C’est un spectacle devenu habituel, les habitants du plateau voient chaque automne leurs lacs se vider afin de refroidir la centrale nucléaire de Civaux. En cette année de sécheresse particulièrement sévère, où l’on ne compte plus les sources taries au pays des mille sources, l’une des questions qui se posent, encore qu’elle n’apparaisse dans aucune actualité, c’est de savoir si la pluie reviendra assez vite et en quantité suffisante avant que la Vienne ne soit asséchée et que les entrailles de Civaux ne virent au cauchemar.
L’horizon vital des humains est ainsi forgé au gré de vraies et de fausses questions, celle ci-dessus par exemple en est une vraie. Celles de savoir si l’équipe de rugby tricolore remportera miraculeusement la coupe du monde et si un François Hollande en 2012 fera un présidentiable de gauche, assez acceptable pour compenser le crash en pleine gloire de l’extravagant directeur du FMI, n’en sont évidemment pas. C’est pourtant ces dernières, martelées parmi les frivolités ordinaires du bruit médiatique, qui prétendent s’imposer aux esprits, plutôt par exemple — ce qui n’aurait vraiment rien d’odieux — que de chercher à savoir comment les Japonais parviennent à surmonter les catastrophes du printemps dernier. En ce pays champion du monde de la surenchère nucléaire, mieux vaut effectivement ne pas trop s’attarder sur le sujet. On se souvient encore de ces responsables français de la sûreté nucléaire qui sur l’instant se frappaient la poitrine en promettant, à une population qui ne leur demandait rien, « la plus totale transparence » sur un accident survenu… aux antipodes ! L’extrême discrétion dont ils ont fait preuve depuis laisse assez entrevoir à quel type de transparence les habitants auraient droit lorsque l’accident se produira sur place.
Questions d’actualité…
De l’eau a coulé sous les ponts, même ceux de la Vienne, depuis le mouvement de l’automne 2010 contre l’allongement de l’âge légal de la retraite — caractérisé par la formation d’assemblées populaires comme lieux de décision et d’action, à distance des structures syndicales, mais surtout par la pratique systématique du blocage visant explicitement à paralyser l’économie du pays.
On notera sur ce point qu’à l’évidence une bonne partie de la population, en se proposant de nuire un peu plus à la santé de cette économie déjà réputée en péril, ne semble à présent plus guère impressionnée par tous les discours sur l’état de crise où le capitalisme contemporain paraît définitivement se complaire.
Depuis, l’actualité chaotique de cette année 2011 a paru gouvernée par un enchaînement rapide d’événements improbables, comme si chacun avait pour fonction essentielle de faire oublier les précédents : enchaînements des insurrections arabes promptement certifiées « révolutions » par tous ceux qui craignent qu’une révolution puisse bien devenir tout autre chose, accident de Fukushima réputé jusqu’alors impossible, effondrement dans le ridicule d’une star universellement respectée de la gouvernance mondiale, occupations des places d’Europe par une jeunesse animée par un même mépris pour les professionnels de la représentation politique, émeutes de la plèbe en Grande-Bretagne face auxquelles les dirigeants british prennent subitement des accents syriens, nouvelle crise bancaire qui achève de rendre exsangue l’union bureaucratique et financière des États d’Europe…
Bien que souffrant de myopie chronique, la sainte alliance médiatique de tous ceux qui font profession de filmer et de causer pour les autres ne peut quand même pas tout négliger de ce qui affecte réellement le cours du monde quand l’histoire vient subrepticement tirer le tapis qui est sous ses pieds. Il y a ainsi des moments — et c’est heureux — où la fabrication de l’actualité n’accepte plus de se laisser réduire aux exactions d’un pédophile, aux résultats sportifs du week-end, aux cours quotidiens de la Bourse et aux considérations variées des experts de tout poil qui se pressent devant micros et caméras pour expliquer, en dépit des surprises et des déroutes notoires qui viennent démentir ce qu’avec assurance ils soutenaient la veille, que notre monde devrait pour l’essentiel pouvoir continuer comme il est agencé.
