Un fleuve
Le nom d’un fleuve qui naît sur le plateau tibétain, passe par l’Inde et traverse le Pakistan raconte une histoire troublante. Son nom, Indo en espagnol [Indus, en français, ndt], vient d’une langue ancienne réservée aux métiers et aux écritures sacrées de l’hindouisme.
Du sanskrit « Sindhu », le mot est devenu en persan « Hindush », en grec « Indos », puis en latin « Indus », et enfin est passé à l’espagnol sous la forme « Indo ». Du nom de ce fleuve dérive aussi celui de la région que nous connaissons comme l’Inde, et, plus tard, du fait d’une histoire de confusions géographiques trop bien connue, l’appellation « indio » [« Indien », ndt] a fini par être utilisée pour désigner les membres d’un ensemble de peuples qui habitaient le continent américain à l’arrivée des colonisateurs européens. Le vieux nom d’un fleuve, mentionné dans le plus ancien texte de l’Inde, a également acquis sous de tout autres latitudes une connotation nettement méprisante. Je pense à ce fleuve quand, à bord d’un taxi, j’entends le chauffeur lancer des jurons à une personne qui manque de causer une collision, un chapelet d’insultes qui se termine par un retentissant « ¡ indio ! ».
Contrairement à ce que croient beaucoup de gens, les syllabes initiales indi- des mots « indien » et « indigène » n’ont aucun rapport étymologique. Loin de l’origine aquatique de « indien », le mot « indigène » vient du latin et servait à indiquer la relation à un lieu de naissance : indi- (de là) et gen- (né), son sens étymologique serait « né là » ou « originaire ». Dans ses usages les plus anciens repérables en espagnol, le mot « indígena » apparaît dans un sens strictement étymologique. Indigène désignait alors toute personne « née là » ; le caractère déictique du « là » permettait que « indigène » acquière un sens qui dépendait du lieu auquel on se référait. Comment se fait-il que des mots si différents, indien et indigène, aient fini par servir à nommer apparemment la même catégorie bien des siècles plus tard ? Comment se fait-il qu’ils aient acquis leur signification actuelle ?
Ces mots, indien et indigène, pourraient aussi laver leur signification, déteindre dans un fleuve qui emporte les structures sur lesquelles ils se fondent car, pour l’instant du moins, c’est l’existence des États nationaux qui leur donne corps. En d’autres termes, dans un certain scénario d’avenir, ces mots pourraient devenir insignifiants, heureusement inutiles. Imaginer ce scénario d’avenir est l’objectif central de cet essai.
Un accident historique
Grâce à la politologue mixe Tajëëw Díaz Robles, j’ai entendu parler du journaliste mapuche Pedro Cayuqueo, auteur de l’extraordinaire livre Solo por ser indios y otras crónicas mapuches, qui met en évidence, entre autres, la tension entre l’État chilien et les peuples indigènes, en particulier le peuple mapuche. Dans une des interviews que Cayuqueo a accordées, il déclare qu’il est mapuche, que sa nationalité est la nationalité mapuche, mais qu’il a un passeport chilien en raison d’un regrettable accident historique qu’il préfère ne pas mentionner. Dans cette déclaration tout à fait pertinente, je vois deux éléments fondamentaux pour comprendre la situation actuelle des peuples indigènes du Mexique et du monde : les particularités propres à chaque peuple et nation, et l’émergence, déplorable aux yeux de Cayuqueo, d’un monde divisé en entités juridiques appelées États.
Vers une confédération de nations autonomes
1. Reconnaître que le Mexique n’est pas une nation unique mais un État dans lequel il existe de nombreuses nations opprimées.
2. Aspirer, par conséquent, à créer une confédération de communautés autonomes capables de gérer la vie en commun sans l’intervention des institutions étatiques.
3. Commencer par désarticuler les discours et les pratiques nationalistes qui prétendent nous faire croire que le Mexique est une nation une et indivisible.
4. Renforcer les espaces d’autogestion que les communautés indigènes ont créés au cours de leur histoire.
5. Déclarer l’existence de territoires indigènes autonomes dans lesquels l’État ne puisse accorder de concessions pour des projets d’extraction qui attentent à la qualité de vie des populations.
6. Respecter les mécanismes de gouvernement et d’administration des ressources économiques des communautés indigènes.
7. Reconnaître l’existence de multiples façons de concevoir la justice, la punition et la réparation du préjudice.
8. Promouvoir l’organisation communautaire comme voie efficace pour mener à bien les tâches de sécurité et de vigilance locales.
9. Gérer les services de santé de façon communautaire en impulsant un dialogue interculturel entre la médecine occidentale et les éléments de la médecine propre à chaque peuple indigène.
10. Reconnaître le droit de chaque communauté indigène à gérer l’éducation de base et à s’associer à d’autres communautés pour gérer l’enseignement supérieur.
