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Notes anthropologiques (XXXIX)

jeudi 4 juillet 2019, par Georges Lapierre

Et si nous parlions encore une fois d’argent ? (III)
Le grand commerce
« Le cochon est aux femmes ce que le kapul, le gibier, est aux hommes ; le cochon est le kapul des femmes. » [1]

À mon arrivée au Mexique, il y a maintenant deux jours, ce qui m’a frappé d’emblée en discutant avec les gens est bien l’importance que peut prendre l’argent dans leur vie. En Europe aussi l’argent a bouleversé de fond en comble la vie des gens ; au Mexique, il la bouleverse. C’est l’odeur de l’argent semblable à celle du sang qui a engendré dans tout le pays les cartels du capitalisme sauvage et la longue liste des meurtres impunis. C’est lui qui dicte la politique du président de la République mexicaine face aux puissances du Nord. C’est bien enfin cette actualité d’un chambardement qui distingue les pays qui seront toujours « en voie de développement » des pays du premier monde. C’est bien cette nécessité impérieuse de l’argent qui jette les habitants du Salvador, du Guatemala, du Honduras, du Nicaragua, de Colombie et du Venezuela sur les routes de l’exil, c’est elle aussi qui condamne les Mexicains à quitter leur famille, leur village ou leur quartier pour les États-Unis. Il s’agit d’un véritable exode et tous ces êtres humains qui se dirigent désespérément et au péril de leur vie en direction des pays du premier monde sont les victimes de la guerre qui fait rage actuellement. Cette guerre n’est pas à venir, elle est le malheur quotidien des hommes et des femmes. C’est une guerre contre l’humain. Encore faut-il, dans la confusion que cette guerre fait régner dans les esprits, tenter de préciser ce qu’est l’humain et chercher à définir ce qui s’oppose à lui.

Si le cochon est le kapul des femmes, l’argent serait le kapul du grand marchand. Le kapul désigne dans la société baruya le gibier et il semblerait que le cochon soit assimilé au gibier par ce peuple. Plus généralement dans les sociétés sans État de Nouvelle-Guinée, le cochon joue un rôle central dans les échanges aussi bien sur le plan social et coutumier lors des fêtes en différentes occasions, au cours des initiations, d’un mariage, d’une naissance, des funérailles, que sur le plan des échanges agonistiques entre groupes sociaux. Il déborde alors cet aspect coutumier lié aux règles d’échange propre à une société pour entrer comme don prestigieux lors des échanges cérémoniels dans lesquels se trouvent impliqués des clans, des tribus et des peuples. C’est bien parce qu’il entre comme don prestigieux dans des échanges qui débordent par leur ampleur la communauté que le cochon peu devenir une monnaie d’échange entre les sociétés de Nouvelle-Guinée. Sous ce double aspect, don prestigieux et monnaie d’échange, le cochon n’est pas sans évoquer l’argent. La comparaison entre les deux, entre le cochon et l’argent, nous permettrait peut-être, en analysant les équivalences et les oppositions, en savoir un peu plus sur l’argent.

Les sociétés primitives de Mélanésie au sein desquelles apparaît la figure du big-man me semblent fournir un point de comparaison intéressant avec notre monde. À la différence d’autres sociétés, les sociétés à big-men sont des sociétés sans chefferies héréditaires, si bien que chaque personnage important peut par son allant et son dynamisme regrouper autour de lui une clientèle et se présenter comme le promoteur d’échanges cérémoniels qui lui apporteront prestige et notoriété. Alors que dans les sociétés où la chefferie est héréditaire, la position du chef, du « Grand Homme », de l’« aîné » ou du « grand frère » est acquise et stable, dans les sociétés à big-men, elle est à conquérir et laissée à l’initiative individuelle. Elle devient un enjeu. Les succès recherchés avec ferveur dans les échanges cérémoniels par le big-man conforteront sa position de leader dans cette course à la reconnaissance publique. Toutefois il devra redistribuer à ceux qui forment sa clientèle et qui lui auront fourni les présents à donner, et tout particulièrement les cochons, ce qu’il aura reçu en retour. Ce n’est jamais la personne elle-même qui donne et reçoit en retour, que ce soit le chef d’un village ou le chef de clan ou de tribu kwakiutl ou le big-man, mais le groupe dont cette personne est seulement la figure, le représentant ou le porte-parole. Il offre cochons et coquillages au nom de tous. C’est au moment de la redistribution des cochons que le bât blesse car le big-man aura tendance à la reporter à plus tard et à garder par-devers lui toute cette richesse accumulée afin de participer avec luxuriance à de prochains échanges. Le big-man n’est pas entièrement assimilé au groupe qu’il représente comme peut l’être le chef ou le frère aîné ; sans s’opposer au groupe qui le soutient, il s’en détache légèrement, sans doute du fait que sa position n’est pas acquise et qu’il doit sans cesse la conquérir pour la garder.

