Nous pouvons supposer, si nous suivons les conclusions des chercheurs, que l’âge néolithique fut marqué en Grèce par l’existence de peuples divisés en tribus et en clans formant une peuplade assez homogène dite préhellénique répartie dans des villages de pêcheurs, d’agriculteurs et d’éleveurs, se consacrant parfois à un nomadisme limité dans le temps et dans l’espace. Vers la fin du troisième millénaire, des peuples venus de l’intérieur des terres comme les Indo-Européens dits grecs, hellènes ou achéens ont progressivement envahi la péninsule grecque, cette pénétration est marquée dans un premier temps par des destructions, puis il semblerait que la société se soit recomposée progressivement en assimilant ces nouveaux venus qui auraient alors constitué une aristocratie guerrière maîtresse de vastes domaines. Nous pouvons aussi supposer que cette arrivée de nouveaux venus connaîtra des vagues successives modifiant chaque fois, mais selon le même schéma général reposant sur la domination d’une aristocratie guerrière, des sociétés qui s’étaient plus ou moins stabilisées avec le temps.
Cependant les archéologues ont pu noter des modes d’échanges, « qui n’ont certainement que peu à voir avec la notion moderne de commerce [1] », mais qui, pourtant, s’en approchent sérieusement. Les études récentes ont montré l’existence, dès le Néolithique, des réseaux qui permettent en particulier à l’obsidienne de Mélos de circuler dans une grande partie du monde égéen. Les cartes de répartition des objets mettent en évidence toute une série de contacts dans le bassin égéen entre les Cyclades et la Crète, entre les Cyclades et le continent.
Ce qui caractérise le début du Néolithique, c’est le fait que les nouvelles populations de fermiers-éleveurs installées dans les plaines et bassins alluviaux fertiles non seulement ont apporté avec elles des espèces animales et végétales domestiquées, mais ont aussi utilisé principalement, pour leur outillage lithique ou les objets de parure, des ressources extérieures souvent très éloignées et d’accès apparemment difficile : alors que leurs prédécesseurs s’étaient contentés des ressources locales et s’y étaient adaptés, les groupes néolithiques ont créé un nouvel environnement ; il y a une réorganisation socio-économique de l’espace égéen. L’obsidienne de Mélos, la plus exploitée, parvient jusqu’en Thessalie, le silex d’Épire ou d’Albanie jusqu’en Argolide… (Poursat, 1995, p. 21.)
Cette forme d’échange, qui s’apparente par bien des points au commerce avec production de biens, circulation et troc de ces biens dans tout le bassin égéen, va s’amplifier avec l’âge du bronze et la naissance de la métallurgie. L’invention du bronze, qui est formé par l’alliage du cuivre et de l’étain, nécessite de se procurer ces deux métaux que l’on ne trouve pas en général sur place. Ce développement des échanges ainsi que celui des techniques s’accompagne d’un accroissement des inégalités sociales et, avec elles, d’une demande accrue d’objets précieux, ivoire, or, argent, marbre. La présence des empires comme celui de l’Égypte, de la Perse ou du royaume hittite va précipiter la demande de biens de toute sorte et encourager le développement des échanges commerciaux dans tout le bassin méditerranéen du Levant.