Même s’il peut sembler inutile de le préciser, je veux souligner cette donnée évidente : jamais dans l’histoire de l’humanité le monde n’a été divisé en un peu plus de deux cents pays conformément à un modèle idéologique dans lequel ont été établis pour chacun d’entre eux une identité, un drapeau, une histoire, une langue et une série de symboles qui y sont associés. Il est presque impossible de penser le monde d’aujourd’hui sans ces divisions, dont on assume souvent qu’elles ont toujours existé, qu’elles étaient établies dès l’origine et que c’est ainsi que le monde a été ordonné depuis le début. La division du monde en États nationaux est également utilisée comme lorgnette pour observer le passé : le « Mexique précolombien », disons-nous fréquemment, sans réaliser la totale inexactitude de l’expression, car ce qui est précolombien exclut forcément le Mexique, État créé il y a à peine deux cents ans.
L’existence de quelque deux centaines d’États dans le monde se heurte à une réalité : l’existence de milliers et de milliers de nations qui se sont retrouvées encapsulées à l’intérieur de ces deux cents États. Le peuple aïnou au Japon, le peuple sami, qui vit en Norvège, en Suède, en Finlande et en Russie, et le peuple mixe, dans la région d’Oaxaca, sont considérés comme des peuples indigènes bien qu’ils soient des nations différentes entre elles et qu’ils aient des expériences historiques totalement dissemblables. Une caractéristique les réunit dans la catégorie « indigène » : le fait de ne pas avoir formé leur propre État, le fait de s’être trouvés encapsulés dans d’autres États. Plus encore : ces États ont construit des pratiques et des récits homogénéisants qui nient l’existence même d’autres nations, de nations ayant chacune une langue, un territoire et un passé communs.
C’est le grand leurre des États modernes : à coups d’idéologie nationaliste, ils nous ont fait croire qu’en plus d’être des États ils sont aussi des nations. Les nations, entendues comme peuples du monde, ne sont pas nécessairement des États. La fausse équivalence entre État et nation repose sur la logique et le fonctionnement du monde actuel, qui génère des catégories en principe indéfendables, comme « culture française », alors que, dans la seule France continentale, on parle, en plus du français, douze autres langues différentes, ou « culture mexicaine », alors que les Mexicains (c’est-à-dire ceux qui font partie de l’État mexicain) parlent des langues regroupées en douze familles linguistiques radicalement différentes entre elles et appartiennent à plus de soixante-huit nations aux différences culturelles très marquées. Le Mexique est un État, pas une nation. Le Mexique est un État qui a encapsulé et nié l’existence de nombreuses nations. La Constitution mexicaine est assez claire quant à l’établissement de ces équivalences lorsqu’elle stipule que « la nation mexicaine est une et indivisible ». Si elle l’était réellement, il n’y aurait pas besoin de le décréter.
En se basant sur le nombre de langues différentes dans le monde, on pourrait dire qu’il existe environ sept mille nations, réparties dans quelque deux cents États, deux cents pays. Ce qui signifie que la plupart des nations du monde n’ont pas d’État sur lequel s’appuyer ni d’armée qui protège leur autonomie. Les États concluent des pactes avec des individus particuliers qu’ils reconnaissent comme citoyens égaux devant la loi, et non avec les nations et les collectivités qui les conforment en réalité.
Pour établir l’équivalence entre État et nation, les États modernes se sont efforcés de combattre l’existence d’autres nations. En 1998, des personnes parlant les autres langues en usage sur le territoire français, telles que le breton, le catalan et l’aragonais, ont demandé à l’État français que leurs langues soient reconnues dans la Constitution. Cette proposition s’est heurtée à une farouche opposition ; l’Académie française, par exemple, qui prend rarement position publiquement, a déclaré que « les langues régionales portent atteinte à l’identité nationale ». Ces termes me semblent une acceptation tacite de l’idéologie sur laquelle s’appuient les États : l’existence même de langues et de nations autres que celle que les États ont créée, attente au projet même de l’État.
Les nations du monde qui n’ont pas formé d’États sont la négation des projets d’État. La plupart de ces nations sont connues sous le nom de peuples ou nations indigènes. Loin de son sens étymologique, la catégorie « indigène » est une catégorie politique, pas une catégorie culturelle ou raciale (même s’il est certain qu’elle a été racialisée). Sont indigènes les nations sans État. C’est pourquoi le peuple aïnou au Japon, le peuple sami en Norvège et le peuple mixe dans la région d’Oaxaca sont indigènes. Cette catégorie comprend aussi, entre autres, les peuples catalan et écossais.
Le cas du Mexique est assez significatif. Federico Navarrete l’a déjà souligné dans le livre México racista : una denuncia, un des principaux objectifs du projet national a été la création trompeuse de la catégorie « métis » : « Les nouveaux métis mexicains, écrit Navarrete, […] n’ont pas été le produit d’un mélange “racial” ou “culturel”, mais d’un changement politique et social qui a créé une nouvelle identité. En termes historiques et culturels, cette façon d’être, baptisée métisse, était plus proche de la culture occidentale des élites créoles que de toutes les traditions indigènes ou africaines qui coexistaient sur le territoire de notre pays. »
La catégorie « métis » s’oppose nécessairement à la catégorie « indigène » parce que le projet étatique mexicain a créé au XXe siècle cette opposition binaire. Le linguiste Michael Swanton a fait remarquer que le mot « indigène » ne s’utilisait pas dans son sens actuel pendant l’époque coloniale et que c’est seulement au cours du XIXe siècle que l’on a commencé à s’en servir comme on le fait aujourd’hui. Pour l’empire espagnol, les nations qui habitaient ce territoire étaient des « Indiens », et cette catégorie faisait partie d’un complexe système de castes qui s’est réduit après l’indépendance à une opposition binaire pour l’État mexicain : indigène/métis. Si pour l’empire espagnol nous étions indiens, pour l’État mexicain nous sommes indigènes, même si à l’heure actuelle on utilise ces termes comme des équivalents.