Le parallèle entre le big-man des sociétés mélanésiennes et notre capitaliste des sociétés marchandes saute aux yeux et n’a pas échappé aux anthropologues qui étudient les peuples de cette région, dont Marshall Sahlins et bien d’autres à sa suite ou avant lui. Jusqu’à quel point l’idéologie de l’anthropologue, soigneusement cachée, pointant parfois comme par inadvertance le bout de son nez, et qui a sans doute porté l’ethnologue à étudier de près ces sociétés, a-t-elle biaisé sa recherche ? Je ne saurai le dire. Cependant, je vais m’appuyer sur leurs travaux pour pousser la comparaison entre ces deux figures, l’une venue des sociétés sans État, l’autre constituant le centre dynamique de notre civilisation afin de noter les similitudes, facilement décelables, et les différences plus difficilement repérables.

Le moka est un système d’échanges cérémoniels qui associe et oppose un ensemble de tribus dont les territoires entourent le mont Hagen en Nouvelle-Guinée. On doit l’analyse du moka à Andrew Strathern. Ses recherches ont été faites auprès de trois tribus, les Kawelka, les Kipuka et les Minembi, toutes de langue melpa et étroitement liées par des intermariages et des échanges cérémoniels moka entre tribus et entre les clans de ces trois tribus. Avant l’arrivée des Européens, le moka consistait en des dons de cochons et de grands coquillages qu’on allait se procurer contre des cochons auprès des tribus des côtes du golfe de Papouasie (un cochon pour deux coquillages).

Est-ce le cochon qui devient monnaie d’échange ou le coquillage ? Les deux sans doute et c’est l’équivalence qui s’établit entre eux qui crée ce que l’on nomme la valeur, du moins sous sa forme abstraite ou objective : un cochon vaut deux coquillages ou un coquillage vaut la moitié d’un cochon [2]. Dans les sociétés de Nouvelle-Guinée, autrefois, on pouvait utiliser comme monnaie d’échange indifféremment ou le cochon, ou le coquillage. L’un ou l’autre sont reconnus comme présents de haute valeur dans les échanges cérémoniels par les tribus de la région, il en va ainsi pour les pierres trouées de l’île de Yap, pour les colliers de perles des Algonquins, les blasons de cuivre et les fourrures (aujourd’hui, couvertures) des Kwakiutl, les barres de sel des Baruya, etc. La valeur reconnue à la chose donnée et convoitée lors des échanges cérémoniels par tous les peuples qui participent à cette parade agonistique désigne cette chose comme monnaie d’échange universelle (dans le sens de reconnue par tous) pour d’autres formes de transactions comme le troc ou l’échange lié à la coutume. C’est encore l’humain et sa reconnaissance qui donne le ton et qui consacre en quelque sorte la monnaie d’échange. Nous aurons à nous en souvenir quand nous serons amenés à parler de l’argent.

À partir de 1933, les Européens ont apporté eux-mêmes et massivement des coquillages (pearl-shells) et s’en sont servis comme monnaie pour payer les porteurs, acheter des vivres, des terres, etc. Rapidement les coquillages (pearl-shells) ont été éliminés et remplacés par des dollars australiens, aujourd’hui par des kina, la nouvelle monnaie nationale et qui est le nom, dans la langue du pays, des fameux coquillages. Ainsi se clôt la mésaventure du petit coquillage qui, après avoir connu les fastes de la liberté et de l’échange cérémoniel est devenu du vulgaire argent gagé sur le dollar australien. C’était le conte initiatique du petit coquillage où l’on voit apparaître le Grand Inconnu, l’autre, celui qui transforme le monde et bouleverse la pensée et nos rêves : le colonisateur, l’Européen, le Blanc, le Grand Marchand et, avec lui, l’argent comme monnaie d’échange généralisée.