Quelle forme peut bien prendre cet échange ? Existe-t-il un produit de référence qui servirait de monnaie, bœufs, or, argent, objet fabriqué, coupe, vase, trépied ? C’est un échange qui semble se différencier de l’échange cérémoniel ou coutumier pour tirer vers le troc et l’échange de type marchand. C’est une hypothèse qui se tient, mais, je dois reconnaître que nous sommes très peu renseignés sur ce sujet. Cependant je dirai que dès le Néolithique apparaît un type d’échange qui se détache aussi bien de l’échange de type cérémoniel reposant sur le défi et l’art de donner (genre potlatch) que de l’échange coutumier, reposant sur les règles d’un savoir-vivre à l’intérieur d’une communauté, pour se rapprocher du troc. Mais d’un troc qui prend alors une dimension beaucoup plus large que celle concernant l’échange privé à l’intérieur d’un village, d’une communauté ou même d’un peuple, c’est un troc qui prend une dimension interrégionale et même, le plus souvent, une dimension internationale, dépassant les limites d’une communauté, d’un peuple, d’un pays, d’un État, d’un royaume ou d’un empire. C’est l’ébauche d’un échange qui s’apparente à l’échange marchand, d’un commerce qui n’est déjà plus un commerce de voisinage, un commerce qui perd sa proximité humaine et coutumière pour connaître une dimension plus large, plus ample, mais dans laquelle l’être humain s’efforce de se procurer, soit par le troc, soit par le pillage, la piraterie et la guerre, les biens qu’il convoite et qui lui permettront d’étendre ses alliances par des cadeaux ou des échanges de cadeaux et de répondre à ses obligations sociales. Nous ne devons pas perdre de vue l’aspect collectif et social des échanges qui, à mon sens, reste essentiel si nous voulons appréhender cette préhistoire de la Grèce.
Dans les notes précédentes, j’avais parlé de l’Idée de l’échange et de sa visibilité, devenue l’objet ou le but de l’activité humaine. Avec le commerce dans sa nouvelle dimension, l’Idée de l’échange est toujours bien présente ainsi que sa visibilité sous l’aspect d’une richesse matérielle, elle a même pris avec son éloignement, de l’importance et de la puissance, pourtant elle ne concerne qu’une frange sociale, qu’elle aura d’ailleurs tendance à consolider et à renforcer. C’est à travers cette richesse et les perspectives nouvelles qu’elle apporte qu’une classe sociale prend conscience d’elle-même et de son pouvoir sur la société et, plus exactement, de son pouvoir social. La richesse est devenue visible, la valeur d’un lignage se mesure désormais à l’aune de ses biens, toutefois ses « propriétés » ne sont pas seulement une pure apparence, cette richesse est sociale, c’est le pouvoir de mener une vie sociale riche, élargie et intense. Toute une partie importante de la population se trouve écartée de cette vie sociale riche, élargie et intense. Au fur et à mesure que le capital ou l’idée s’éloigne, la richesse, dans une sorte de processus chimique, se cristallise (ou se matérialise) pour apparaître, pour devenir de plus en plus visible. En même temps qu’elle apparaît, elle devient le privilège réservé à une catégorie de la population (les guerriers) ; et cette catégorie de la population dont la richesse sociale se fait de plus en plus visible prend de l’ascendant sur toute la société. La visibilité de l’idée est le signe de son éloignement : plus l’idée se fait apparente, plus elle s’éloigne de la population dans son ensemble. L’échange marchand, ce que l’on appelle le commerce, est un moment de cet éloignement, mais déjà les pierres de l’île de Yap, les colliers de perles des Mohicans ou les blasons de cuivre des Kwakiutl marquaient un premier éloignement. L’histoire des civilisations est l’histoire de cet éloignement, ce serait l’histoire universelle de l’aliénation de la pensée.