Cependant, les luttes revendicatives des nations du monde sans État se situent diversement par rapport à ces catégories, comme le souligne Francesca Gargallo dans Feminismos desde Abya Yala : ideas y proposiciones de las mujeres de 607 pueblos en nuestra América. Les femmes et les hommes mapuches, écrit Gargallo, refusent d’être appelés « indiens » et rejettent l’appellation « indigènes », parce qu’ils sont mapuches, une nation non colonisée, mais les Aymaras affirment que « si on nous a conquis en tant qu’Indiens, nous nous libérerons en tant qu’Indiens ». Comme on peut le voir dans le cas des Mapuches, le refus des étiquettes « indien » et « indigène » implique le refus de la colonisation européenne ou du colonialisme interne de l’État. Dans le cas du Mexique, une partie du mouvement dit indigène a catégoriquement rejeté l’étiquette « indigène » et lui a préféré le terme « originaire », qui met en jeu une série différente d’implications. Une autre partie a décidé au contraire d’utiliser le terme et la catégorie indigène pour qualifier un ensemble de luttes et de circonstances qui réunissent des peuples différents entre eux.
Étant donné que la création d’un monde divisé en États nationaux est récente, la condition d’« indigène » n’est pas essentielle mais produit du « regrettable accident historique » auquel se réfère Pedro Cayuqueo. Comme le souligne l’historien Sebastian Van Doesburg, les catégories « mixe », « mapuche » ou « mixtèque », par exemple, permettent d’entrevoir un avenir — et de fait un présent — différent où l’identité ne se construit pas exclusivement en relation à l’État-nation comme c’est le cas pour l’étiquette « indigène ». Le terme « indigène », il ne faut pas l’oublier, n’a été en usage que durant deux cents ans des neuf mille ans de l’histoire mixe ou mésoaméricaine (en datant sa genèse de la domestication du maïs).
Un Mexique avec nous ?
L’État mexicain a conçu des politiques publiques, promulgué des lois et exercé des budgets pour effacer l’existence d’autres nations et d’autres langues. L’hispanisation forcée est un exemple de politique publique qui a nié, avec un succès certain, le droit de la population enfantine indigène à accéder à l’éducation dans sa langue maternelle. L’hallucinante Loi sur l’emblème, le drapeau et l’hymne nationaux stipule, légalement, excusez la redondance, les façons appropriées de célébrer le culte d’une série de symboles qui aident à étayer l’idée que l’État est aussi une nation, une et indivisible.
On estime qu’au début du XIXe siècle, après trois cents ans de colonialisme espagnol, environ 65 pour cent de la population de l’État mexicain en voie de formation parlait l’une des nombreuses langues indigènes du pays. Si aujourd’hui, après deux cents ans de vie en tant qu’État, nous qui parlons des langues indigènes ne représentons que 6,5 pour cent de la population, nous pouvons dire que les peuples indigènes ne sont pas des peuples minoritaires, mais minorisés, et que l’apparente majorité métisse est en fait une population qui a été désindigénisée par le projet étatique. Si la tendance actuelle se poursuit, dans une centaine d’années les peuples indigènes ne représenteront plus que 0,5 pour cent de la population mexicaine, et le projet étatique d’homogénéisation sera ainsi arrivé à son terme.
Nier l’existence de nations autres que celle créée par le nationalisme mexicain n’affecte pas seulement le statut politique des peuples indigènes ; ce déni a également eu des conséquences directes telles que la violation des droits humains des personnes appartenant aux peuples indigènes. Les divers sévices physiques et psychologiques subis par les personnes parlant des langues indigènes au cours des processus d’hispanisation forcée sont un exemple de ces violations des droits fondamentaux. La plupart des problèmes auxquels nous, peuples indigènes, nous confrontons aujourd’hui sont liés aux projets étatiques dans lesquels nous sommes impliqués. Dans le cas du Mexique, par exemple, l’autorisation de projets hydroélectriques, miniers, pétroliers et autres que l’État a accordée sur des territoires appartenant à des peuples indigènes attente directement à la gestion et à la propriété en commun de leurs propres territoires. Selon le Registre agraire national, plus de 75 pour cent du territoire de l’État d’Oaxaca a un statut de propriété collective (communal ou ejidal [régime de possession collective des terres institué par la Constitution révolutionnaire de 1917, ndt]) et sur ce territoire plus de trois cents concessions minières ont été autorisées sans avoir fait l’objet d’une consultation.
Face à cette réalité, les peuples indigènes ont exigé le droit à l’autonomie et à l’autodétermination en tant que nations, nations sans État qui ont à gérer elles-mêmes la res publica. Au cours de cette lutte s’est constitué peu à peu un ensemble de mécanismes légaux et de recours juridiques internationaux qui ont pour finalité de doter d’une plus grande autonomie les peuples indigènes en tant que nations sans État. Les plus notables de ces mécanismes juridiques sont la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples indigènes et, dans le cas du Mexique, la réforme de l’article 2 de la Constitution en 2001.
