« Je fais cuire les porcs, je danse et je mène le culte à son terme. »
Dans les notes précédentes, « L’argent comme monnaie d’échange », je m’étais interrogé sur cette chose éminemment énigmatique qu’est l’argent, à la fois pensée et matière : l’immatérialité qui devient matière, l’esprit qui se fait apparent ; mais aussi matière qui devient immatérielle, apparence qui se fait pur esprit ou pure idée, apparence qui s’évapore, qui devient invisible. Pourtant cette chose éminemment énigmatique qu’est l’argent nous dit avec une certaine obstination ce qu’est la matière. Il est devenu l’objet obsessionnel de nos pensées et de nos actions et cependant nous l’ignorons, nous ignorons ce qu’est l’argent et les scientifiques se plongent dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand comme des baigneurs dans l’océan pour tenter de savoir ce qu’est la matière, pour tenter de savoir, en fin de compte, ce qu’est l’argent, cette idée qu’ils ont dans la tête et qui s’est magiquement matérialisée dans leur poche. J’en étais arrivé à la conclusion que l’argent est à la fois l’idée devenue apparente qui se trouve à l’origine de l’activité générique, et la pensée pratique, le moyen (la monnaie d’échange) par lequel l’idée se réalise — le moyen par lequel l’idée devenue visible se réalise comme apparence de l’idée. Cette conclusion un peu hâtive à laquelle j’étais arrivé mériterait un plus ample développement dans ce que j’appellerai une brève histoire de la monnaie, qui consiste à étudier les modifications et les mutations apportées par l’argent dans une récapitulation des différentes figures que peut prendre l’activité pratique de communication, ou activité générique.
La pratique de l’échange de tous avec tous sur laquelle repose la vie sociale présente plusieurs cas de figure ; c’est en regard à ces cas de figure et à leur transformation apportée par l’argent que nous serons en mesure de saisir les changements apportés par l’argent aussi bien du point de vue ontologique que du point de vue métaphysique ou social.
Le premier cas de figure qui se présente est celui offert pas la société originelle dite encore primitive, c’est une société sans État dans laquelle l’organisation sociale revient aux gens eux-mêmes dans le sens où l’autorité reste collective ; chaque membre se soumet à cette volonté qu’il aura en quelque sorte intériorisée comme si elle venait de lui. Il accomplit ses obligations sous la forme de dons ou de dons en retour de son propre mouvement, de son propre gré ; l’ensemble de ces pratiques sont accomplies sans contrainte, comme si cette autorité à laquelle il consent entièrement venait de lui, et cette autorité qualifiée d’éthique vient réellement de lui. Il en perçoit tout l’avantage, il en retire prestige et notoriété : un contentement propre qu’il recherche en suivant les règles d’un savoir-vivre commun. Tous parlent alors une même langue et développent et reproduisent un même discours pour constituer ainsi — et reconstituer indéfiniment — un seul peuple bien défini par sa coutume et ses règles d’usage qui lui appartiennent en propre. Ces règles qui instituent l’ensemble des échanges tissent un réseau serré d’obligations réciproques dont l’entrelacement finit par former la trame fondatrice d’une société, une natte puissante et solide qui se défait et s’effiloche très difficilement sous la pression de l’argent et des comportements nouveaux qu’il suscite. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un membre d’un peuple de se soustraire à cet enchevêtrement d’obligations sans avoir le sentiment d’une rupture, d’un éloignement, qui peut être passager ou progressif et définitif. Ces règles d’échanges, souvent complexes et indéfiniment raffinées, forment l’ensemble des caractères propres à un peuple. Certaines règles peuvent bien avoir des traits généraux au point d’être universellement répandues comme l’interdit de l’inceste ou l’échange des sœurs, toutefois leur application apporte une grande variété, ainsi l’interdit de l’inceste peut-il avoir une extension réduite au cercle des proches ou s’étendre à tout un clan ou à toute une moitié.
Se soumettre à ses obligations, suivre les règles de la vie commune, qui créent et structurent une vie collective, suivre la coutume, c’est tout de suite se saisir et se penser comme sujet social. D’emblée l’intérêt particulier semble exclu des échanges et de leur pratique, qui ont directement une dimension collective. Le troc, par exemple, qui est pratiqué dans le but de satisfaire des besoins privés, dans le sens où ils restent marginaux par rapport aux échanges créateurs de la vie sociale (des liens de parenté, d’alliance ou de dettes), est parfois regardé de haut ou avec mépris, le plus souvent avec indifférence. C’est surtout la notion de don et celle de la dette que le don institue qui apporte cet enchevêtrement de liens puissants produisant la société : le don du gibier au groupe humain auquel on appartient, le don de la meilleure partie de la récolte d’ignames à sa sœur dans une sorte de mise en scène mettant en valeur ce qui est donné. Le donateur fait ainsi allégeance à la communauté et la communauté est en dette envers lui. Le donateur comme le donataire sont saisis comme sujet sociaux, produisant à longueur de temps de la vie sociale.
La personne est bien là et elle a même tendance à se faire valoir en douce, discrètement (dans les échanges coutumiers les rapports de rivalité et de défi, s’ils existent, sont cependant bien plus discrets que dans les échanges cérémoniels, leur discrétion allant jusqu’à leur effacement), pourtant elle n’est pas présente en tant qu’individu, en tant que personne isolée, étrangère à la vie sociale qui se déroule devant elle pour ainsi dire à son insu. C’est la vie sociale elle-même qui est un spectacle pour l’individu de notre civilisation : ce n’est pas tant « la société du spectacle » que la société en spectacle, la vie sociale se donnant en spectacle à l’individu, la vie sociale qui se donne à voir à l’individu que nous sommes devenus et qui ne se sent pas nécessairement concerné. Dans une société sans État au contraire la personne est partie prenante de la vie sociale qu’elle produit et reproduit sans cesse — nous aussi nous produisons et reproduisons sans cesse de la vie sociale, une vie sociale qui s’étend même partout, sur toute la planète, mais cela a lieu comme par inadvertance, nous ne nous saisissons pas comme les acteurs directs de cette vie sociale. Dans une société égalitaire, il n’y a pas de séparation entre le sujet et les conséquences de ses actes. La personne est présente dans ce qu’elle fait ; elle est bien présente comme sujet et elle en a une conscience intime. Cette conscience lui apporte la révélation de son appartenance à un peuple défini par une ensemble de règles de vie qu’elle a faites siennes et auxquelles elle se plie sans contrainte. Ces règles de vie constituent une éthique, elles ne sont pas étrangères à la personne, elles fondent sa personnalité, elles sont fondatrices de l’être. Le sujet social est avant tout une personne éthique, liée si intimement aux règles de vie en société que ces règles font partie de sa conscience de soi, autant dire de sa spiritualité, c’est un savoir-vivre ; et cette intimité avec soi (ou le soi) la distingue de la personne morale. La personne morale, elle, obéirait aux règles de vie imposées par une volonté qui lui est supérieure et perçue comme telle (Dieu, l’État) et qu’elle aura faites siennes dans un acte de soumission et d’allégeance spirituelle : la servitude volontaire.
Ce qui disparaît dans l’échange marchand c’est bien la conscience de soi comme sujet social. Dans l’échange marchand, l’esprit ne fait plus obligation ; l’obligation n’est plus éthique, elle est devenue morale, c’est-à-dire policière ; ce n’est plus l’autorité d’une pensée commune mais bien l’autorité d’un pouvoir séparé, venu d’ailleurs, et qui oblige et contraint. Retrouver sa liberté d’esprit revient à échapper aux contraintes morales qu’impose l’échange marchand et, par l’exercice continu du vol, se rapprocher de l’éthique du don. Dans une société de la contrainte et de l’imposition, faisons du vol un art de vivre.
L’argent apporte un décalage entre l’être humain et la société. L’homme, réduit à n’être plus qu’un individu, ne se saisit plus comme sujet dans une relation construite aux autres, la quête de l’argent l’en éloigne. L’échange de tous avec tous apparaît comme une conséquence indirecte, collatérale, de notre recherche obsessionnelle d’argent. Ce ne sont plus les autres qui sont à l’horizon de notre pensée mais bien cette chose pleine de promesses qu’est l’argent. L’argent, cette chose pleine d’esprit et aux pouvoirs infinis est devenu le propre de l’homme, l’humain se mesure désormais en argent. La valeur se mesure en argent et nous y perdons notre latin ! L’esprit nous éblouit, la pensée dans sa dimension sociale nous éblouit, les marchandises nous éblouissent, l’argent nous éblouit. L’esprit se donne à voir, il nous paraît saisissable, il est devenu l’objet de notre désir et de notre attente. L’esprit devenu chose se dérobe sans cesse et sa séduction se trouve dans cette dérobade, notre humanité se donne à voir dans le même temps où elle se soustrait à notre conscience. Elle se soustrait parce qu’elle se donne à voir.
L’individu est l’être humain qui se trouve dans ce rapport insatisfaisant au « ça » que représente l’argent. L’argent a un étrange pouvoir réducteur (qu’il tire de son pouvoir de séduction), il réduit l’homme à n’être qu’une obsession, il le réduit à l’un, à l’ego, au « ça ». L’argent pense pour nous et nous lui devons l’activité pratique de communication sur laquelle repose une société ou une civilisation, et cette activité pratique de communication se réduit dès lors à l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises, elle devient visible. L’esprit n’a plus de secrets pour nous.
Pour arriver à saisir toutes ces transformations et mutations de l’être qui accompagnent la pénétration de l’argent, il serait bon de nous défaire de tous les présupposés induits par notre civilisation marchande qui voit dans la conscience individuelle et dans l’émergence de l’individu, se dégageant de la gangue du collectif et s’affirmant en s’opposant à lui, un progrès de la pensée. Il n’en est rien, l’individu est l’être humain qui perd sa dimension sociale [1] ou, du moins, la conscience de cette dimension sociale. S’appréhender comme individu n’est pas le signe d’un progrès de la pensée mais le symptôme de sa déchéance. Marcel Mauss avait bien perçu ce décalage entre l’homme de la société sans État (le sujet) et l’homme d’aujourd’hui, l’individu ; mais pour le regretter (enfin pour regretter que le sujet social soit incapable de s’élever à l’individualité), dans son Essai sur le don, il écrit : « Dans ces sociétés, ni le clan ni la famille ne savent ni se dissocier ni dissocier leurs actes ; ni les individus eux-mêmes, si influents et si conscients qu’ils soient, ne savent comprendre qu’il leur faut s’opposer les uns aux autres et qu’il faut qu’ils sachent dissocier leurs actes les uns des autres. Le chef se confond avec son clan et celui-ci avec lui. [2] »
Nous ne sommes plus des sujets et nous n’entrons plus dans un rapport de sujets à sujets, qui est propre aux sociétés non marchandes, nous vivons dans un monde où il n’y a plus de sujets mais seulement des individus ; nous n’échangeons plus entre sujets. L’activité proprement humaine d’échange est tenue par les marchandises et c’est bien cet échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises qui nous prive de notre dimension sociale de sujets. C’est bien cet échange de marchandises qui nous crée en tant qu’humains par ricochets et qui nous apporte le spectacle d’une réjouissance dont nous sommes privés. L’individu est un être humain par commutation.
Maurice Godelier, qui cite ce passage dans son travail intitulé L’Énigme du don (p. 116), semble bien ne pas en avoir saisi toute la portée. Les observations de Marcel Mauss ne relèvent pas « d’une vue spéculatrice et contestable de la société » comme l’avance un peu vite Maurice Godelier, tout au contraire elles mettent l’accent sur ce qui différencie l’homme (ou la femme) vivant intimement au sein d’un groupe humain au point d’en faire entièrement partie, sans qu’il y ait rupture ou discontinuité entre lui et le groupe au sein duquel il se meut, et l’homme (ou la femme) moderne qui, au contraire, marque une discontinuité, une légère ou brutale séparation entre lui en tant qu’individu et la société formée de tous ces « autres », de tous ces autres individus avec lesquels il n’entre plus dans une relation d’échange, dite encore relation intersubjective. Cela ne signifie pas que l’homme primitif (ou la femme) n’a pas conscience de lui-même en tant que personne (et le terme de personne est sans doute plus adéquat que celui d’individu qu’emploie Maurice Godelier dans son commentaire du passage cité [3]), mais il a une conscience ample de lui : il s’appréhende comme sujet social et non comme « sujet » séparé des autres, du lignage ou du clan, il ne s’appréhende pas comme individu isolé (pléonasme).
Le second cas de figure se réfère à la relation d’échanges établie entre une société, un peuple ou une communauté avec d’autres sociétés, d’autres peuples ou d’autres communautés. En général nous employons l’expression d’échanges commerciaux ou plus simplement de commerce pour désigner ce type d’échanges. Dans les sociétés sans État constitué, ces échanges se présentent le plus souvent sous l’aspect d’échanges cérémoniels. Ils se font avec une certaine mise en scène ou cérémonie au cours de laquelle chaque partie précise bien sa position et son autonomie face à l’autre partie. Cette volonté de s’affirmer face à l’autre consiste à faire reconnaître son humanité tout en défiant la partie adverse d’en faire autant. Dans cette mise en scène d’une rivalité entre deux groupes, chacun met en doute l’humanité de l’autre et le défie de prouver qu’il est au moins, sur ce plan, en égalité avec lui. Cette égalité est le plus souvent remise en jeu par le second groupe qui relance le défi par une mise plus grande.
L’humain naît de cette confrontation et de cette compétition entre deux groupes qui se prétendent humain l’un et l’autre et qui doivent en quelque sorte le prouver dans une surenchère de cadeaux, et cela peut aller jusqu’à la destruction complète de tous les biens ; et cette destruction témoigne de la valeur la plus élevée qui consiste à tout perdre et à marquer ainsi son désintérêt pour les propriétés et son peu d’attachement aux biens de ce monde ; et montrer ainsi, a contrario, sa passion pour les choses de l’esprit : l’humain est un état d’esprit, il est l’au-delà des biens matériels. Dans ce genre d’échanges mettant en jeu l’humain à travers le don et l’art de donner avec générosité, nous n’avons plus affaire aux règles de la coutume créatrices d’une collectivité dont les membres sont liés entre eux à travers tout un système d’échanges réglé et institué par tous, mais à la mise en place d’une relation d’échanges qui déborde une collectivité constituée et dont la règle, ne reposant plus sur l’arbitraire de la coutume, est à inventer. Elle ne repose plus que sur l’essentiel : être ou ne pas être humain. Et l’humain se loge dans le don, non dans le don de soi comme le suppose Marcel Mauss, qui ne va pas jusqu’au bout de sa formule « donner, c’est se donner », mais dans son abandon aux autres. Être humain, c’est se mettre à la merci des autres. Là se trouve le véritable défi.
« La guerre et les échanges cérémoniels étaient les deux domaines les plus vastes au sein desquels les individus pouvaient acquérir leur position », écrit Ralph Bulmer dans un article sur les aspects politiques du système d’échanges cérémoniels des Kyaka [4] et il ajoute : « Les hommes qui aujourd’hui sont les tout premiers dans les échanges moka, sont renommés sur une vaste étendue, comme l’étaient les chefs de guerre victorieux aux temps précoloniaux qui, eux aussi, devaient être les membres de clans puissants. » Ce parallèle que l’on est amené à faire entre les échanges cérémoniels et la guerre est encouragé quand nous remarquons que les échanges de type moka ont lieu entre des groupes relativement hostiles dont les rapports alternaient entre alliance et guerre — alors qu’avec des ennemis irréductibles il n’y a pas moka.
Ainsi que le signalèrent et Malinowski et Clausewitz, le commerce est la continuation de la guerre sous une autre forme (ou inversement, la guerre, la continuation du commerce). Cette rencontre entre deux groupes qui se prétendent tous deux humains est une rencontre à haut risque et seule une reconnaissance mutuelle ou une surenchère dans le défi peut éviter la soumission d’un groupe à l’autre. La soumission à un groupe revient à se soumettre à une valeur plus haute de l’humain et à la reconnaître. Se mettre à la merci de l’autre groupe en détruisant toutes nos richesses, ce n’est pas, comme nous pourrions le croire, se soumettre à l’autre, mais le soumettre, le point ultime du défi où tout bascule, en le défiant de risquer le tout pour le tout et de se mettre, à son tour, à notre merci. L’échange cérémoniel est une guerre de parade : le défi que se lancent deux adversaires avant d’en venir aux mains, ou pour ne pas en venir aux mains dans l’espoir qu’un des adversaires se soumette volontairement, reconnaissant ainsi l’ascendant de l’autre sur lui. C’est une guerre qui reste au stade de la parade et du défi, qui ne va pas plus loin, une guerre qui reste suspendue, qui est dans l’air, mais qui peut toujours éclater au moindre prétexte. Les échanges cérémoniels sentent la poudre et le soufre. C’est une guerre continuellement remise au lendemain, c’est un défi spirituel qui cherche à soumettre l’adversaire en faisant l’économie des armes, seulement par la force de l’esprit, en le chargeant de cadeaux, en faisant en sorte qu’il soit en dette et qu’il ne puisse plus rendre, avec largesse, ce qu’il a reçu, qu’il ne puisse plus honorer sa dette, sa dette en humanité. Il est impossible pour ceux qui se pensent et se veulent humains d’éviter ce premier présent et premier défi, et tout l’engrenage qui s’ensuit, sans perdre la face.
« Il y a donc bien quelque part, comme le suggéraient Meggitt et Bulmer, une incompatibilité profonde entre la guerre et les échanges cérémoniels, incompatibilité qui naîtrait de ce que, les échanges cérémoniels étant aussi une forme de compétition pour l’institution d’une prééminence entre les groupes locaux, ils rendraient en partie inutiles la guerre et les guerriers. Ou pour paraphraser la formule de Clausewitz les échanges cérémoniels seraient la prolongation de la guerre par d’autres moyens. Mais prolongation pacifique, ils entraînent l’affaiblissement, la diminution du rôle de la guerre dans les rapports intertribaux. » J’adhère à ce passage tiré de La Production des Grands Hommes de Maurice Godelier [5], toutefois je n’aurais pas parlé d’incompatibilité entre ces deux formes de défi — qui sont aussi les deux manières de se faire la guerre ; mais plutôt d’une compatibilité telle que l’une remplace l’autre, on voit ainsi la guerre succéder promptement aux échanges cérémoniels quand le présent n’est pas accepté ou reçu ou quand le retour attendu ne vient pas, ce qui est alors considéré comme un affront qu’il convient de « laver » au plus vite.
Ce sont les peuples guerriers qui se livrent à cette surenchère autour de l’humain, de l’idée qu’ils se font de l’humain. L’humain est le grand guerrier, l’aoulatta [6] ; tout l’humain se trouve contenu dans le défi, dans celui qui s’affronte à l’ennemi. Et l’ennemi est perçu comme étant l’ennemi de tout un peuple, de ce qui constitue l’humanité du guerrier. L’ennemi est l’ennemi du genre humain. Le grand guerrier prend fait et cause pour le genre humain, il défie et tue l’ennemi du genre humain. Les échanges cérémoniels mettent en scène cette confrontation par le biais du don, mais ne nous y trompons pas ce don est un défi et il est aussi dangereux que la pointe aiguisée et acérée d’une lance, il a pour fin de soumettre le donataire, de l’acculer à une dette qu’il ne pourra pas honorer et qui l’obligera à se rendre à son vainqueur, à « rendre les armes » en quelque sorte. L’humain est un défi continuel, le défi à être humain. Et nous avons besoin de l’autre, de l’autre peuple, de l’autre clan pour se savoir humain, nous avons besoin de nous confronter à ce qui n’est pas nous pour nous élever à la conscience de nous-mêmes en tant qu’êtres humains.
Il est possible de comprendre la guerre commerciale que se livrent en sous-main les blocs (ou les empires) formés par les grandes puissances sous cet angle, celui d’une parade nuptiale avec le risque d’une guerre imminente remis au lendemain. En bons élèves nous nous identifions assez facilement à l’un des blocs en présence sans toujours mesurer à quel point cette guerre commerciale nous échappe tout en nous entraînant dans une course éperdue qui n’a pas de fin. Là encore, dans ce défi, l’argent et la marchandise se sont substitués à l’humain, la puissance de l’argent et du capital a pris la place de l’humain. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ? À contempler l’affrontement gigantesque des puissances commerciales qui dominent le monde tout en gardant par-devers nous le sentiment lancinant de notre impuissance et de notre peu d’humanité ?
☀
Marseille, le 12 juin 2019
Georges Lapierre
Messages
1. Notes anthropologiques (XXXVIII), 1er juillet 2019, 15:34, par Jacques ISTRES
Ce n’est pas seulement l’impuissance, c’est la défaite totale, irréversible !
Pourquoi s’interdit-on de dire, de commenter, que ces textes courts de George sont majeurs. Nous nous y reconnaissons pleinement, témoignage de notre humanité. Comment faisons-nous vivre le don, maintenant ?