« “Contre le Pouvoir, contre les Idées, contre l’État, contre l’Argent, contre le Seigneur Éternel, et par conséquent contre son actualité : contre le Futur, contre le Progrès, contre la Mort”, ce sont des cris (et peut-être des actions) qui me sortiraient facilement du cœur (ou des mains), mais qui ne me définissent pas moi, qui suis, en tant que personne, réactionnaire : ils sont à qui ne craint pas de les dire. Mais Ils leur ont dit que, sans Tyran, le chaos arrive. Ils ne m’ont pas convaincu de cela ; et je ne suis pas non plus certain du contraire ; je cours le risque... Le non-savoir me porte. » Agustín García Calvo
Je ne sais s’il est nécessaire de présenter ces écrits, qui se présentent si admirablement bien d’eux-mêmes ; je ne sais si l’on peut, sans grave infidélité, présenter un auteur qui reniait la figure de l’auteur (au point d’avoir pris pour habitude de faire imprimer son nom, sur la couverture de ses livres, entouré de points d’interrogation), un auteur déterminé à ce que, quoi qu’il écrivît, cela ne fut pas pris pour l’expression d’idées ou d’opinions personnelles, ni même pour de la philosophie ou de la littérature, mais comme simple voix de ce que les gens communs sentent et voudraient dire s’ils le laissaient venir.
Mais voilà, nous sommes faits de contradictions, et ne pouvons aspirer ici à aucun idéal de pureté, même dans la négation ; l’aspiration au rien n’est pas moins totalitaire que l’aspiration au tout. Alors, aussi impossible que cela soit, si ce livre pouvait compter sur des lecteurs assez détrompés de la superstition en l’autorité et la paternité de l’auteur pour lire ces pages par pure curiosité ou sympathie pour ce qu’elles disent, sans prêter attention à qui les dit, de tels lecteurs n’auraient pas besoin de ce prologue. Mais comme l’on ne peut raisonnablement compter sur des lecteurs aussi détrompés et débarrassés de toute foi en l’institution du nom propre, et comme il se peut, malgré tout, que quelques indications au sujet de la vie et des vicissitudes de son auteur puissent être utiles — non pour assouvir des curiosités plus ou moins académiques ou morbides, mais pour décider les lecteurs (et éditeurs) à continuer à lire (et à éditer) les écrits que notre auteur a continué à signer, plutôt malgré lui —, voici donc ces pages introductrices, et qu’elles servent comme elles peuvent.
Agustín García Calvo, philologue, linguiste, poète, dramaturge et essayiste, est depuis quarante ans bien connu du public espagnol ; et je ne parle pas, bien entendu, de la majorité des votants, acheteurs et clients de la télévision (institution dans laquelle García Calvo refusait, avec une raisonnable obstination, de comparaître), mais des autres, de cette immense minorité — comme disait un autre poète espagnol — qui ne porte pas grand intérêt à la télévision et pour laquelle il vaut donc encore la peine d’écrire.
Né à Zamora en 1926, Agustín García Calvo a étudié les langues anciennes à Salamanque ; il fut professeur au lycée puis titulaire d’une chaire de philologie latine dans les universités de Séville, à partir de 1959, et de Madrid, à partir de 1964. En 1965, il appuie la rébellion des étudiants de Madrid, qui annonce celles qui, quelques années plus tard, secoueront Paris et le monde ; cette même année, il est expulsé de l’université par décret du régime franquiste, avec d’autres professeurs ayant manifesté leur désaccord. De 1969 à 1976, il s’exile au Quartier latin ; là il fonde en 1970, avec quelques compatriotes et amis, la Commune antinationaliste de Zamora (CAZ), qui proclame, dans son Manifeste [1] fondateur, son intention de combattre, par les faits et les mots, pour la libération de la ville et de la région de Zamora et pour la disparition de l’État espagnol, et de l’État en général. On doit aussi à cette même Commune le Comunicado urgente contra el despilfarro [Communiqué urgent contre le gaspillage] (1972) — à mon avis, le plus beau et le plus lucide des innombrables pamphlets révolutionnaires de ces années —, qui déclare, comme « premier article de son manque de foi », ne pas croire en l’utilisation des armes de l’État contre l’État ; c’est pourquoi la Commune ne croit ni en la violence ni en la non-violence, ni en la technique, ni en la nature, ni en l’histoire. Durant ces années d’exil parisien, García Calvo publie aussi, anonymement, les Apotegmas a propósito del marxismo [Apophtegmes à propos du marxisme] (1970), le pamphlet De los modos de integración del pronunciamiento estudiantil [Contre les procédés d’assimilation du soulèvement étudiant] (1970), le poème métaphysique Sermón de ser y no ser [Sermon d’être et ne pas être] (1972), le volume Lalia. Ensayos de estudio lingüístico de la Sociedad [Lalia. Essais d’étude linguistique de la société] (1973), et les traités Del ritmo del lenguaje [Du rythme du langage] (1975) et De los números [Des nombres] (1976), en plus de traductions de Platon, Xénophon, Plaute, Shakespeare et Sade.