Cependant, les États modernes ont opposé en général une forte résistance à la reconnaissance de l’autonomie et du droit à l’autodétermination des peuples indigènes. Pour l’État mexicain en particulier, le « problème indigène » s’interprète comme l’échec du projet d’incorporation qui devrait idéalement intégrer les peuples indigènes à cette culture ad hoc où toutes les personnes parlent espagnol et exercent leurs droits politiques d’une même façon et où l’État administre tous les territoires et ressources naturelles. Le problème pour l’État, et pour une bonne partie du mouvement en faveur des droits des peuples indigènes, a été la nécessité de construire quelque chose que j’appelle « un Mexique avec nous », une politique d’intégration aux mécanismes de l’État. Ce type de projets vise à inclure des individus appartenant aux peuples indigènes tout en continuant à empêcher la participation de leurs collectifs. Par exemple, on se félicite de l’augmentation du nombre d’indigènes à la Chambre des députés locale de l’État d’Oaxaca dans les dernières décennies, même si ces députés représentent les intérêts des partis politiques qui les ont postulés plutôt que les intérêts des peuples indigènes auxquels ils appartiennent. En revanche, l’initiative de réforme constitutionnelle présentée par les peuples indigènes d’Oaxaca à la législature locale il y a quatre ans, qui proposait, entre autres, la création d’un parlement indigène où les peuples pourraient avoir des représentants directs sans passer par les partis politiques, a été gelée. Autre exemple : les systèmes de bourses d’études pour les jeunes indigènes qu’accordent différentes institutions suivent la logique intégrationniste alors que la construction d’un système éducatif propre à chaque peuple indigène sans ingérence de l’État semble une réalité bien lointaine.
Contrairement à cette tendance intégrationniste, ce qu’exigent beaucoup de peuples et de communautés indigènes est que l’État reconnaisse l’autonomie et l’autodétermination des nations indigènes, qu’il reconnaisse le pluralisme juridique et les diverses façons dont les peuples et les communautés indigènes gèrent leur organisation sociale et politique, qui dans de nombreux cas fonctionne d’une façon bien différente de celle de l’État mexicain. Pour ce mouvement, il est nécessaire de créer un Mexique qui ni n’absorbe ni n’uniformise le « nous », un État qui n’ait pas pour finalité l’intégration des peuples indigènes dans cet idéal fabriqué qu’il lui a pris d’appeler « métis ».
Une nation pluriculturelle ou un État plurinational ?
En plus des problèmes historiques, nous, peuples indigènes, sommes confrontés à l’heure actuelle à de graves menaces qui mettent nos territoires en péril. Le gouvernement mexicain a accordé des concessions sur une grande partie des territoires des peuples indigènes à des entreprises pour des projets d’exploitation de nouvelle génération, entre autres des mines, des centrales hydroélectriques et des forages pétroliers. Ces concessions mettent en évidence les contradictions de l’État : d’un côté, il a signé des traités qui l’obligent à consulter les peuples indigènes avant d’accorder des concessions sur leurs territoires ; de l’autre, il considère que les ressources naturelles du territoire mexicain sont propriété fédérale. Bien que l’État mexicain souscrive aussi bien à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples indigènes qu’à la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît l’autonomie des peuples indigènes quant à leur vie et leur territoire (traité qui est contraignant), dans la pratique, on est bien loin de la pleine reconnaissance de l’autodétermination des peuples indigènes et de leur consultation lorsqu’il s’agit d’entreprendre des projets sur leurs territoires.
L’émergence de l’Armée zapatiste de libération nationale en 1994 et la signature des Accords de San Andrés en 1996 ont eu pour résultat la modification de l’article 2 de la Constitution en 2001. Il précise désormais : « La nation mexicaine est une et indivisible. La nation a une composition pluriculturelle constituée originellement par ses peuples indigènes [...]. Le droit des peuples indigènes à l’autodétermination s’exercera dans un cadre constitutionnel d’autonomie qui assure l’unité nationale. » Même si cette réforme représente une importante avancée, il est frappant que l’État mexicain déclare être une nation et que l’existence des peuples indigènes soit considérée sous l’angle de la diversité culturelle. L’État mexicain maintient ainsi la fiction qui légitime son existence : il continue à se décrire lui-même comme s’il était une nation avec une diversité de cultures. D’un côté, il accorde l’autonomie aux peuples indigènes ; de l’autre, il se déclare la seule nation possible.
La diversité culturelle est un trait propre à toute société. Ainsi la diversité culturelle est aussi présente au sein de chacune des nations indigènes, qui sont loin d’être des peuples homogènes, culturellement parlant. Reconnaître l’évidente diversité culturelle n’a pas les mêmes implications politiques que si on déclarait l’existence d’un État plurinational. C’est là que se trouve le leurre du pluriculturalisme néolibéral, comme l’ont appelé divers auteurs.