Le premier contact que les historiens ont avec ce qu’ils nomment « la civilisation » est la civilisation minoenne et elle concerne principalement l’île de Crète et, dans une moindre mesure, celle de Santorin. C’est une civilisation marchande dans le sens où le commerce semble prendre une place de plus en plus envahissante. L’île de Crète est particulièrement bien placée entre Chypre, l’Anatolie, la Syrie, l’Égypte et le continent européen, cette civilisation s’étale sur une très longue période, un millénaire et demi environ, de 2700 av. J.-C. à 1200 av. J.-C. Cette longue période est divisée en plusieurs phases, de la phase pré-palatiale à la phase post-palatiale débouchant sur la civilisation mycénienne et continentale. Cette civilisation minoenne est marquée par l’édification de bâtiments importants comportant parfois deux étages et de nombreuses salles et couloirs qui donnent à l’ensemble l’aspect d’un labyrinthe. On a donné le nom de palais à ces édifices, ce qui n’est pas sans apporter une certaine confusion. En effet, à part le fait que le commerce maritime constitue sa principale activité, l’organisation de la société crétoise reste énigmatique. Ces palais comme ceux de Cnossos, Phaistos, Malia, pour ne citer que les plus importants semblent bien par leur démesure cristalliser, concentrer autour d’eux, tout le pouvoir dans une vaste région, mais de quel pouvoir s’agit-il ? Quel genre de rapport ce pouvoir entretient-il avec la population ? Quel est le lien entre ces édifices grandioses où se déploie une activité de ruche et la société ? Est-il surajouté à la société ou en est-il l’émanation ?
« Plus que vers une histoire événementielle, c’est vers l’étude du fonctionnement du système palatial, c’est-à-dire de l’organisation économique et sociopolitique, que s’orientent les études. Le principal problème reste sans doute celui du degré exact de centralisation du pouvoir royal : dans le contrôle de l’organisation religieuse et les sanctuaires, de la production économique, des échanges de type commercial », écrit avec justesse Jean-Claude Poursat, et il ajoute : « Les rois crétois restent inconnus et seuls des éléments iconographiques d’inspiration égyptienne suggèrent une conception analogue du pouvoir royal et confirmerait la présence de rois dans les palais. » Bien peu de chose finalement ! Je me demande parfois si les historiens ne sont pas influencés par les préjugés propres à leur discipline, qui les conduisent à placer des rois au sommet de toute concentration de pouvoir comme un point sur un trône, à la fin de quoi ils en arrivent à s’auto-influencer, à donner le nom de palais à des édifices qu’ils jugent grandioses pour peupler ensuite ces dits « palais » de rois.
Des légendes circulent dans le monde grec des âges obscurs sur les commencements, et les aèdes font allusion à Minos, roi mythique d’une civilisation raffinée dont l’origine se perd dans la nuit des temps, quand les hommes et les femmes côtoyaient encore les dieux et les déesses. Pourtant aucun indice ne nous permet d’affirmer avec certitude que nous avons affaire à un régime monarchique, aucun nom ni aucune figure de souverains ne nous sont connus — ce qui n’est pas le cas des pharaons égyptiens, ni des empereurs perses, ni des rois hittites, ni, plus tard, des basileus grecs. Alors ? L’expression d’un pouvoir concentré et centralisé se manifeste, réparti en divers points de l’île, comment l’appréhender et le définir ?
Les rois de Cnossos, de Mycènes ou de Troie ont négligé de perpétué leur souvenir. Tout un chacun est libre de croire, s’il le souhaite, que le roi Minos à Cnossos, Agamemnon à Mycènes et Priam à Troie sont des personnages historiques, et non des figures mythiques, mais personne ne les a jamais trouvés sur place sous quelque forme que ce soit, ne serait-ce même que sous la forme d’un nom sur une dalle ou sur un sceau [2].
Alors si nous tentions de saisir et de comprendre la civilisation minoenne dans une perspective légèrement différente de celle que nous impose notre propre histoire ?
Au cours de ce millénaire et demi, il a pu y avoir des changements importants au sein de la société crétoise et une déchirure dans la société a pu apparaître peu à peu. Dès l’époque protopalatiale (2000-1700), les pratiques funéraires révèlent une séparation entre d’un côté la persistance de tholoï, tombes collectives circulaires, au milieu de sépultures plus individuelles dans des jarres ou des cercueils en terre cuite. Plus tard, à l’époque néopalatiale (1700-1450), la présence de grandes résidences dans un environnement jusqu’alors modeste et égalitaire peut indiquer une hiérarchisation de la société et l’existence d’une classe ou d’une catégorie sociale dominante. Des centres comme Cnossos, Phaistos ou Malia et bien d’autres ont connu des bouleversements importants, des destructions et des reconstructions. Cependant la civilisation minoenne se démarque clairement des autres civilisations qui lui étaient contemporaines comme la civilisation égyptienne ou sumérienne par un certain nombre de caractères propres qui nous amènent à revoir certains supposés ou présupposés concernant l’organisation des sociétés dites historiques.