Dans l’océan d’informations, essentielles ou futiles, effectives ou construites de toutes pièces, qui forme le bruit de fond médiatique, s’organise une illusoire relation des humains avec l’histoire immédiate ; c’est la justification même et le vrai secret du pouvoir de persuasion dont jouissent les médias. Une illusion d’actualité se trouve ainsi forgée à partir de ces faits, événements et autres témoignages lointains qui, par définition, se produisent pour l’individu ordinaire à grande distance de l’observation et de l’expérience directes. Les médias les extirpent de la grande marée des faits réels et les proposent par salves redondantes à la perception des populations. Ils tranchent sans appel sur ce qui mérite d’être connu, sur le degré d’importance à lui accorder, le noyant autant qu’il le faut dans un bavardage dont personne ne retiendra rien.
Vous disiez démocratie…
À moins que l’effondrement en cours de l’édifice économique européen ne vienne en perturber l’échéance, l’actualité dans nos contrées sera dominée en cette fin d’année par la perspective de la prochaine élection présidentielle. Un feuilleton à l’issue prévisible et de portée négligeable dans un pays où l’on tient désormais comme une affaire entendue que l’homme le plus puissant est aujourd’hui le directeur de BNP-Paribas, à l’élection duquel aucun citoyen ne sera jamais convié.
Afin d’user jusqu’à la dernière fibre la vieille ficelle qui avait autrefois si bien servi à faire élire Mitterrand, chaque présidentiable qui entend jouer sa chance se sent désormais tenu de promettre le changement, tant il est évident, même à qui pense encore devoir voter, que le monde ne continuera pas longtemps ainsi. Affaire d’époque, quand un Mitterrand promettait de « changer la vie » dans le but de finir d’éteindre les dernières fièvres subversives des années soixante-dix, le changement aujourd’hui consiste plus modestement à laisser espérer d’improbables sursis dans la dégringolade vers le pire.
Un peuple qui serait réellement soucieux de changer la vie — c’est-à-dire sérieusement déterminé à se mettre à l’abri des manœuvres systématiquement malfaisantes de ses gouvernants — n’accepterait pas d’accorder plus d’une seconde d’attention aux pitreries électoralistes de cette infatigable famille de politiciens de gauche qui s’emploie à briguer ses suffrages : une Martine Aubry — réputée la plus « marquée à gauche » — qui par avance avait accepté de s’effacer devant l’inénarrable DSK, un François Hollande qui avoue par avance la couleur en se présentant en successeur de Mitterrand. Voilà que, sur ceux-là, en quelques mots, tout est dit ! Ce qui ne dédouane en rien tous les autres dont les programmes ne consisteront toujours qu’à vouloir bricoler à la marge de ce qu’ils tiennent pour intouchable, comme ces pitoyables Verts, corrompus par plusieurs décennies de cogestion à tous les échelons de la représentation politique, qui ne proposent une candidate que dans l’espoir de la voir perdre et négocient déjà les portefeuilles et les charges dans le prochain gouvernement de la gauche nucléariste. Pas de surprise à vrai dire, les mêmes pitoyables rejetons de l’ancienne écologie politique s’étaient déjà jetés comme un seul homme dans la mascarade du Grenelle, en acceptant que la question nucléaire y soit autoritairement ignorée.
Du petit maire mythomane d’Égletons qui se prend pour l’incarnation du peuple aux cimes de l’État où sans sourciller l’on prétend parler au nom de la France, et de ce que souhaitent ou éprouveraient les Français, résonne l’étrange antienne de la démocratie de représentation qui voudrait que l’un soit un autre et, pourquoi pas, que ma tante soit aussi mon oncle. Comme entre le Père et le Fils, la liturgie démocratique repose sur le même tour de magie plurimillénaire : le principe de consubstantialité entre le peuple et ses représentants.
Comme toutes les catégories devenues caduques d’une version du monde qui a d’ores et déjà cessé de fonctionner — la valeur travail, la forme du salariat comme mode de participation à l’économie générale, l’incontournable croissance comme condition d’équilibre des systèmes sociaux, l’État protecteur et régulateur ultime —, les protocoles de la démocratie de représentation ne font que survivre sous perfusion. À vrai dire, il a déjà été donné à l’électeur français d’éprouver directement ce que vaut cette pauvre mécanique électorale présentée comme le nec plus ultra de tout ce qui serait démocratiquement possible. Les Français ont appris en effet depuis le référendum sur la Constitution européenne que leur verdict peut aussi bien être déclaré nul et non avenu quand leurs commanditaires et bénéficiaires immédiats estiment que le peuple a mal voté.
En admettant un instant cette règle absurde qui voudrait que les vues d’une majorité comptable aient une légitimité quelconque pour imposer ses erreurs de jugement aux autres, la machine électorale n’est désormais arithmétiquement viable qu’à condition de vouloir ignorer la part devenue exorbitante des abstentions : plus de cinquante-quatre pour cent des détenteurs d’une carte d’électeur, près de soixante-dix pour cent dans les banlieues de l’Est parisien aux dernières élections cantonales. En toute rigueur, le parti des abstentionnistes, s’il était pris en compte, renverrait la plupart des élus à leurs chères études.
Cette démocratie, dont l’Occident s’honore au pied de ses palais pour en oublier volontiers les manières quand ses armes et ses capitaux traversent les mers, n’a cours que dans l’étroite sphère du jeu politique, à chaque échéance du calendrier électoral, quand pour un instant le peuple réacquiert un semblant de substance.
Quand seuls la superstition ou le vil intérêt poussent à faire semblant d’y croire, reste-t-il encore quelqu’un à convaincre qu’une élection tranche quoi que ce soit, tant il est admis d’avance que tout candidat sera conduit de gré ou de force à faire le contraire du programme insignifiant dont il se réclame, et que l’essentiel de son action réelle — c’est-à-dire toutes ses abdications successives — ne sera jamais discuté ni par la population ni même par ses représentants.
Il ne se passe pas deux minutes sans que le bruit médiatique scande les vertus de ce paradis démocratique, quand, au quotidien et la vie durant, il est impossible à quiconque d’en éprouver le moindre début d’expérience. Rien n’est moins démocratique en effet, rien ne constitue plus explicitement l’exercice d’un pouvoir unilatéral que ce modèle omniprésent de l’entreprise et de ses rapports au travail qui sont en fait l’unique forme de relations sociales admises en cette version du monde. Rien cependant n’y semble plus généralement considéré comme allant de soi. Ce pauvre monde est à l’image de ses entreprises et de son appareil d’État, fabriqué de fonctionnaires tenus au devoir de réserve. Il se produit et se reproduit, et n’est nulle part discutable par ceux qui l’habitent.
Et pourtant…
Quand parfois une communauté résiste ou parvient à renaître quelque part, l’éclaircie est immédiate. Qui par exemple pourrait faire admettre aujourd’hui aux Indiens de la Commune d’Oaxaca qu’un avenir de « citoyen libre et responsable » soit un sort enviable ? Alors que sous toutes les latitudes, il faut à ce dernier, quand il parvient encore à trouver un emploi, chaque jour que la vie fait, aller conquérir en salarié par quelque activité sordide ou inutile quelques jetons de survie pour un mois de plus, dans la seule perspective de prolonger le plus longtemps possible le même destin sinistre.
À l’exemple du mouvement sur les retraites de l’automne 2010, ou de ces Athéniens qui n’en finissent pas d’alimenter les insomnies des décideurs du Vieux Continent, partout où des groupes de gens tentent sérieusement de s’opposer à cette inéluctable marche vers le pire, resurgit spontanément la forme communautaire des assemblées populaires. L’assemblée est la forme spontanée que prend immédiatement toute tentative de réappropriation du politique par des groupes de populations. Elle paraît bien être le seul contre-modèle qui s’offre à l’esprit de ceux qui, pour toutes sortes de bonnes raisons, entendent pouvoir commander par eux-mêmes au cours des événements.
De la Commune aux soviets, en passant par la Catalogne de 1936 et le foisonnement des assemblées dans la France de 1968, qu’elles soient de quartiers, d’universités ou d’usines, la formation d’assemblées populaires constitue presque toujours le premier geste politique d’une communauté dans les moments de conflit ou de vacance du pouvoir. Le fonctionnement en assemblée répond au besoin évident de pouvoir partager les termes du débat stratégique, la prise de décision et l’organisation de l’action. Elle constitue tout aussi bien dans l’histoire politique et dans l’imaginaire occidental la forme refoulée de la légitimité démocratique, le spectre persistant d’un espace vital où le peuple se ressaisit de ses pouvoirs parce qu’il n’entend plus — et parfois ne peut plus — les déléguer. Les bureaucrates et autres manœuvriers de profession le savent à ce point qu’ils recourent volontiers aux assemblées dans les situations de tension qu’ils ne peuvent résoudre autrement ; au besoin ils suscitent les caricatures.