Face à une réalité qui remet en cause sa légitimité, l’État mexicain s’est éloigné de l’indigénisme intégrationniste (du moins en théorie) pour se rapprocher du discours qui admet le pluriculturalisme. Les résultats me semblent presque les mêmes. L’État tolère et même encourage l’existence des peuples indigènes seulement lorsqu’il s’agit de leurs manifestations culturelles. Les espaces officiels qui ont ouvert leurs portes aux peuples indigènes se situent surtout dans le domaine culturel, alors que les espaces politiques leur restent fermés. Nous avons toujours plus de prix littéraires pour la production en langues indigènes, mais inscrire à l’état civil une petite fille portant un prénom otomi reste un calvaire.
Afin d’éviter de reconnaître que ce pays est en réalité un État dans lequel existent de nombreuses nations, le Mexique a préféré confiner les nations indigènes dans des catégories culturelles et non des catégories politiques, en dépit du fait que la Constitution leur accorde l’autonomie. Le discours identitaire mexicain, consolidé chaque lundi dans les écoles et souvent alimenté par les études anthropologiques, a enfermé la lutte pour l’autonomie des peuples indigènes dans un piège. Un leurre qui a consisté à essentialiser la caractéristique indigène et à l’attribuer comme un trait culturel. Il est assez courant de lire des études intitulées « Cosmovision indigène », « Musique indigène » ou « Danse indigène », comme si nous, peuples qui ne formons pas d’États, devions avoir pour cette seule raison la même cosmovision, la même musique ou le même type de danse. Le mouvement indigène lui-même est souvent tombé, me semble-t-il, dans le piège de faire d’« indigène » une caractéristique essentielle, alors que c’est en réalité une caractéristique politique qui devrait être temporaire. Ce discours, qui maintient la fiction selon laquelle l’État mexicain est une nation riche en diversité culturelle, cache l’activité d’« effacement » que sa création a impliquée et la violence qui a été exercée sur différentes nations ayant leur propre langue, un passé spécifique et un territoire commun. Tant que nous prendrons la catégorie « indigène » pour une catégorie culturelle, l’État continuera à l’utiliser comme un voile pour occulter le fait que le projet intégrationniste et les violences qui y sont associées continuent à marches forcées.
Nous sans le Mexique
Lors d’une conversation virtuelle, Pedro Cayuqueo m’a fait part de la surprise avec laquelle il avait accueilli, dans le contexte qui était le sien, un des principaux slogans du mouvement zapatiste : « Plus jamais un Mexique sans nous ».
Le mouvement auquel participe Cayuqueo cherche exactement le contraire : un Chili sans les Mapuches, un peuple mapuche sans État chilien, un État qui permette aux Mapuches d’exercer l’autonomie à laquelle ils ont droit.
Les pratiques et le discours nationalistes de l’État mexicain ont eu un grand succès car ils ont transformé une idéologie en sentiments individuels, dont il est très difficile de se dégager. Le nationalisme étatique fait que l’existence de l’État mexicain en tant que seule nation, en tant qu’identité unique et en tant qu’unité culturelle semble une chose parfaitement naturelle. Le drapeau, l’hymne, les symboles, les fêtes et les autels patriotiques sont les éléments constitutifs fondamentaux du discours au nom duquel l’existence même des peuples indigènes a été violentée. Les pratiques du nationalisme mexicain ont rendu possible dans une large mesure les sévices physiques et psychologiques subis par la population enfantine indigène dans le but de lui inculquer de force l’espagnol comme langue nationale. C’est le nationalisme d’État qui a donné un sens à la dépossession subie par les peuples chinantèque et mazatèque lorsque, dans l’intérêt de la « nation », ils ont dû quitter leur territoire afin que l’État construise le barrage Miguel Alemán dans l’État d’Oaxaca. Le nationalisme mexicain est le discours qui justifie la violence raciste qu’ont endurée les peuples indigènes du Mexique.
Malgré tout, envers et contre le fonctionnement même de l’État mexicain, les peuples indigènes ont exercé une certaine autonomie. Par exemple, un grand nombre de communautés indigènes d’Oaxaca ont un mode d’organisation distinct de celui de l’État mexicain. Dans de nombreuses communes d’Oaxaca, les élections locales se réalisent sans parti politique, sans campagne électorale, lors d’assemblées ; les autorités municipales ne perçoivent pas de salaires et sont sous l’autorité supérieure de l’assemblée des membres de la commune ; la sécurité, l’accès à l’eau et de nombreux services sont gérés communautairement. Ce n’est qu’en 1995 que la législature locale a reconnu ces pratiques. Chaque fois que les peuples indigènes exigent la pleine reconnaissance de leur autonomie, les voix d’intellectuels libéraux s’élèvent pour mettre en garde contre une menace de « balkanisation ». C’est l’État libéral qui nie une fois de plus que son origine a impliqué la négation de l’existence d’autres nations.
Même lorsque la législation accorde l’autonomie et l’autodétermination aux peuples indigènes, l’État ne les reconnaît pas dans la pratique. Nous, peuples indigènes, participons rarement à la conception des programmes d’éducation, de santé ou de justice qui nous concernent. L’État mexicain est conçu pour entraver l’exercice de l’autonomie. À tel point qu’il se peut que, avant qu’un État véritablement plurinational ne soit formé, le projet de métissage qui vise à faire disparaître les peuples indigènes en tant que collectivités arrive à son terme.