À première vue rien n’indique qu’il s’agit d’une société complexe au sein de laquelle une classe sociale, avec à sa tête un chef suprême (pharaon, empereur ou roi), détiendrait le pouvoir et soumettrait la majorité de la population à sa volonté. Nous gardons le sentiment d’avoir affaire à une société originelle n’ayant pas connu d’invasions étrangères [3], préservant ainsi son homogénéité et se développant sans nécessairement présenter une fracture en son sein entre une classe dirigeante et la population. L’habitat mis au jour au cours des excavations archéologiques semble égalitaire, avec des habitations modestes composées de deux pièces. Ce n’est que sur le tard, avec la pénétration des Grecs dans l’île, qu’une différenciation de l’habitat va apparaître. La constitution de chefferies locales et régionales a bien pu se faire jour au cours du temps, mais celles-ci ne devaient pas présenter nécessairement une rupture avec le reste de la population. Jean-Claude Poursat a bien écrit que le développement du commerce, comme celui des techniques, semble s’accompagner « d’un degré croissant d’inégalité sociale qui transparaît dans un habitat différencié avec la constitution d’une “élite” qui tire parti du commerce en prenant le rôle d’intermédiaires dans les échanges », cependant cette « élite » ne semble pas, pour autant, constituer une classe sociale distincte de la population originelle. Et puis surtout nous pouvons aussi nous demander si cette élite est issue de la société crétoise proprement dite ou si elle accompagne la présence grecque dans l’île à partir du XVe siècle.
C’est seulement une supposition mais nous pourrions comparer la civilisation minoenne à la civilisation originelle du Tigre et de l’Euphrate ou encore à celle de l’Indus telles qu’elles ont pu se développer avant la conquête des peuples nomades et guerriers, des Sémites ou des Aryens. Ce ne sont là, bien entendu, que des hypothèses, mais ces spéculations nous invitent à la prudence et à aborder le sujet extrêmement intéressant de ces premières « civilisations » avec un esprit libéré des schémas habituels. L’arrivée des Grecs en Crète ne se fera que vers 1450 [4] et elle aura pour conséquence une séparation à l’intérieur de la société (connaissant déjà une certaine inégalité de richesse et de pouvoir en son sein) entre une classe dirigeante venue de la péninsule, détentrice de l’autorité, et le reste de la société crétoise.
Le modèle d’une société tirant une richesse matérielle du commerce se perpétue mais sous quelle forme s’exerce désormais l’autorité ? Est-ce l’autorité d’une classe aristocratique composée de guerriers tirant avantage de cette richesse matérielle produite par l’activité commerciale ou bien est-ce l’autorité des centres administratifs à vocation marchande qui caractérisent la civilisation mycénienne venue du continent ? Nous pouvons nous demander si, dans un premier temps, la civilisation minoenne née en Crète de l’activité commerciale n’a pas donné naissance sur le continent à la civilisation mycénienne, tirant, elle aussi, sa richesse de l’échange marchand dont profite une classe aristocratique (qui n’existait sans doute pas en Crète) ; et qu’ensuite, dans un deuxième temps, en 1450, ce serait cette même aristocratie guerrière qui aurait imposé le modèle mycénien à la Crète (le modèle dont elle tire avantage). Ce ne sont là que des hypothèses, mais les historiens des profondeurs du temps avancent en formulant des hypothèses un peu à la manière des astrophysiciens qui s’intéressent aux profondeurs de l’espace. Je reviendrai un peu plus loin sur cette question quand j’aborderai la civilisation mycénienne.