Le big-man devait rassembler un grand nombre de cochons et de coquillages (qu’il s’était procurés par troc) pour pouvoir offrir cette richesse à celui qui avait su s’imposer comme représentant ou big-man de la tribu adverse, ou des autres clans ou groupes sociaux adverses. Il était amené à faire appel à deux sources d’approvisionnement : une source qui lui était propre ou familiale : les cochons que ses femmes, nombreuses, avaient élevés grâce aux patates douces ou au taro cultivés par une main-d’œuvre à son service ; et, seconde source, l’aide sous forme de dons en cochons apportée par son clan et les amis qu’il avait dans d’autres clans, aide qu’il était tenu de « rembourser » avec intérêt en redistribuant avec largesse les dons (en cochons et en coquillages) reçus en retour. Le don en retour constitue le moka, à condition qu’il dépasse en quantité le don initial.

À la différence du chef kwakiutl (se reporter aux premières notes anthropologiques ou à Boas, Champs Flammarion) qui agit directement pour tout son clan, à qui il redistribue ce qu’il a pu recevoir en retour, le big-man semble partagé entre ce qui lui revient personnellement, ce qui revient à son clan impliqué dans la distribution des présents et ce qui revient à ses amis des autres clans qui avaient, eux aussi, apporté leur contribution. Très souvent les cochons donnés sont alignés sur deux rangs. Au premier rang, se trouvent les cochons produits par le groupe domestique du big-man, les cochons qui lui appartiennent en propre ; au second, se trouvent alignés tous les cochons qu’on lui a donnés pour faire le moka, auxquels s’ajoutent parfois les cochons qu’il a reçus en retour des mokas antérieurs et qu’il réinvestit en quelque sorte dans l’échange cérémoniel à venir, sans toujours demander l’avis des intéressés. Deux parts : une part privée et une part publique, clairement séparées afin qu’elles n’empiètent pas l’une sur l’autre et que la redistribution se fasse en fonction des cochons apportés par les uns et les autres.

Cette ingérence du privé dans la sphère publique marque un changement important par rapport au potlatch et fragilise les sociétés à big-men dans la mesure où un individu tire un avantage tout personnel, semble-t-il, de la pratique des échanges cérémoniels. Cet avantage lui permet de consolider sa position de leader mais bien souvent au détriment de ceux qui l’ont aidé par leurs contributions ; en effet ce qui leur revient est remis en jeu par le big-man toujours soucieux de garder et de conforter sa position au sein de la tribu, grâce à sa participation à des échanges cérémoniels de plus en plus importants. Ce faisant, le big-man risque bien de devenir l’artisan de sa perte pour constater que son propre clan et ses amis, ne voyant rien venir, se détournent de lui.

Cette pénétration du domestique et de l’intérêt privé dans la sphère publique n’est pas sans apporter une certaine confusion et l’intérêt privé après avoir tiré parti de la contribution publique finit par s’opposer à ce même public. Celui-ci se rebiffe et prend vite le dessus pour écarter le premier big-man trop obsédé par son propre intérêt, mais pour voir un autre big-man surgir presque immédiatement afin de prendre la place du premier. L’intérêt privé n’a pas le dessus mais il revient à la charge dans une sorte de leitmotiv qui semble ne pas avoir de fin. J’ajouterai aussi que ces sociétés à big-men sont bien moins nombreuses qu’on ne le pense généralement et qu’elles constituent plutôt l’exception que la règle : l’exception qui confirme la règle, c’est-à-dire la prédominance sans partage du public sur l’individu dans les sociétés sans État. Elles ont surtout attiré et focalisé l’attention des anthropologues pour cette émergence de l’intérêt particulier dans des sociétés où il semblait écarté et mis sous le boisseau. Cette immixtion du particulier dans le public se retrouve dans la personnalité du big-man tiraillé entre devenir un individu, isolé dans sa société, ou rester un sujet social.