Que représente l’autonomie des peuples indigènes ? Dans une autre conversation avec Cayuqueo, nous avons pensé à deux issues possibles. La première : l’établissement d’États plurinationaux, des États qui, en tant qu’entités juridiques, puissent confédérer les nations qui les composent et dans lesquels chacune d’entre elles dispose d’un haut degré d’autonomie et d’autodétermination. Il me semble que c’est le modèle auquel aspire une grande partie du mouvement indigène, et c’est déjà une réalité, du moins sur papier, dans la Constitution de la Bolivie, qui se déclare État plurinational.
D’autres mouvements ont proposé une autre issue : l’idée que, pour jouir d’une autonomie maximale, d’une capacité maximale d’autogouvernement, il est nécessaire de former un État indépendant. Si nous, peuples indigènes, sommes indigènes parce que nous ne formons pas un État, alors une façon possible de faire disparaître les violences associées à la catégorie indigène est de former notre propre État (après tout, l’État de la Cité du Vatican a un territoire bien plus petit que celui du peuple mixe). Cette proposition est sans doute celle qui suscite le plus d’alarme. Alors que les discours nationalistes étatiques sont tout à fait tolérés et même exaltés, les nationalismes non étatiques sont qualifiés de dangereux. L’existence d’un drapeau espagnol, par exemple, est objet d’une interprétation différente de la revendication d’un drapeau catalan. Le drapeau mexicain ne semble pas être un affront, alors que l’existence d’un drapeau yaqui suscite souvent des doutes et des suspicions. Même si les nationalismes étatiques sont ceux qui ont eu les conséquences les plus terribles pour l’humanité, ce sont les nationalismes non étatiques qui sont les plus durement condamnés.
Prendre le chemin de l’autonomie en recourant à la formation d’un État indépendant comporte, au-delà des difficultés matérielles, plusieurs contradictions inquiétantes. Le modèle auquel les peuples indigènes ont résisté est précisément le modèle de l’État : alors pourquoi devrions-nous le reproduire ? Le fait que les nations indigènes n’aient pas formé des États nationaux s’oppose au modèle libéral qui les a engendrés. Créer un État indépendant ne serait-ce pas, paradoxalement, succomber à l’idéologie même à laquelle nous entendons résister ?
Les chemins possibles de l’autonomie effective sont l’objet de discussions intéressantes. L’existence d’un hymne et d’un drapeau mixe, par exemple, suscite en moi des sentiments contradictoires. D’une part, je reconnais qu’ils symbolisent la résistance de la nation mixe aux tentatives d’homogénéisation et d’« effacement » que lui a fait subir l’État mexicain ; d’autre part, ils constituent une réplique des mécanismes symboliques de l’État eux-mêmes. Il est donc également nécessaire de construire une autonomie symbolique dans laquelle l’appartenance à nos nationalités peut se manifester sans l’imaginaire qu’ont construit les États. Aux États-Unis, la confédération des peuples iroquois a émis ses propres passeports, ce qui signifie une sérieuse remise en question de l’État, mais copie d’une certaine façon les mêmes mécanismes.
Proposer la création d’États indépendants, au-delà du scandale que cela déclenche à chaque fois qu’on en parle, met en évidence aussi que notre imagination a été récupérée. Il nous faut imaginer d’autres formes possibles d’organisation politique et sociale, un monde post-États-nations, un monde qui ne soit pas divisé en pays. « Nous sans le Mexique » signifie un « nous » sans État, sans l’État mexicain, mais sans créer d’autres États. Contrairement au modèle intégrationniste, le modèle « Nous sans le Mexique » ne cherche pas à intégrer les peuples et les individus indigènes aux mécanismes étatiques, mais à s’y affronter et à s’en passer autant que possible.
Dans un monde sans États, la catégorie « indigène » cesse d’avoir un sens. Nous sommes indigènes dans la mesure où nous appartenons à des peuples qui n’ont pas créé d’État. Lors d’une discussion sur ce sujet, quelqu’un demandait si nous voulions alors cesser d’être indigènes. Dans l’idéal, oui. Idéalement, nous pourrions cesser d’être indigènes, non pas pour nous convertir en métis mais seulement pour être mixe, mapuche, sami ou rarámuri.
Une confédération de communautés autonomes
L’objectif que je propose implique d’abord d’imaginer. Imaginer un « Nous sans le Mexique », un monde sans États, des communautés autonomes capables de gérer la vie commune des peuples indigènes — qui cesseraient de l’être — sans l’intervention des institutions étatiques.
Il est aussi primordial de lutter contre les discours et les pratiques nationalistes de l’État. De refuser de rendre hommage à un drapeau qui représente un État ethnocide. De cesser de reproduire toute pratique qui renforce l’idée que le Mexique est une nation. De cesser d’aimer le Mexique parce que les États ne doivent pas être aimés. La résistance aux symboles est importante car elle sape le discours qui étaie et légitime les États.