L’idée que la Crète, à l’abri d’une invasion venue de l’extérieur, ne connaîtra l’émergence d’une classe aristocratique qu’en 1450 se trouve en partie confirmée par les travaux des archéologues comme ceux de sir Arthur Evans qui discernent dans la religion crétoise des racines préhelléniques. En effet deux figures importantes, venant sans doute du néolithique, paraissent dominer une religion qui garde encore, à travers les cultes domestiques et les cultes dans le secret des grottes, un attrait pour la simplicité des cœurs et une relation proche et immanente au sacré : celle de la Grande Déesse et celle du taureau. C’est une religion qui n’est pas marquée par la transcendance, par une séparation importante, par une fracture entre le croyant et l’univers des dieux.
L’importance des figures féminines — déesse de l’arbre, déesse aux lions, déesse aux serpents, déesse aux colombes, déesse aux pavots, déesse de la montagne — rejette dans l’ombre les dieux aux noms masculins et olympiens. Zeus est bien né sur une montagne de l’île, il n’est que l’époux ou le fils plus ou moins effacé de la Terre-Mère, de la Grande Déesse. L’époux de la Reine. Le taureau, et ce qu’il symbolise ou représente, semble avoir fasciné ce peuple, au point où les cornes de taureau sont l’objet d’un culte important pour ne pas dire obsessionnel. Le culte du taureau et celui des déesses trouvent leur étrange unité dans la représentation de ces femmes aux bras levés en forme d’équerre, suggérant symboliquement les cornes de taureau. D’ailleurs la présence des figurines féminines jointes à celles du taureau n’est pas sans évoquer la civilisation née sur les bords de l’Euphrate et décrite par Jacques Cauvin dans son livre Naissance des divinités, naissance de l’agriculture [5] dans lequel l’auteur note la prédominance des figurines « féminines et bovidiennes aussi bien en Iran que de part et d’autre de la Caspienne » accompagnant la naissance d’une société égalitaire au Néolithique.
Cette inappétence pour la transcendance, pour ce qui domine et soumet, nous incite à concevoir l’organisation sociale sans nécessairement nous prêter à nos marottes et à notre goût pour un ordre venu d’en haut. Cet ordre reposant sur l’autorité d’une aristocratie guerrière s’imposera avec la pénétration des Grecs sur l’île, assez tard, finalement. Avant la soudaine intrusion de l’univers viril et hiérarchisé des guerriers, la société crétoise en ses commencements, comme la société de l’Indus ou comme celle de la Mésopotamie au tout début, offrait un aspect différent de celui auquel nous sommes habitués : plus féminin et plus égalitaire dans lequel la virilité a son attrait sans qu’elle soit pour autant dominatrice et oppressive. La société crétoise d’antan, telle qu’il m’arrive de l’imaginer, m’évoque parfois la société de l’isthme de Tehuantepec au Mexique dans laquelle les femmes jouent encore un rôle social important et où les échanges, le commerce et les fêtes, las velas, gardent une place centrale.
Nous ignorons tout sur la forme qu’ont pu prendre les échanges entre les gens à l’intérieur de l’île. Sous quelle forme et sous quel aspect l’idée incitant l’échange et la communication des habitants entre eux se présentait-elle ? Quelle pouvait être la forme concentrée et diffuse du capital (tel que je l’ai défini dans les notes précédentes) ? Nous l’ignorons, nous ignorons même s’il existait sous une forme visible, concentrée et diffuse. Quel type d’échanges dominait ? Échange cérémoniel, coutumier, troc ? Nous ne le savons pas. L’échange commercial de marchandises sous la forme du troc a pris des proportions si envahissantes qu’il a focalisé sur lui toute l’attention et toute la recherche des archéologues et des historiens. Il semble bien avoir occulté toutes les autres formes d’échange qui pouvaient exister à l’intérieur de la Crète. C’est le commerce maritime qui a donné à l’île une envergure reconnue dans toute la région. La Crète se trouve à un carrefour maritime où se concentrent et se croisent les échanges méditerranéens et égéens, les marins crétois vont chercher le cuivre à Chypre, l’or en Égypte, l’argent et l’obsidienne dans les Cyclades, l’étain, venu d’Espagne, de Cornouailles ou de Gaule, en Sicile. Les marchands crétois tireront parti de cette position privilégiée d’intermédiaires dans les échanges « internationaux » de matières premières, ils se feront aussi producteurs de marchandises ; à partir de l’or, les orfèvres crétois fabriqueront des bagues et des bijoux précieux ; à partir de l’étain et du cuivre, les forgerons fabriqueront des armes, des épées, des fers de lance, des poignards, des haches ; avec la terre argileuse trouvée sur place, les potiers fabriqueront des vases, des rhita, des cratères, des coupes d’offrandes. Avec la laine, les tisserands élaboreront des tissus recherchés. Enfin, il y a le vin et l’huile d’olive, produits de luxe que les marchands crétois (ou les marchandes crétoises) exportent.
Cette activité commerciale a fait la richesse matérielle de l’île et cette richesse matérielle (architecture, fresques, bijoux, objets de cultes) dont les archéologues sont friands a laissé témoignage dans toute l’île. C’est elle qui a haussé la société crétoise au statut de civilisation. Pourtant cette richesse matérielle qui a fait la renommée « universelle » de l’île m’apparaît comme la partie la plus superficielle de la société crétoise, la plus surfaite, la plus surajoutée. Cette activité commerciale s’est faite envahissante, elle a induit et entraîné une division du travail jusqu’alors inconnue dans la société avec ses marins, ses forgerons, ses orfèvres, ses tisserands et autres artisans, ses administrateurs, ses commerçants, etc. Cependant il ne semble pas qu’il y ait eu une marchandise de référence qui aurait constitué à la fois la « monnaie » de cet échange de type marchand et son capital l’incitant à se développer sans cesse.
On peut alors suggérer que la laine permet peut-être de résoudre un vieux problème : comment les Crétois payaient-ils (ou sinon obtenaient-ils) le cuivre, l’or, l’ivoire et les autres produits qu’ils importaient ? La laine fournit maintenant une partie au moins de la réponse. Toutefois s’il est exact que les Crétois (appelés Keftiu) sont quelquefois présentés sur les fresques égyptiennes apportant des vêtements pliés, il ne l’est pas moins qu’on les voit apportant de l’or, de l’argent, de l’ivoire et d’autres choses encore qui ne sont pas des produits crétois ; aussi ce début de témoignage concret se trouve-t-il quelque peu affaibli. Il est décevant et surprenant de constater que sur ce point les tablettes sont muettes [6].
Il semblerait que le commerce lui-même reposant sur le troc constituât le capital engendrant à l’intérieur de l’île une vie sociale qui lui est propre reposant sur une division du travail étendue avec une importante spécialisation des tâches — cela sans qu’il y ait nécessairement rupture et séparation au sein de la société avec formation d’une classe dominante. Je dirai que le capital sous la forme du commerce lointain se trouve de fait au-dessus de la société crétoise. L’existence du commerce impose une réorganisation de la société fondée sur la division du travail en vue de l’activité commerciale et de l’échange lointain. Nous pouvons nous demander si, dans le cas de la Crète et de ce que nous appelons la civilisation minoenne, ce n’est pas le commerce qui crée l’État ou, du moins, une opposition au sein de la société entre ceux ou celles qui auraient « la bosse » du commerce et le reste de la population, entre ceux ou celles qui se consacrent au commerce méditerranéen et la population, qui, elle, a fini par se trouver tout entière dépendante de l’activité commerciale, qu’elle aura elle-même créée, au tout début, en ce temps du commencement quand le pêcheur crétois se faisait pirate.
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Marseille, fin février 2019
Georges Lapierre