Toutefois en y regardant de près, je remarque que la société reste maîtresse de la situation, le big-man est sa création et elle bénéficie des retombées de son activité, il devient celui qui se dévoue aux autres, participant par des dons de cochons aux fêtes coutumières, initiations, mariages, funérailles. « Je fais cuire les porcs, je danse, je mène le culte à son terme », peut s’exclamer publiquement le big-man après avoir offert des dons de viande de porc à tous au cours d’une fête publique. C’est finalement la société qui tire profit de la quête du big-man, de sa recherche trépidante de reconnaissance, de prestige et de notoriété ; elle use et détourne à son avantage le particulier qu’elle fait naître. Pour cette raison, un nouveau big-man apparaît dans un leitmotiv sans fin quand un big-man disparaît, englouti dans le commun [3].

De nos jours ce serait plutôt l’inverse qui se passe : le capitaliste qui se sert de la société pour des fins qui lui sont propres. À moins que ce ne soit la société qui se sert du capitaliste — c’est ce que doivent penser les hommes d’État quand il leur arrive de réfléchir avec complaisance sur le pourquoi de leur soumission aux maîtres du monde. Mais nous voyons bien que la rupture est consommée et que la société se trouve réduite à l’impuissance aussi bien par les capitalistes que par leurs hommes liges, et nous en avons la preuve aujourd’hui même quand il nous est donné d’assister à une manipulation éhontée de la société par ces employés du capital que sont les hommes d’État. Jusqu’à quand ? Toute l’histoire de la société occidentale, chrétienne et marchande se résume à ce résultat : la mainmise d’une catégorie sociale sur la société ou comment l’institution de l’esclavage comme fondement de la société passe à la société tout entière. L’argent en s’appropriant la pensée de tous joue un rôle central dans cette histoire. Dans les sociétés à big-men, le particulier n’apparaît que pour être détourné par la société à son avantage (au bénéfice de la société). À quel moment le particulier va-t-il s’affirmer en rupture avec la société et contre la société ?

Dans les sociétés sans État, la monnaie (ou ce que nous sommes censés considérer comme de la monnaie) tire son prestige et sa valeur, reconnue par tous, de l’échange cérémoniel, au cours duquel l’humain est mis en jeu et pensé. C’est bien là finalement le but des échanges cérémoniels : penser l’humain. Dans les sociétés primitives, la monnaie tire sa valeur de l’humain, de cette expérience pratique qui consiste à penser et à concevoir l’humain. L’humain est une notion parfaitement subjective qui se fait jour et se dégage de la pratique du don et du don en retour prenant la forme d’un défi. L’humain est contenu tout entier dans le défi, l’humain se résume à un défi, celui d’être humain, de se montrer humain par la pratique du don — et cette pratique du don est ostentatoire et publique, cette notion d’être humain n’est pas seulement une notion abstraite, elle naît d’une pratique, elle apparaît et se montre, elle doit se montrer, elle ne peut que se montrer. Il s’agit alors pour les partenaires de l’échange cérémoniel, clans ou tribus, de relever ce défi — par le biais d’une personne, frère aîné ou big-man, qui deviendra et sera l’« être humain » de tous. Pour cette raison, le défi est public, à travers la rivalité des clans en la personne du frère aîné ou du big-man, il engage et compromet toute la société. Ce n’est pas une notion abstraite, c’est une notion qui prend forme à partir de la mise en scène du don — ce qu’il implique de liberté, du choix laissé à l’adversaire d’être ou ne pas être humain.

La monnaie d’échange, qu’elle soit faite de cochons ou de coquillages, prend sa source dans cet espace libéré, dans ce creux où se dessine l’humain, elle se trouve liée à cette notion qui se dégage au creux du défi et de ce qu’il représente. C’est une notion à la fois vide de mots et pleine d’une parole, d’une seule parole : l’acte pratique du don qui consiste à défier l’autre en humanité. Être humain c’est se mettre volontairement à la merci de l’autre, « rendre les armes » non parce que l’on est vaincu mais parce que l’on a décidé de reconnaître l’autre comme humain et ainsi à l’engager à l’être — c’est sa dette, sa dette inévitable et ineffaçable, envers celui qui a pris le risque inouï de le reconnaître en se mettant à sa merci [4]. D’un point de vue social, la question qui se posera suite à la domination d’une aristocratie d’origine guerrière sera la suivante : est-ce l’aristocratie qui se trouve en dette vis-à-vis de la population qu’elle domine ou la population qui aura contracté une reconnaissance de dette vis-à-vis de l’aristocratie ? Le répondant pratique de cette mise en scène du don est la vie sociale, il est toute la vie sociale. À la suite de ce long détour, à l’origine de la monnaie et de la valeur, nous retrouvons la société. Finalement, comme nous pouvions nous y attendre, c’est une lapalissade qui boucle la boucle. Pourtant cette lapalissade permet de recentrer une réflexion qui a tendance de nos jours à se disperser dans toutes les directions et à noyer le poisson en quelque sorte. La monnaie représente toujours un défi, celui qui consiste, pour les femmes et les hommes, à vivre en société.