Il y a quelques années, à Oaxaca, lors d’une manifestation, des jeunes ont brûlé publiquement un drapeau mexicain. Les réactions m’ont semblé disproportionnées : les politiciens de gauche comme de droite ont condamné les faits à l’unisson, l’opinion publique a eu une réaction d’indignation, les jeunes ont été arrêtés et, incroyable retournement, les institutions gouvernementales ont inventé et effectué une « cérémonie de réparation au drapeau national » au cours de laquelle diverses voix ont présenté des excuses publiques au drapeau. Dans un pays érigé sur l’ethnocide des peuples indigènes, dans un pays où il y a des milliers de disparus, dans un pays plein de tombes clandestines, l’État n’a jamais organisé d’excuses publiques telles que celles qui, en revanche, ont été présentées à un drapeau brûlé.
L’existence même des peuples indigènes, ayant des langues, des territoires et des organisations politiques distinctes, est perçue comme un affront à l’existence du Mexique en tant que nation métisse unique. Notre existence, notre permanence est regardée comme l’acte de brûler le drapeau. Eh bien, afin de construire un avenir pour les peuples indigènes, il s’avère nécessaire de continuer à brûler des drapeaux, au moins symboliquement. La résistance aux pratiques nationalistes est nécessaire et urgente.
Dans ce contexte, n’avons-nous pas déjà perdu trop de temps et d’énergie à demander à l’État mexicain de reconnaître et de respecter les autonomies ? Il a eu beaucoup de batailles, et peu de résultats. Que pouvons-nous faire ? En plus de résister aux actions et aux symboles de l’État, il est important de commencer à lui arracher ses fonctions.
La logique libérale va dans le sens contraire : on nous dit qu’il faut travailler à améliorer le fonctionnement des institutions étatiques et attendre d’elles qu’elles respectent l’exercice des autonomies. Pourtant, la réalité montre qu’il n’y a pas grand-chose à espérer de cette démarche : les territoires indigènes affrontent aujourd’hui de graves menaces et le projet de métissage suit son cours implacable malgré une forte résistance. En sens inverse, il est possible d’essayer de se passer des services de l’État et de renforcer les espaces d’autogestion que de nombreuses communautés indigènes ont créés tout au long de leur histoire. Il est même possible d’aller plus loin et de lui arracher les fonctions qui lui servent à exercer l’oppression : créer un système éducatif pour chaque nation indigène et des systèmes de santé et de justice gérés de manière autonome.
S’il est fondamental de combattre l’idéologie nationaliste, il l’est également de proposer quelques axes pour la gestion de la vie autonome. Compte tenu des réalités très diverses que présentent les peuples indigènes, il s’avère difficile de tracer un seul scénario envisageable pour la construction de structures d’autogestion aussi éloignées que possible des mécanismes étatiques. Malgré cela, on peut esquisser quelques idées d’orientation.
En ce qui concerne le territoire : bien qu’une grande partie des territoires des peuples indigènes soit gérée en tant que propriété sociale (ejidal ou communale), de nombreux peuples indigènes ne bénéficient pas de cette reconnaissance de leurs territoires. Une première étape consisterait à déclarer l’existence de territoires indigènes autonomes dans lesquels l’État ne puisse pas accorder de concessions pour des projets d’extraction qui attentent à la santé et à la qualité de vie des populations, comme c’est le cas des mines à ciel ouvert. Le fonctionnement de l’autonomie sur le territoire est la base du développement de la vie en commun et de la gestion d’autres questions sociales. Sans la possibilité de gérer de manière autonome leurs propres territoires, les peuples indigènes ne pourront pas développer de façon adéquate d’autres activités nécessaires, telles que l’exploitation des ressources naturelles et l’établissement d’un marché intérieur plus équitable. Par exemple, dans le cas du peuple mixe, et comme l’avait déjà proposé l’anthropologue mixe Floriberto Díaz dès les années 1980, la production excédentaire de maïs dans les basses terres pourrait couvrir les besoins des terres froides, qui ainsi ne se verraient plus obligées à acheter le maïs importé que fournit Diconsa, un organisme d’approvisionnement étatique. Un plus grand contrôle sur le territoire aurait un impact direct dans différents domaines, entre autres le commerce, l’approvisionnement alimentaire et y compris dans la gestion des questions de sécurité.
En ce qui concerne les formes de gouvernement : bien que la Constitution reconnaisse le droit des peuples indigènes à décider de leurs formes de gouvernement, il faut que cette reconnaissance soit effective et s’applique dans tous les domaines. Dans le cas d’Oaxaca, des organes politiques tels que l’institut électoral local et la Secretaría de Gobierno de cet État reconnaissent l’existence de communes qui élisent leurs autorités sans partis politiques ; pourtant, la Secretaría de Finanzas ne reconnaît pas que ces communes ont leurs propres mécanismes d’administration des ressources financières et les traite comme toute autre commune, ce qui donne lieu à des situations très complexes. Au-delà de la reconnaissance de l’État, il est nécessaire de renforcer ces divers modes d’administration de la res publica qui ne passent pas par la structure des partis politiques nationaux.