Le problème est que la vie de ces assemblées a généralement été trop éphémère et trop circonscrite à la situation qui les a fait naître — comme une parenthèse dans le cours ordinaire de la vie — pour que cette pratique singulière d’une autre démocratie s’y construise une expérience un peu solide. Improvisées sur le tas et se sachant destinées à disparaître, elles sont trop souvent animées par la croyance candide qu’un débat sincère et l’avis du plus grand nombre suffiront à produire spontanément des orientations justes et des décisions appropriées. Cela, quand, par réflexe, elles ne reproduisent pas simplement les pratiques désastreuses de toutes les instances de politiciens : débats chaotiques et byzantins, prises de commande en sous-main, décisions prédéfinies en coulisse et arrachées dans l’impréparation par le recours formel au vote, etc., et, pour finir, démobilisation et anéantissement final de ce qui n’aura su ni trouver le temps ni se donner les moyens de durer.
Qui a fait au moins une fois dans sa vie l’expérience d’une assemblée populaire ne peut qu’être frappé par le sentiment inhabituel de puissance et par l’ivresse de liberté qu’elle confère à chacun de ses membres. Pour mesurer ce dont on parle, il faut avoir éprouvé ce que peut donner la conjugaison des idées, l’addition des expériences, l’abondance des moyens spontanément rassemblés et la richesse de talents représentés, ne serait-ce que par quelques dizaines de personnes réunies dans une même détermination.
Même si le concept en reste hautement perfectible et laisse subsister autant de questions qu’il semble en résoudre, le modèle social dominant du seul contre tous n’a que trop longtemps bénéficié du fait que cette contre-pratique de la démocratie n’ait jamais réussi à sortir de l’ombre où l’histoire l’a confinée. Par bonheur, l’édifice social actuel est tellement miné par le doute, à l’exemple de cet ancien Empire soviétique, qu’il se rapproche chaque jour du seuil où l’exemple d’une seule communauté libre surgie en n’importe quel point de la planète suffira à le faire basculer.
Les Indiens d’Oaxaca, sur ce point, nous ont tracé des voies. Contrairement à la démocratie de représentation qui exige une juxtaposition de sujets qui finissent par tout déléguer et par se retrouver au bout du compte désarmés par milliards face aux puissances organisées, une pratique authentiquement démocratique, non hiérarchique, obstinément horizontale, ne paraît pensable que sur la base d’un minimum de culture et de sentiment communautaires entre ses membres.
Notamment avertis contre les pièges de l’urgence, cheval de Troie de tous les pouvoirs, les peuples d’Oaxaca nous enseignent qu’une bonne décision collective ne sort pas toute faite des têtes par le seul fait d’avoir été rassemblées, même au prix d’honnêtes discussions. Il lui faut du temps pour forger son langage, il faut du temps pour affiner une analyse, du temps pour recueillir l’information et du temps pour la vérifier, du temps pour apprendre, du temps pour se former un jugement, du temps pour convaincre, du temps en un mot pour mûrir une décision. La dynamique collective prévaut ici sur toute autre considération, c’est une question stratégique dont aucune lutte, aucune entreprise collective ne peut s’affranchir.
Au regard de l’histoire où se joue le sort des humains, toute bonne idée n’atteint son point d’efficience que lorsqu’elle est collectivement portée, au moment où elle emporte la conviction intime de chacun des protagonistes. Les peuples d’Oaxaca le savent et savent consacrer le temps qu’il faut à la construction la plus élaborée possible du consensus. L’une des tâches qui se présenteront à ces prochaines expériences d’assemblées, que la multiplication et la fréquence des convulsions du système rendent hautement prédictibles, sera de parvenir à penser et à formaliser un tant soit peu leur propre fonctionnement. Ce n’est ni une sorte d’idéal à atteindre, moins encore une question formelle de principe, mais un enjeu stratégique aux conséquences décisives.
Derrière la figure de l’assemblée, dont la durée de vie ne fait que s’inscrire temporairement dans le cours d’une situation, se profile celle plus ambitieuse encore de la Commune qui aspire à se ressaisir de l’ensemble des conditions de vie pour chaque communauté donnée. La pratique du communisme pourrait bien se révéler être, non plus l’aboutissement d’une longue et douloureuse marche pour enfanter une révolution, mais l’une des conditions préalables participant au renversement de ce monde.
Il en est pour penser que le communisme commence ici et maintenant. Nous en sommes.
Daniel Denevert
Automne 2011.
Source : [bleu violet]Bureau of Public Secrets[/bleu violet].
Un [bleu violet]entretien avec Daniel Denevert[/bleu violet].