En 1976, une fois le dictateur mort et le régime converti à la démocratie, García Calvo regagne l’Espagne et sa chaire de Madrid, qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1997. Contrairement à tant d’autres rebelles des années soixante-dix, il resta fidèle à l’élan de contestation radicale de ces années (« Je leur suggère que 68, c’est aujourd’hui, et que la rébellion des étudiants est tout autant permanente que le système qui la produit — déclarait-il. La rébellion est toujours la même, seuls les étudiants changent »), et cela avec une conséquence et une profondeur chaque fois plus grandes au fil des années, infatigablement prodiguées dans des livres, pamphlets, conférences, collaborations dans des quotidiens, poèmes et chansons. À partir de 1997, il encouragea la « guerre contre la réalité » dans la Tertulia Política [2] de l’Athénée de Madrid, qui réunit de façon hebdomadaire plus d’une centaine de participants ; tentative dans laquelle il persévéra, avec une inébranlable lucidité, jusqu’à quelques jours avant de décéder, le 1er novembre 2012, des suites d’un infarctus. En mai 2011, il s’était uni, avec les participants de la Tertulia, au mouvement des Indignés qui occupèrent la Puerta del Sol à Madrid, essayant de maintenir le sens originaire du mouvement — la rébellion contre l’État et le capital — contre les tentations, tristement majoritaires, de céder à la politique de l’ordre dominant et à ses procédés, aux votes, aux projets de réformes et aux revendications dirigées vers le haut.
Cette détermination politique a été inséparable de la longue passion pour les questions de langage qui ont inspiré les travaux plus ou moins académiques d’Agustín García Calvo en tant que philologue et linguiste — ou, comme il préférait le dire, grammairien : les articles publiés, à partir des années cinquante, dans des revues spécialisées (rassemblés pour certains dans Hablando de lo que habla [En parlant de ce qui parle] (1989), qui reçut en Espagne le Prix national de l’essai en 1990, les trois volumes denses de Del lenguaje [Du langage] (1979-1999), l’Estudio de gramática prehistórica [Étude de grammaire préhistorique] (2003), l’énorme Tratado de rítmica y prosodia y de métrica y versificación [Traité de rythmique et prosodie et de métrique et versification] (2006), et l’expérimentation des Elementos gramaticales [Éléments grammaticaux] (2009) destinés aux lycéens, et qui tentent de déjouer, dans la mesure du possible, la manipulation du langage vivant exercée par la pédanterie scolaire.
En plus de ces traités grammaticaux, prodiges de savoir et d’érudition, l’œuvre de García Calvo embrasse la poésie [3], le théâtre [4], le conte court [5], le « contre-roman » [6], la critique de la science [7], la théologie [8], le pamphlet [9], les articles de presse [10], les éditions critiques de philosophes anciens (Héraclite, Parménide, Lucrèce), les versions rythmiques de poètes anciens (Homère, Hésiode, Sappho, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Virgile et autres) et modernes, de Shakespeare à Paul Valéry, en passant par des « versions pour chanter » de quelques chansons de Brassens, et la première version espagnole du poète dialectal romanesque G.G. Belli [11].
La pensée de García Calvo (qui, pour éviter les mauvaises compagnies, renie le nom de « philosophie ») résiste à l’histoire de la pensée, qui est, comme on le sait, la mort de la pensée vive. La dialectique d’Héraclite et de Zénon d’Élée, de Socrate et de Marx, la fidélité intransigeante aux découvertes de Freud — en ce qu’elles ont de proprement analytiques et de dissolvantes — et des grands linguistes du siècle dernier (Saussure, Troubetzkoy et Bühler, Bloomfield, Sapir et Whorf), la mémoire populaire de l’anarchisme ibérique, l’austère rigueur négative de Theodor W. Adorno, les libres véhémences et la prose quasi parlée de Miguel de Unamuno (et, me semble-t-il, sa façon quasi charnelle de sentir des problèmes que d’autres jugent simplement intellectuels), les lumineuses perplexités d’Antonio Machado, se rencontrent dans ses pages ; parmi les lecteurs français, il se peut que certains reconnaissent les lointains échos de la philosophie de Jean Zafiropulo, injustement oublié. Et pourtant, énumérer tous ces noms ne permet pas d’approcher d’une compréhension de ses écrits, qui par ailleurs ne requièrent aucune référence érudite. Il serait plus opportun de recourir au souvenir enfantin (de García Calvo ou de n’importe qui) : le souvenir de l’enfant qui se penche sur la nuit étoilée et découvre le mystère de ce qui est sans fin ; le souvenir de l’enfant qui se penche sur le miroir et se demande incrédule : « Suis-je celui-là ? », et découvre le mensonge de la réalité, qui commence par celui de la personne propre de chacun.
C’est peut-être dans ces lueurs que se trouve le cœur des leçons de dévoilement que nous offre García Calvo : ni philosophie ni littérature, mais une négation active, une politique d’en bas, autrement dit, une découverte du mensonge de la réalité. Entendons la « réalité » dans le sens précis où García Calvo emploie ce terme : non pas tout ce qu’il y a, mais simplement ce qui existe ; c’est-à-dire, ce qu’il y a mais qui, de plus, prétend être ce qu’il est, ce qui ne se conçoit pas sans les noms établis dans le vocabulaire d’une certaine langue. La réalité est par conséquent linguistique, ou idéale [12], au moins en partie (ce qui implique aussi qu’il n’y ait pas une réalité unique et commune, mais de multiples et diverses réalités idiomatiques, dépendantes du vocabulaire de chaque langue, relatives, et, par conséquent, fausses dans la mesure où elles se proclament vraies) ; le reste, ce qui est là sans mot ni concept qui le définisse, on ne peut savoir ce que c’est : c’est en cela que réside sa force et sa grâce.
Il s’ensuit que l’obstination essentielle de tout pouvoir est certainement de faire en sorte que chaque chose, chaque être soit ce qu’il est, et rien d’autre. États, nations, églises, armées et entreprises aspirent, en fin de compte, à cet unique idéal : que chaque élément de l’ensemble total soit défini, connu et contrôlé, et ainsi réduit à une idée ou abstraction de lui-même ; et en dernière instance, qu’il soit réduit à de l’argent, qui est l’abstraction des abstractions, manifestation la plus actuelle et la plus sublime du Dieu des vieilles religions. Mais cette aspiration à la définition parfaite est nécessairement vaine et illusoire : jamais rien ni personne ne parvient à être entièrement bien défini, de même qu’il n’y a pas un ensemble total et bien défini des choses. La réalité se perd à chaque pas dans le sans fin, dans l’inconnu ; la réalité ne consiste pas en autre chose qu’en cette guerre et compromission, jamais conclue, entre les idées imposées d’en haut (depuis les instances supérieures de la société et de la personne) et le reste, ce qui ne se sait pas, et qui peut-être est le véritable agent de la libération.
Parmi ce qu’il y a et qui ne se sait pas, il y a ce que García Calvo évoque par « gens » ou « peuple », et que dernièrement il précisait par « peuple-qui-n’existe-pas » : il est important de dire qu’il ne parle pas de la « majorité », ni d’une quelconque minorité, ni, en général, d’aucun ensemble de personnes ou individus (puisque l’individu est l’institution nucléaire de l’État et du capital et, par conséquent, réactionnaire par essence), mais de ce qui est par en-dessous des individus et de leur conscience, et qui est manifeste dans leurs contradictions — seulement apparemment « personnelles » — et dans l’imperfection constitutive des individus. Cette pluralité indéfinie qui n’est pas composée d’individus, ce « peuple », est le véritable sujet du langage ou — ce qui revient au même — de la raison, c’est-à-dire de cette logique ou grammaire commune, sous-jacente à toutes les langues, et qui étant elle-même dépourvue de vocabulaire sémantique ou signifiés de réalités, engendre les idées et donc la réalité, mais aussi les défait et découvre leur fausseté.
La réalité, et donc le pouvoir, étant de nature abstraite et idéale, requiert la foi pour se maintenir : en d’autres temps, foi en Dieu et en la patrie ; aujourd’hui, foi dans le futur, dans le progrès et, par dessus tout, dans l’argent (réduit chaque fois plus visiblement à du crédit pur, à une foi dans le futur). Rien de plus faux que les balivernes d’usage sur la « fin des idéologies » ou le « manque d’idéaux de la jeunesse », comme si le futur, le travail ou la sécurité personnelle n’étaient pas des idéaux ; comme si l’économie et l’argent n’étaient pas l’idéologie par excellence. Par conséquent, parler et raisonner contre la foi et contre les idées n’est pas faire de la « théorie » ; au contraire c’est cela même qui est action pratique et effective (parler c’est faire). En défaisant la foi, c’est le pouvoir qui est défait, uniquement fondé sur la foi : à condition, bien sûr, que ce parler n’ait ni futur, ni programmes, ni projets à réaliser ; l’activité essentielle de l’État et du capital étant la réalisation d’idées et de futurs (la réduction de la vie et des choses en abstraction d’elles-mêmes, en travail et en temps vide), la rébellion depuis le bas ne peut adopter ces mêmes procédés sans être assimilée et intégrée par le pouvoir contre lequel elle se soulève (comme le témoigne bien l’ennui abyssal des réunions de militants de gauche, condamnés à travailler pour le futur comme tout le monde).
La Société du bien-être, qui est présentée ici pour la première fois aux lecteurs de langue française, est peut-être l’écrit qui se prête le mieux à une première approche de cette « politique du peuple », qui est le contraire de la politique des politiciens, des partis et des États (cette dernière ne pouvant s’opposer au capital et à l’économie, étant mêlée à leurs affaires au point de ne plus pouvoir s’en distinguer). Ce livre a été écrit en 1993 ; les dernières secousses de l’économie mondiale n’ont fait que confirmer et renforcer, comme ils disent, l’actualité d’observations comme celle-ci : « Pour renverser cette religion ultime (l’économie, l’idée de l’argent), il suffit que soient un peu divulgués les soupçons sur le vide de cette foi. (...) Il suffit qu’une rumeur de doute, qu’une odeur de soupçon se répandent suffisamment dans telle succursale du capital et dans telle autre, dans ce pinacle de consortiums ou dans cet autre (...) pour que la découverte du vide du Dieu-Argent devienne menaçante, pour que rapidement se fissure et s’effondre un empire fondé entièrement sur le crédit, sur la foi. » (XVII). Il se peut que les questions auxquelles tentent de répondre les dernières chroniques se ressentent aujourd’hui de façon plus directe et urgente : comment continuer à vivre, comment remplacer la stimulation monétaire, pendant que l’effondrement se produit.
En ce qui concerne les deux appendices, ajoutées pour cette édition, la première, Dieu et l’Argent, approfondit l’analyse théologique de l’économie, en mettant à nu l’essence abstraite de la réalité dominante. La seconde, Plus de rails, moins de routes, défense éloquente du train contre la plaie que constitue l’automobile personnelle, montre comment cette négation ferme de l’État et de l’argent que García Calvo soutient, loin de se figer en spéculation théorique vide, peut donner par elle-même des propositions et perspectives, certainement pas « réalistes » et « positives » comme l’État le demande, mais bien pratiques, faisables et immédiates : une fois les idées et les espoirs de futurs relégués, reste la défense — ici, maintenant et toujours — de la richesse véritable et palpable, de ce qui est véritablement utile pour vivre et non pour vendre, contre la fausse richesse monétaire et abstraite qui les tue. Reste la confiance dans la raison commune, dans le peuple qui n’existe pas, mais qui, par en dessous des individus et des idées, sait ou sent ce qui est bon.
Luis Andrés Bredlow
mars 2014.