L’argent nous a fait perdre de vue ce défi comme il nous fait perdre la tête, pourtant c’est bien lui, le défi, qui crée la valeur. Aujourd’hui, nous ne retenons de la valeur que la notion d’équivalence : un cochon vaut deux coquillages (ou quatre, ou cinq, ou mille suivant l’inflation et la demande en cochons ou en coquillages) ou vaut tant d’heures de travail socialement nécessaire pour produire un cochon adulte et gras. En Grèce, dans les temps homériques, avant qu’existât la monnaie telle que nous la connaissons, le bœuf était l’unité de compte : dans l’Odyssée, il est dit au sujet d’Euryclée, servante de Télémaque, que « toute jeune autrefois, Laërte, de ses biens, l’avait payée vingt bœufs [5] ». Dans l’Iliade, on voit une esclave estimée à quatre bœufs, une armure à neuf, et un trépied à douze. Pourtant tout ce jeu des équivalences, sur lequel se concentre désormais la pensée spéculative, prend naissance à ce point chargé de mystères et d’étrangetés que sont la vie sociale et le défi qu’elle représente.

À partir du moment où l’être humain entre dans ce système d’équivalence pour valoir tant de bœufs ou de cochons (ou tel salaire), il perd immédiatement sa qualité d’être humain. La valeur tirée du système d’équivalence entre la chose et la monnaie réduit l’homme (ou la femme) à l’état de chose (l’esclave), c’est bien ce que font tous les « économistes », dont Karl Marx qui définit la valeur en temps de travail socialement nécessaire pour produire ladite marchandise. Ce n’est que dans une société esclavagiste que l’on peut chercher à définir objectivement ce qu’est la valeur en la faisant entrer dans un système d’équivalence entre l’objet (la marchandise et la « force de travail », considérée comme une marchandise) et la monnaie (la marchandise universelle). La valeur est une notion subjective en rapport avec le sujet social, l’homme, ou la femme. Chercher à en faire une notion objective, c’est admettre que le sujet social a disparu ou que le véritable « sujet » social — ou, dans ce cas, l’« agent » social — est la chose même : l’argent.

Bœufs, cochons, coquillages, fourrures, couvertures… la monnaie reste encore étroitement liée à l’échange cérémoniel, elle en garde comme une présence, une empreinte presque charnelle, même si, avec le temps, le souvenir se fait vague, s’estompe, et se perd peu à peu. Avec l’argent comme monnaie d’échange, il s’est complètement perdu, semble-t-il. On peut même se demander si la pièce de monnaie d’or ou d’argent (qui semble bien avoir perdu jusqu’au souvenir de ce qui pouvait encore l’attaché au vivant) s’était trouvée un jour, comme les cochons ou les bœufs, liée à l’échange sous sa forme agonistique. Peut-être… Peut-être si nous supposons que la lointaine ancêtre de la pièce de monnaie était la médaille d’or ou d’argent gagnée aux jeux panhelléniques par exemple. Toutefois cette médaille ou cette pièce de monnaie échappait aux gens eux-mêmes, elle était imaginée, émise et fabriquée par une instance supérieure, à la fois émanation de la société et au-dessus d’elle.

La cité grecque se substitue aux gens en tant qu’instance au-dessus de la population. C’est elle qui émet les pièces de monnaie (ou les médailles pour les jeux qu’elle organise). Nous devons prendre en considération cet état de fait et la nouveauté qu’il apporte par rapport à ce qui existait primitivement si nous cherchons à comprendre ce qu’est l’argent et à marquer sa différence avec la monnaie d’échange « primitive ». L’argent naît avec l’État et l’État en est le garant. Il garantit sa valeur, qui devient sa valeur d’échange en termes d’équivalence. Cet État peut être un empire, une royauté, une république, ou la cité grecque [6].

Ce n’est qu’au Ve siècle que cette monnaie, création de la cité-État, se substitue dans le monde hellénique aux bœufs ou à tout autre bien dont la valeur d’échange est reconnue par les partenaires, pour devenir progressivement l’instrument le plus approprié des échanges commerciaux sur une grande échelle, donnant ainsi naissance à une richesse mobilière, confortant une richesse foncière ou s’opposant à elle : « Il se forma ainsi une aristocratie hybride, où la race et la terre gardaient leur prestige, mais où l’échelle de valeurs sociales était constituée par la richesse quelle qu’en fût l’origine. “L’argent fait l’homme”, “l’argent mêle le sang”, disent en gémissant les louangeurs du passé ; mais ils ont beau protester, rien n’y fait. Le luxe est un titre politique. Pour avoir droit aux magistratures, il faut être prêt à célébrer de magnifiques sacrifices dans la cérémonie d’installation, à offrir au peuple des banquets et des fêtes, à orner la ville de temples et de statues. » (Gustave Glotz, La Cité grecque, p. 77.)

Mexico, 28 juin 2019
Georges Lapierre

Notes

[1Déclaration des Baruya reprise par Maurice Godelier dans La Production des Grands Hommes, Champs essais, Flammarion, 1996.

[2« Les deux premiers pearl-shells (coquillages) sont appelés “pattes avant” et “pattes arrière”, ce qui exprime leur équivalence avec un cochon. Et le don lui-même est appelé “cochon oiseau” parce qu’on espère que ce don va provoquer un don en retour où les partenaires danseront sur le terrain cérémoniel parés de toutes leurs plumes d’oiseaux de paradis. » (Maurice Godelier, L’Énigme du don, Champs essais n° 783, p. 136.)

[3Cette ronde des big-men dans les sociétés dites archaïques n’est pas sans évoquer la ronde des majordomos dans la société indigène au Mexique, eux aussi tirent une notoriété certaine des contributions qu’ils sont amenés à fournir lors des fêtes dont ils ont eu la charge.

[4Cette notion de dette, qui constitue encore, mais sous une autre forme, le levain de nos sociétés marchandes, reste une notion de la plus haute importance, j’aurai sans doute l’occasion de revenir à cette notion dans les notes anthropologiques futures.

[5L’Odyssée, traduction Victor Bérard, Gallimard, 1955.

[6Les premières monnaies, dans le sens de monnaies d’État ou monnaies institutionnelles émises par la cité, sont apparues vers la fin du VIIe siècle en Grèce d’Asie. « On admet généralement, écrit Claude Mossé, que les Grecs empruntèrent l’instrument monétaire aux rois lydiens dont la richesse était proverbiale et avec lesquels ils entretenaient des relations étroites. » Cependant, précise Jean-Claude Poursat, la monnaie grecque n’a guère eu de rôle commercial avant le Ve siècle. Elle était utilisée, nous dit-on, dans le cadre du fonctionnement politique de la cité : « un instrument de normalisation des rapports sociaux entre les mains du législateur soucieux de faire triompher le juste équilibre entre les membres de la communauté civique », écrit Claude Mossé (Mossé, 1999, p. 137) Sans doute, pour ma part je chercherai plutôt l’origine de la monnaie dans la médaille, dans la reconnaissance des qualités du guerrier citoyen, de l’aristocrate faisant partie de la classe gouvernante ; ce qui était recherché au cours des jeux et des compétitions à l’intérieur de la cité ou entre cités ce n’était pas l’inégalité des participants mais leur égalité, leur parité : les égaux, ainsi émergeait l’idée de classe sociale à l’intérieur de laquelle, tous sont égaux. Les sources anciennes attribuent l’invention de la monnaie aux premiers tyrans œuvrant à la création et à la mise en place de cette entité politique qu’est la cité. Élément de prestige aux mains des tyrans, la monnaie fut un instrument de fonctionnement de l’État-cité au moment de sa naissance et de sa formation. Elle a accompagné l’accroissement de pouvoir de certaines cités (Poursat, 1995). Comme la « chouette » athénienne, elle fut l’un des symboles de leur identité.

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