En ce qui concerne l’administration de la justice : de même qu’il existe de multiples formes de gouvernement, il existe différents mécanismes d’administration de la justice. Plus que d’opposer le système judiciaire mexicain à un système de justice indigène, comme on l’a communément appelé, il faut reconnaître l’existence de nombreuses façons de comprendre la justice, la punition et la réparation du préjudice. Au regard des principes du droit positif, l’exercice de la justice dans les communautés indigènes a toujours été considéré comme barbare. Il faut, au contraire, connaître, discuter et recréer les bonnes pratiques qui ont été mises en œuvre au sein des communautés en matière d’application de la justice. Une bonne partie de l’administration de la justice dans ce pays est déjà assurée par les communautés indigènes grâce à des juges communautaires, c’est un fait qui ne peut être ignoré. Il faut plutôt renforcer un pluralisme juridique qui propose des réponses diverses et multiples, culturellement adaptées à l’exigence de justice.
En ce qui concerne la gestion de la sécurité publique : à l’heure actuelle, assurer la sécurité publique au sein des peuples indigènes est une tâche dont ils se chargent déjà eux-mêmes. Qui plus est, étant donné l’absence de l’État, dernièrement sont apparues des polices communautaires armées qui ont tenu en échec le système judiciaire mexicain. Face à une réalité consternante où le crime organisé a pris le contrôle d’une grande partie du pays, l’organisation communautaire a répondu de facto dans de nombreux cas à l’exigence de sécurité. Ce domaine où l’action de l’État est peut-être la plus inexistante, ou la plus déficiente, est aussi celui où l’État punit le plus durement le fait que les communautés exercent les fonctions qui lui incombent en théorie, comme en atteste la criminalisation des polices communautaires. Toutefois, des cas comme celui de Cherán, dans le Michoacán, ont démontré que l’organisation communautaire est un moyen efficace de mener à bien les tâches de sécurité et de vigilance local. Le fait que dans de nombreux cas les unités organisationnelles ou les communautés soient de petite taille est un avantage, car cela permet de mieux contrôler le territoire à surveiller et d’articuler une petite confédération d’unités de vigilance.
En ce qui concerne la gestion des services de santé : actuellement, le système de santé étatique ne dispose pas des éléments nécessaires pour traiter des patients indigènes dans leur propre langue (ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences) et il ne tient pas compte non plus des éléments culturels qui leurs sont propres. La possibilité d’administrer la santé de façon communautaire permettrait d’établir un dialogue interculturel entre la médecine occidentale et les éléments de la médecine propre à chaque peuple indigène, un dialogue qui permette une prise en charge intégrale et surtout préventive. Dans divers cas où des visions différentes ont été intégrées, les résultats sont encourageants. Dans plusieurs communautés des montagnes du Guerrero, les sages-femmes traditionnelles ont fait un travail en collaboration avec la médecine occidentale qui a permis de réduire considérablement la mortalité maternelle, ce qui n’aurait pas été possible sans la participation des sages-femmes traditionnelles.
En ce qui concerne l’éducation : tant que les projets éducatifs seront centralisés dans l’État et que les enseignants seront ses employés, les pratiques nationalistes étatiques continueront à se reproduire au sein des peuples indigènes et la population scolaire indigène continuera à être confrontée à des situations absurdes comme apprendre l’arithmétique dans une langue qu’elle ne parle pas et que personne ne s’est soucié de lui enseigner préalablement. Les écoles sont les bastions idéologiques de l’État et, dans cette mesure, il est urgent de créer ses propres écoles communautaires. Alors qu’en milieu urbain les écoles privées proposant des programmes éducatifs d’avant-garde sont tolérées et applaudies, l’État n’a pas été capable de créer des réponses éducatives adéquates pour les peuples indigènes. Dans un scénario souhaitable, chaque communauté indigène devrait gérer l’éducation de base et s’associer à d’autres communautés pour gérer l’enseignement supérieur. Chaque communauté pourrait engager ses enseignants, établir les orientations des méthodes et du contenu de l’enseignement, et même publier ses propres manuels et son matériel pédagogique. Il semble qu’on en soit loin ; pourtant, il y a bien des années, ça a été possible. Dans la première moitié du XXe siècle, dans la Sierra Norte d’Oaxaca, les communautés indigènes engageaient et payaient leurs propres enseignants pour les écoles municipales. Le temps passant, l’État a réduit la marge d’intervention des communautés dans le domaine de l’éducation, mais il leur est évidemment possible de construire leurs propres systèmes éducatifs.
En somme, les institutions communautaires des peuples indigènes doivent résister aux assauts de l’État, mais elles doivent aussi lui arracher davantage ses fonctions. Ce qui passe d’abord par la désarticulation des idées et les pratiques nationalistes qui prétendent nous faire croire que nous ne devrions pas questionner le rôle de l’État dans la création des conditions dans lesquelles nous, peuples indigènes, vivons aujourd’hui. Ainsi peut-être, en désarticulant l’imaginaire qui fait de l’État mexicain une « nation une et indivisible », nous pourrons enfin construire un « Nous sans le Mexique ». Ainsi peut-être pourrons-nous être mixe, rarámuri ou purépecha et non plus indigènes. Toutes nations du monde sans État.
Yásnaya Elena Aguilar Gil
Texte d’origine :
Nosotros sin México
Traduit de l’espagnol (Mexique)
pour les éditions Rue des Cascades
par Joani Hocquenghem
Ce texte a été publié dans le livre collectif
El futuro es hoy. Ideas radicales para México
(Biblioteca Nueva, 2018).
Intervention de Yásnaya le 24 avril 2018 au Cideci-Unitierra
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas