict respect du confinement et les efforts pour maintenir l’activité de certains secteurs économiques, de toute évidence non essentiels). Mais tout de même, ils l’ont fait. Ils ont fait l’impensable et mis l’économie mondiale presque à l’arrêt, entraînant ainsi une récession — et bientôt une crise économique — bien plus considérable que celle de 2008 et qui impose déjà, aux dires du FMI lui-même, la comparaison avec 1929.
Comment comprendre cela ? L’économie aurait-elle subitement cessé de régner ? Pourquoi de telles mesures ? Simplement parce qu’il est évident que la priorité est de « sauver des vies », comme le voudrait le discours médical ? Mais toutes les vies qu’on ne sauve pas dans le cours ordinaire du monde de l’Économie rappellent qu’il n’y a là aucune évidence. Le fait qu’il n’en ait pas été ainsi lors des grandes épidémies du siècle passé conforte l’absence, ici, de toute évidence. Comment alors échapper à la fois à la naïveté d’une lecture « humaniste » et à la dénonciation dogmatique d’un primat toujours absolu des impératifs économiques ?
À quoi répond l’exigence, largement prise en compte par l’action publique, de « sauver des vies » ? Est-ce l’apothéose de la gouvernementalité biopolitique ? Le Léviathan étatique a-t-il flairé là la meilleure occasion d’imposer un renforcement de ses dispositifs de surveillance et de contrôle, sous couvert de l’état d’urgence sanitaire permanent en gestation ? Est-ce parce que, dans les conditions présentes, il en va de « la capacité des États à assurer la reproduction des rapports sociaux », à travers les services publics de base [31] ? Ou plus trivialement de sauvegarder les « ressources humaines » menacées par le virus ?
Peut-être n’est-il pas mauvais de s’intéresser à ce qui se profile comme un discours officiel émergeant par temps de coronavirus. L’article que la directrice du FMI et son homologue de l’OMS, Kristalina Georgieva et Tedros Adhanom Ghebreyesus, ont cosigné dans The Telegraph du 3 avril en est sans doute une pièce-clé [32]. Il a pour enjeu central de tenter de résorber la contradiction entre souci sanitaire et impératif économique : « tous les pays se trouvent face à la nécessité de contenir la propagation du virus au prix d’une paralysie de leur société et de leur économie », affirment-ils d’abord, avant de récuser qu’il s’agisse d’un dilemme : « sauver des vies ou sauver les moyens de subsistance ? Contrôler le virus est, dans tous les cas, une condition préalable pour sauver les moyens de subsistance » ; « le cours de la crise sanitaire mondiale et le destin de l’économie mondiale sont inséparablement entrelacés. Combattre la pandémie est une nécessité pour que l’économie puisse récupérer ». Certes, on voit mal ce qu’un message commun émanant de ces deux organismes internationaux pouvait dire d’autre que d’affirmer cette belle unité des exigences sanitaires et économiques. Il n’en est pas moins significatif que les mesures découlant de la lutte contre la pandémie ne soient pas présentées comme un obstacle au fonctionnement de l’économie, mais comme une condition d’un plein retour à la bonne marche de celle-ci. Bill Gates, très impliqué dans les enjeux sanitaires et au demeurant coorganisateur d’Event 201 scenario, ajoute quelques précisions : « personne ne peut continuer le business as usual. Toute confusion sur ce point ne ferait qu’aggraver les difficultés économiques et augmenter la probabilité que le virus revienne et cause plus de morts encore » ; « si nous prenons les bonnes décisions, sur la base des informations scientifiques, des données et de l’expérience des professionnels de la santé, nous pouvons sauver des vies et faire que le pays reprenne le travail ». Derrière la conjonction des exigences sanitaires et économiques, se dessine (comme on peut aussi le percevoir dans la tribune de Yuval Harari) la triple alliance des acteurs du capital, d’un pouvoir politique éclairé et des experts de la science.
Cette idéologie, mise en place au niveau global et qui sous-tend l’articulation supposément non conflictuelle entre souci sanitaire et impératifs économiques, est certainement appelée à prendre de l’ampleur dans les temps à venir. Elle offrira certainement aux grandes entreprises un vaste champ communicationnel, dans lequel le health-washing pourrait concurrencer le green-washing jusque-là en vogue, sur le mode : « vous voyez bien que nous mettons les vies avant le profit » [33]. Dans l’immédiat, elle exclut de faire l’impasse sur les conséquences de la pandémie en termes de mortalité et de désorganisation (à la fois sociale, politique et directement économique). Dans le monde de l’Économie, on ne peut pas agir dans le mépris affiché et explicite aux yeux de tous de millions de vies humaines ; mais « sauver des vies » vaut moins en soi que parce que c’est une nécessité pour l’économie elle-même.
Les États sont, encore et toujours, des rouages essentiels de la machinerie économique globalisée. On néglige parfois ce fait, parce que le fonctionnement normal de celle-ci fait prévaloir l’intégration croissante, sinon fusionnelle, des sphères politiques et économiques. Mais, dès que les difficultés s’accentuent, les États retrouvent un rôle qui n’est qu’en apparence plus autonome : face aux facteurs de crise économique, ils agissent comme garants en dernière instance des marchés, ainsi qu’ils le font puissamment en ce moment même ; face aux crises sociales, ils se doivent d’agir en combinant promesses de changement et formes sans cesse plus intrusives de contrôle et de répression ; face aux crises sanitaires, ils se doivent d’agir pour préserver la vie et la santé des populations. Ne pas le faire, ou le faire avec déficience, c’est s’exposer à un discrédit accru — dans un contexte où la crédibilité des gouvernants est partout sérieusement ébranlée, sinon chancelante. Du reste, comme on l’a suggéré déjà, l’intensité des mesures prises semble parfois proportionnelle aux erreurs commises, à l’impréparation et aux retards coupables que les gouvernants doivent tenter d’occulter ou de faire oublier, face à des mouvements de colère dont les initiatives judiciaires en cours ou à venir ne sont qu’un mince aspect. Enfin, il faudrait peut-être tenir compte d’un facteur supplémentaire qui vient renforcer le risque de désorganisation politique et économique qu’a agité la pandémie du Covid-19. Comme on l’a vu, il s’agit d’une maladie qui frappe d’abord à la tête : elle s’est tout de suite diffusée dans les zones les plus centrales du monde globalisé et s’est vite répandue dans les cercles dirigeants (chefs d’État ou de gouvernement touchés ou en risque de l’être, ministres et parlementaires, généraux et hauts fonctionnaires, hommes d’affaires, etc.). Il est possible que le risque de désorganisation des chaînes de commandement, en cas de propagation non contenue de la pandémie, ait été très élevé : sauver des vies alors, c’est bien sauver la bonne marche du monde de l’Économie. La réaction aurait-elle été tout à fait la même si la pandémie s’était diffusée exclusivement ou prioritairement parmi les populations pauvres des pays du Sud ?
d) Avant de conclure cette partie, on doit évoquer un cas sensiblement différent, qui pourrait s’avérer éclairant. Alors que le président mexicain affichait jour après jour son déni de la gravité de la maladie et son refus de toute mesure sérieuse de prévention et de protection, les zapatistes du Chiapas ont surpris par la précocité et la clarté de leur réaction. Dans son communiqué du 16 mars, l’EZLN déclare l’alerte rouge dans les territoires rebelles, recommande aux conseils de bon gouvernement et aux communes autonomes de fermer les caracoles (centres régionaux) et invite les peuples du monde à prendre la mesure de la gravité de la maladie et à adopter « des mesures sanitaires exceptionnelles », sans pour autant abandonner les luttes en cours [34]. Cette annonce est d’autant plus remarquable que les autorités de l’État fédéral n’étaient pas alors les seules voix à minimiser le danger de l’épidémie (il est vrai, très peu diffusée encore au Mexique). Inspirés par leur méfiance envers les impositions étatiques — et parfois aussi, plus spécifiquement, par des propos comme ceux de Giorgio Agamben sur « l’invention de l’épidémie » comme levier de l’état d’exception, ou sur la misère d’une vie nue, privée de tout contact physique —, nombreux étaient ceux qui, dans les milieux critiques, tendaient à récuser par avance les mesures de distanciation sociale ou de confinement et à leur opposer un devoir de résistance. Dans les jours qui ont suivi le communiqué, les responsables de la santé autonome zapatiste ont réalisé des messages audio pour partager les informations disponibles concernant les symptômes de la maladie et ses modes de contagion ; et ils ont recommandé des mesures de prévention et de contention, telles que la suspension des réunions ou la mise en quarantaine des personnes revenant d’autres régions [35]. Mais c’est aux communautés elles-mêmes qu’il est revenu de prendre les décisions qu’elles considéraient pertinentes, en fonction de la situation particulière de chaque lieu. Cette expérience — qui n’est assurément pas la seule en son genre et qui s’est sans doute reproduite dans bien des régions où les traditions communautaires amérindiennes restent fortes — permet de mieux se représenter ce que pourrait être une organisation de santé populaire et auto-organisée. Elle permet aussi de mieux comprendre que des mesures aussi drastiques et éprouvantes que le confinement ou l’impossibilité de se toucher et de s’embrasser ne deviennent vraiment odieuses que par les formes qu’elles prennent lorsqu’elles sont imposées par l’État, à grand renfort de contrôles policiers et de mesures répressives. Mais il peut aussi exister des formes de confinement collectivement décidées et auto-organisées, au plus loin des cadres étatiques.
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La pandémie provoquée par le SARS-CoV-2 est venue ouvrir une faille entre l’exigence sanitaire de protection des populations et la poursuite du fonctionnement de la machinerie économique. La voie permettant de concilier avec le moins de heurts possibles ces deux préoccupations s’est avérée inaccessible à la plupart des pays, par manque de préparation et de moyens matériels — présentisme, néolibéralisme et asymétries planétaires conjuguant ici leurs effets. La voie cynique d’un sacrifice affiché des vies humaines au dieu Économie a fini par apparaître politiquement intenable. Les mesures drastiques d’endiguement et de confinement qui ont donc dû être prises ont mis à l’arrêt une part considérable de l’économie mondiale. Même si la nouvelle version de l’idéologie dominante globalisée s’emploie à affirmer qu’il n’y a pas de contradiction entre mesures sanitaires et souci de l’économie — la lutte contre la pandémie étant la condition du retour à la bonne marche de la seconde —, il est patent que les politiques adoptées mondialement sont allées, à court terme, à l’encontre des impératifs strictement économiques, au point d’amorcer la plus grave crise économique depuis presque un siècle.
Dans ce contexte, il est évident que les États cherchent à tirer tout le parti possible d’une situation d’urgence sanitaire imposant un contrôle strict des populations : renforcement de l’emprise policière (voire militaire), perfectionnement des techniques de surveillance et de contrôle, notamment à travers le traçage numérique des contacts, mesures d’exception tendant à se pérenniser, dérogations au droit du travail, généralisation du télétravail et du télé-enseignement, isolement permettant de briser les solidarités et les mobilisations collectives émergentes, etc. La « stratégie du choc », chère à Naomi Klein et consistant à justifier l’imposition de mesures impopulaires par la nécessité de répondre à la gravité de la crise en cours [36], est plus que jamais à l’œuvre (et doit être combattue comme telle) ; mais s’en tenir à cette analyse reviendrait à ne voir qu’une partie de la réalité : la crise sanitaire est bien réelle et elle a obligé la plupart des gouvernements à prendre des mesures qui vont à l’encontre de leurs priorités habituelles. La compréhension de ce revirement — certes provisoire et justifié au nom même de l’économie par le nouveau discours dominant globalisé — devra donner lieu à des analyses plus approfondies. Mais on peut déjà en tirer la remarque suivante : plutôt que de considérer uniquement les mesures de confinement comme l’expression abstraite du caractère autoritaire de l’État, comme la quintessence du contrôle biopolitique des populations ou comme la simple perpétuation de la toute-puissance de l’économie (toutes analyses qui sont au demeurant sans doute nécessaires), il serait peut-être bon d’admettre que les mesures drastiques de contention de la pandémie sont, pour les dominants eux-mêmes, lourdes de tensions et de contradictions — comme le sont aussi les enjeux du déconfinement. Malgré le caractère écrasant des formes de domination et leur tendance à se renforcer sans cesse, il ne faudrait pas oublier que les gouvernants et les élites mondiales agissent sous la menace constante d’un niveau de discrédit, de perte de confiance, d’insatisfaction et de colère qui a conduit, au cours des deux dernières années, à des soulèvements populaires d’une ampleur tout à fait inattendue — tendances dont il y a tout lieu de penser qu’elles ne peuvent que s’accentuer à la faveur de la crise du coronavirus.
Pandémie et mondes à venir : tendances et opportunités
Dans ces temps passablement déprimants d’urgence sanitaire, de comptabilités macabres permanentes et d’enfermements imposés, quelques-uns se soucient de ce qu’il est possible de faire dès maintenant et beaucoup spéculent sur les opportunités de l’après-confinement. Sur ce point, qui importe particulièrement, il est sans doute préférable de renvoyer aux élaborations collectives en cours ou à venir. Et il ne faudrait pas négliger de commencer par dégager les tendances qui paraissent déjà agissantes et ont toute chance de l’être plus encore dans le monde d’après. Ces tendances sont très largement adverses, sans exclure des possibles plus favorables dont il nous revient de tirer parti au mieux.
Même si beaucoup rêvent du vaste examen de conscience d’une civilisation enfin confrontée vraiment à ses limites et à ses effets mortifères, on doit bien reconnaître que les forces systémiques qui ont conduit le système-monde globalisé au point où il en est n’ont pas magiquement disparues, par la seule vertu d’un virus vengeur. Elles sont toujours à l’œuvre et à la manœuvre — et toujours dominantes. Il est donc plus que probable qu’elles imposent, dès que les conditions sanitaires le permettront, un retour au business as usual — si possible plus sécurisé encore qu’auparavant. Bien entendu, tout dépendra de l’ampleur de la crise économique, qui risque de s’accentuer rapidement aux États-Unis, avec l’enchaînement probable de la hausse vertigineuse du chômage (qui pourrait atteindre 30 millions de personnes supplémentaires), le défaut des ménages en situation d’endettement, la crise bancaire qui devrait s’ensuivre et accentuerait la séquence annoncée de faillites d’entreprises. Mais, passé ces épisodes extrêmes, la tendance à la reprise du cours ordinaire de l’économie devrait l’emporter, en jouant de la nécessité de la récupération et peut-être aussi d’un consumérisme de rattrapage. Il est fort probable que les urgences de la relance économique, jointes aux impératifs de restriction budgétaire, à nouveau mis en avant et justifiés par les déficits et l’endettement faramineux provoqués par la crise sanitaire, relégueront au second plan les enjeux climatiques et écologiques, remettant ainsi à plus tard les minces avancées en cours ou attendues [37]. Par ailleurs, tout ou presque a déjà été dit sur la stratégie du choc, en cours et à venir, qui permet et permettra de renforcer les mesures d’exception, les atteintes aux libertés sous couvert d’état d’urgence, l’intervention permanente et discriminante des forces de police, les formes de surveillance et de contrôle, etc. [38] Toutefois, si la crise sanitaire est une bonne occasion de renforcer ces tendances, il faut rappeler qu’elles étaient déjà largement présentes auparavant. À l’évidence, le régime chinois n’a pas eu besoin du coronavirus pour imposer un contrôle généralisé et brutalement répressif de sa population, appuyé depuis longtemps sur les techniques numériques [39].
Cependant, la crise du coronavirus pourrait-elle marquer une certaine inflexion dans le déploiement des forces systémiques ? Deux points semblent presque faire l’unanimité, jusque dans les cercles dirigeants et médiatiques. Il s’agit d’abord de la nécessaire relocalisation de certaines productions dont la crise a fait apparaître le caractère vital, notamment en ce qui concerne l’industrie pharmaceutique — sans parler des masques en papier, propulsés au statut de critère décisif de la souveraineté des plus grandes puissances mondiales (au moins sont-elles immunisées contre le ridicule !). Selon Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, cette relocalisation à venir est déjà actée. Mais il serait évidemment téméraire d’en conclure à une conversion à la démondialisation : il ne s’agira probablement que d’un réajustement des chaînes de production, au sein d’une globalisation continuée. En second lieu, on évoque volontiers une revalorisation des services publics, voire un retour de l’État-providence. Mais doit-on croire à la soudaine conversion de ceux qui, comme Emmanuel Macron, après avoir été les fidèles exécutants des diktats de l’économie néolibérale, semblent soudain parler le langage de l’intervention affichée de l’État, au bénéfice de l’intérêt collectif ? Et doit-on croire ceux qui, selon une rengaine récurrente depuis une bonne dizaine d’années, annoncent la fin du néolibéralisme ? La ficelle est trop grosse et la chose a déjà été bien expliquée : les politiques (néo)libérales ont toujours eu besoin de l’État, à la fois pour les mettre en place (dans le cas du néolibéralisme, au cours des années 1980) et comme garant en dernier recours, de sorte qu’en cas de crise c’est l’État qui est appelé à la rescousse pour socialiser les pertes, tandis que, lorsque la machine repart, il se désengage à nouveau pour laisser libre cours à la privatisation des bénéfices. C’est ce qui s’est passé en 2008-2009 et il n’y a guère de raison pour qu’il en aille autrement cette fois-ci. Reste que, même si les paramètres fondamentaux du néolibéralisme n’ont guère été affectés, les turbulences de l’après-2008 sont restées marquées par des interventions plus affichées de l’État, moins certes dans le domaine social que par l’accentuation de sa dimension policière et répressive. Il est hautement probable que s’accentue une telle évolution vers ce qui a été qualifié de (néo)libéralisme autoritaire [40]. Pour autant, le système de santé ayant tenu le rôle que l’on sait dans la crise du coronavirus, on voit mal comment il serait possible, après avoir tant célébré le dévouement héroïque des soignants, de ne pas paraître faire au moins quelques gestes significatifs à leur endroit. Et on ne voit pas non plus comment il serait possible de rester tout à fait sourd à une très puissante demande sociale en matière de santé et de soins. Une augmentation des dépenses dans ce domaine ne pourra guère être évitée, même si on ne doute pas que la mise en œuvre des promesses faites sous le coup de l’urgence et de la nécessité absolue de contenir la colère des soignants usera de tous les stratagèmes possibles pour privilégier, plutôt que l’indispensable augmentation des moyens et des postes, les mêmes mesures de réorganisation et de rationalisation qui ont conduit aux défaillances et aux pénuries révélées par la crise du coronavirus.
De manière générale, ce qui se dessine est tout à fait ambivalent. Il n’y a aucune dynamique unilatérale, mais des tendances éminemment contradictoires. D’un côté, on peut anticiper quelques réajustements au sein des dynamiques continuées de l’économie globalisée (avec une accentuation de ses faiblesses, et notamment de son déficit de croissance et de son colossal surendettement), mais aussi une accentuation des pulsions autoritaires et liberticides, avec un nouveau tour de vis dans la généralisation de l’état d’exception et l’amplification des techniques de contrôle et de surveillance. Mais tout cela ne peut pas être dissocié d’une autre tendance, déjà présente antérieurement et qui devrait être accentuée encore par la crise du coronavirus : un puissant mouvement de délégitimation à la fois des élites dirigeantes et des politiques néolibérales qu’elles appliquent [41]. Trois dimensions se rejoignent ici : une perte de crédibilité des gouvernants et une insatisfaction croissante à l’égard d’une démocratie représentative à bout de souffle (les causes profondes de ces processus étant très directement liées à la subordination structurelle des États vis-à-vis des forces de l’économie transnationalisée [42]) ; un degré d’accentuation des inégalités sociales qui les rend désormais de plus en plus inacceptables ; et, enfin, la conscience devenue aiguë, surtout parmi les plus jeunes générations, des dégâts écologiques induits par le productivisme capitaliste. Au-delà des caractéristiques et des motivations spécifiques de chacun d’entre eux, les soulèvements planétaires des deux années écoulées témoignent de l’ampleur de la délégitimation des élites et des politiques néolibérales. Après quatre décennies de toute-puissance de la « pensée unique » néolibérale, celle-ci accumule désormais les déconvenues et les déroutes, au moins sur le plan idéologique. C’est là un fait majeur, qui détermine sans doute très largement les agissements des gouvernants, qui se savent menacés d’être balayés, soit par quelque vague populiste, soit par de véritables soulèvements populaires.
Il est permis de penser que la crise du coronavirus, dans son pendant et son après, ne peut que conforter cette tendance. Elle apporte en effet les éléments d’une condamnation sans appel des politiques néolibérales appliquées au secteur de la santé, dès lors qu’elles sont la cause directe d’un manque de moyens et d’une impréparation dont la dimension criminelle est apparue aux yeux de tous. À l’inverse, s’est fait jour un immense besoin de services publics, afin de répondre aux exigences de soin, de solidarité et de protection des plus vulnérables. Par ailleurs, les niveaux d’inégalités engendrés par des décennies de néolibéralisme sont apparus avec plus de violence encore au prisme des situations créées par la crise sanitaire : c’est tout particulièrement le cas pour des classes populaires contraintes à travailler pour des salaires devenus doublement indécents, au regard des risques encourus et des morts au champ du labeur, mais aussi du caractère de haute nécessité soudainement reconnue à des tâches jadis méprisées ou mal considérées. En outre, il n’est pas exclu que l’urgence absolue de la crise sanitaire donne plus de consistance sensible à la menace du réchauffement climatique, cette « urgence lente » mais plus redoutable encore que le Covid-19. Enfin, la gestion gouvernementale de la crise du coronavirus a de quoi convaincre du caractère mensonger de la supposée nécessité de l’austérité budgétaire et de l’impérieuse soumission aux contraintes de la concurrence mondiale : en quelques jours, les gouvernements ont aligné des centaines, voire des milliers de milliards pour soutenir l’économie, montrant ainsi que, face à un danger jugé sérieux, ils pouvaient agir sans plus aucun souci comptable (« whatever it takes »). Il n’y a aucune raison de penser que, dans le monde de l’Économie, des sommes comparables puissent être mobilisées pour faire face aux dangers moins tangibles et plus lointains du réchauffement climatique, mais cette différence sera de plus en plus difficile à justifier face à la montée des préoccupations écologiques.
En résumé, l’accentuation du mouvement de délégitimation des gouvernants et des politiques néolibérales est plus que probable. Mais cela ne revient en aucun cas à prédire la fin du néolibéralisme, ni même à affirmer que la crise du coronavirus offrira un terrain propice à un regain des politiques keynésiennes, par exemple sous la forme du Green New Deal cher à l’aile gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il s’agit plutôt de souligner la double tendance à la fois à la délégitimation croissante des politiques néolibérales et à la poursuite de celles-ci, dès lors qu’elles correspondent aux logiques structurelles d’un capitalisme globalisé et financiarisé. La résultante de ces deux mouvements implique une tension de plus en plus explosive avec, d’un côté, l’imposition des politiques requises par les forces dominantes du monde de l’Économie, si besoin par des moyens de plus en plus autoritaires, et, de l’autre, un caractère mal assuré de la domination et une probabilité croissante d’explosions sociales. Le renforcement des techniques de contrôle et de répression, désormais menées au nom de la santé et de la protection de la vie, pourra certes s’employer à contrecarrer ces risques ; mais il ne les fera pas disparaître. Il se peut même que ce renforcement ne soit dû qu’à ce risque, qu’au demeurant il peut aggraver en tentant de le circonscrire. La résolution d’une telle tension est hautement incertaine. C’est tout l’enjeu des luttes en cours, tant du point de vue de la domination que de celles et ceux qui la récusent.
C’est dans ce contexte qu’on peut tenter de repérer quelques opportunités de faire croître des possibles déjà à l’œuvre. On s’en tiendra à quelques notes télégraphiques, dans l’attente d’élaborations collectives en cours et à venir.
─ « Vous ne confinerez pas notre colère. » La colère, pour l’heure contenue, déborde déjà. Colère face au caractère criminel de l’action des gouvernants qui ont soumis l’hôpital public à des cures d’austérité répétées et sont restés sourds aux revendications insistantes des soignants. Colère suscitée par l’impréparation face au risque épidémique (démantèlement de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, qui avait pourtant été créé en 2007 ; incapacité à reconstituer des stocks de masques et de tests à l’approche de la pandémie, etc.). Colère face à l’absence de moyens et d’organisation permettant de contenir la propagation du virus dans les Ehpad. Combien de contaminations et de décès chez les médecins et les soignants, en ville ou à l’hôpital, « partis au front sans équipement » ? Combien de contaminations et de décès parmi les candidats aux municipales et les assesseurs des bureaux de vote, le 15 mars dernier ? Combien de contaminations et de décès provoqués par des contrôles de police effectués sans protection et sans ménagement ? Combien de contaminations et de décès chez les caissières et employés des supermarchés, obligés de travailler sans protection adaptée ? Dans les usines, les transports, les entrepôts d’Amazon ou parmi les livreurs à domicile ? Les motifs de colère noire ne manquent pas. Certains médecins en appellent à « l’insurrection générale de tous les professionnels de santé » [43]. D’autres entreprennent de traduire en justice les membres du gouvernement. Les actions à venir sont légion. Sous la contention du confinement, gronde une déferlante de colère. Une colère qui n’a rien d’aveugle et qui, au contraire, s’emploie à dévoiler ce que les gouvernants tentent de masquer. Une juste colère, une digne rage, comme disent les zapatistes. De quoi, peut-être, raviver la flamme de la révolte des Gilets jaunes. Du moins a-t-on quelques raisons d’envisager une giletjaunisation de la sortie du confinement — malgré les tours de vis que le gouvernement se prépare, pour cela même, à donner.
─ « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste », disait Gébé. La version Covid-19 de L’An 01, c’est plutôt : ils arrêtent tout, c’est pas vraiment gai, mais au moins on peut réfléchir. Certes, le loisir de la grande introspection et de l’examen de conscience n’est pas également partagé. Il concerne en premier lieu les classes moyennes et aisées, confortablement confinées. Pour d’autres au contraire, la charge de travail est plus forte encore qu’à l’accoutumée, les conditions de survie plus précaires et les inquiétudes du quotidien plus pressantes. Il n’empêche : les rythmes imposés par la machinerie économique se sont largement desserrés ; la pression accélérationniste et immédiatiste s’est relâchée. En France, huit millions de salariés sont au chômage partiel et reçoivent une part notable de leur revenu sans travailler. Beaucoup de temps libéré, même si les conditions fixent de draconiennes limites à son usage. Il reste que l’expérience d’une existence sur laquelle les contraintes du travail s’atténuent sont autant de portes entrouvertes vers des possibles que les routines d’un quotidien hyper-saturé d’activités ne laissaient pas même apercevoir. Si le manque de temps est l’une des principales pathologies de l’Homo œconomicus, le confinement crée la situation inverse d’une énorme disponibilité de temps, même si, le plus souvent, on ne sait pas bien à quoi d’autre l’occuper qu’à tapoter frénétiquement sur son portable ou à augmenter l’audience des chaînes d’information. Pourtant, malgré toutes ces limites, la conjonction de la colère contre un état de fait de plus en plus discrédité et d’une rupture de temporalité qui ébranle les habitudes les mieux ancrées est porteuse d’un potentiel non négligeable de critiques, de remises en cause et, peut-être, d’ouverture à de multiples et infimes bifurcations. La crise du coronavirus peut aider à voir un peu mieux ce dont nous ne voulons plus et, peut-être aussi, ce que pourrait être un monde où l’on produirait moins, où l’on travaillerait moins, où l’on polluerait moins, où l’on serait moins pressés. Ce contexte de crise, dans lequel de surcroît la question de la mort est moins occultée qu’à l’habitude, donne une place singulière à des questions telles que : qu’est-ce qui est vraiment important ? À quoi tenons-nous véritablement ? C’est sans doute l’un des ferments potentiellement créatifs de la situation présente.
─ Mettre l’économie à l’arrêt : beaucoup en rêvaient, le virus l’a fait ! À partir de là, il est logique de prétendre récuser tout redémarrage et toute forme de retour à la normale. Reste à avoir les moyens de s’y opposer concrètement. Mais du moins doit-on souligner que la crise du coronavirus offre comme une expérimentation grandeur nature d’un blocage généralisé de l’économie (35 pour cent de l’activité globale et 44 pour cent de l’activité industrielle). Certes, il s’agit en partie d’un autoblocage, mais il ne faut pas négliger l’impact du recours massif au droit de retrait, à d’autres formes de pression de la part des salariés, et même à la grève, en Italie par exemple mais aussi ailleurs. L’hypothèse d’une pratique généralisée du blocage, touchant à la fois la circulation, la production, la consommation, la reproduction sociale, l’aménagement des territoires, qui avait déjà été réactivée par le mouvement des Gilets jaunes pourrait s’en trouver renforcée. L’épisode actuel d’autoblocage de l’économie sous contrainte sanitaire pourrait ainsi permettre de faire mieux apparaître les secteurs productifs peu utiles et très nuisibles dont le blocage durable, voire l’élimination, n’entraînerait guère de conséquences néfastes et serait au contraire très bénéfique pour atténuer les causalités des futures catastrophes annoncées.
─ Les pratiques d’entraide et d’auto-organisation n’ont pas attendu la crise du coronavirus pour (ré)émerger et apparaître comme la base concrète de mondes désirables et à nouveau habitables. Mais les conditions d’existence imposées par la pandémie et les mesures prises d’en haut pour l’endiguer ne peuvent qu’en accentuer le besoin et la pertinence [44]. L’expérience de l’épidémie fait apparaître, en premier lieu, la nécessité de pratiques auto-organisées du soin : des maisons de santé autonomes, un réseau de compétences partagées ou tout autre mode d’organisation envisageable dans ce domaine auraient permis, comme ont pu le faire les zapatistes, de faire émerger collectivement les mesures sanitaires nécessaires pour affronter l’épidémie, plutôt que de laisser à l’État le plaisir de nous les imposer de façon coercitive. La situation créée par la pandémie pose aussi, avec une acuité qui a cessé de n’être que théorique, la question de l’autoproduction, notamment alimentaire, et des réseaux d’approvisionnement auto-organisés, qui s’avèrent cruciaux sous la menace latente de pénuries, en premier lieu dans les villes. Enfin, le tissu renforcé des pratiques d’entraide et d’auto-organisation devrait conduire assez logiquement à amplifier le désir de faire émerger des formes d’autogouvernement communal, permettant aux collectifs d’habitants de prendre par eux-mêmes les décisions découlant de choix de vie autodéterminés.
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Le coronavirus peut être considéré comme un révélateur et un amplificateur de tendances déjà présentes auparavant. Il ne saurait être à lui seul l’opérateur d’un basculement ou d’un retournement historique radical ; il n’est pas le Messie qui condamne à l’effondrement final une civilisation pervertie. Néanmoins, la crise provoquée par le SARS-CoV-2 est un véritable événement qui a obligé les gouvernants de la planète à inverser provisoirement les hiérarchies du monde de l’Économie, pour en assurer durablement la reproduction. En nous plongeant pour la première fois à une telle échelle et avec des effets aussi palpables dans le type de catastrophes caractéristiques du siècle à venir, le virus joue aussi comme un accélérateur du temps historique. En cela, quand bien même la crise immédiate est sanitaire et non climatique, elle nous fait éprouver déjà combien est exorbitant le coût du Capitalocène. Elle rend tangible ce qui se profile à l’horizon — même s’il faut d’autant moins en attendre des effets immédiats que la lecture naturalisante de l’épidémie risque fort de l’emporter.
Dire que le coronavirus ne fait qu’amplifier les tendances déjà présentes antérieurement ne signifie en aucun cas que tout reprendra son cours comme avant. Accentuer les tendances déjà présentes, et en particulier renforcer les antagonismes et les tensions résultant de ces tendances, cela crée, dans une situation chaotique où prévaut une extrême instabilité, une plus grande ouverture des possibles. En même temps qu’elle amplifie les tendances antérieures, la crise du coronavirus ouvre donc des opportunités en partie nouvelles. Les rythmes ont été chahutés ; bien des certitudes ont été ébranlées ; des équilibres ont été modifiés et des interdits levés, au moins provisoirement. Les possibles d’avant deviennent un peu plus possibles qu’avant. Bien sûr, cela vaut tout autant pour le renforcement des formes de domination — qui pourraient bien ajouter à leur panoplie déjà fournie l’état d’exception sanitaire permanent — que pour toutes celles et ceux qui sont prêts à œuvrer sérieusement pour retrouver des mondes vivables, débarrassés de la tyrannie de l’Économie.
Paris (confiné), 12 avril 2020
[mise à jour, le 19 avril 2020]
Jérôme Baschet
Première publication :
LundiMatin (13 avril 2020)