Le capital est une idée qui agit, il est l’idée du genre qui se fait effective, il est l’idée qui génère le genre humain. Ce n’est pas une idée ordinaire, il est l’Idée avec majuscule, l’Idée majuscule, celle qui génère l’être humain et qui donne naissance à la pensée, et l’anime. Le capital est l’idée du genre qui anime l’être humain. Il est à la fois l’idée qui constitue l’être, qui constitue l’intimité corporelle de l’homme et de la femme, celle qui anime le sujet, une idée éminemment subjective, mais cette idée créatrice du sujet, du sujet pensant, se matérialise, se fait objective, elle apparaît, elle se fait apparente, elle devient visible. Elle manifeste son universalité en devenant apparente, en prenant forme, en devenant objet du désir et de la passion de tout un chacun, elle déborde le sujet, l’individu, femme ou homme, elle devient un article de foi, un consensus social, elle concentre et cristallise l’esprit d’une communauté, l’esprit créateur de la vie collective, générant la vie sociale. Elle devient un objet fascinant, un objet magique et la magie fonctionne. À l’origine de l’humain, se trouve la pensée magique. Du fait de notre suffisance, nous ne voulons pas le reconnaître, et pourtant… En elle (ou dans le capital) se conjuguent intériorité et extériorité. Les deux, intériorité et extériorité, s’y mélangent et c’est bien ce qui constitue l’énigme ou le mystère du capital.
En général nous faisons la distinction entre le capital et l’objet de valeur, entre le capital financier, par exemple, et la monnaie, entre les pierres volumineuses de l’île de Yap qui sont données à l’occasion des grandes fêtes cérémonielles et les pierres plus petites qui circulent plus facilement, au jour le jour, et qui sont offertes pour un service, un canoë ou pour récompenser un danseur. Je pense qu’une telle distinction fausse notre vision de la réalité et conduit certains théoriciens à parler d’accumulation du capital. Le capital forme un tout, il comprend aussi bien la concentration que l’éclatement, la concentration de l’idée et de sa puissance que son éclatement dans une communication généralisée. Le capital est le souffle de la vie sociale qui se concentre et se gonfle pour se répandre ensuite dans tous les pores de la société. Il est ce qui se trouve à l’origine de la communication et ce qui fait la communication, ce qui la rend possible. Il est l’idée et sa diffusion, son éparpillement et sa dissolution dans la vie de tous les jours. « Chacun s’y trouve lié aux autres au travers d’un enchevêtrement complexe de dons réciproques de monnaie, n’ayant ni commencement ni fin. La monnaie vaut par référence à cette totalité qu’elle actualise autant qu’elle la crée. [1] »
L’or de Fort Knox, les colliers de perles, les blasons de cuivre, les nattes, les meules de pierre de l’île de Yap, tous ces objets de valeur, ou dont la valeur a été reconnue par toute une collectivité humaine, société ou civilisation, peuvent toujours devenir un capital, dans le sens où ils deviennent à tout moment l’expression de l’idée, l’apparence qu’elle est appelée à revêtir. Et cette idée agit sur les êtres, elle les transforme en êtres pensants, animés par la pensée, en êtres humains, communiquant sans relâche entre eux. Arrêter de communiquer, accumuler de la richesse ou du capital, c’est participer à la mort de l’idée et toute la vie sociale se disloque alors et prend fin dans les affres d’une terreur sans nom. L’idée est celle d’une dépense sans fin, elle est un défi toujours renouvelé. Elle se présente comme un défi, le capital se présente toujours comme un défi à relever, un défi qui n’a pas de fin, une dissipation.
La question à résoudre concerne le rapport entre le capital, c’est-à-dire entre l’idée saisie dans sa dimension objective et qui, d’une certaine manière, transcende le sujet, et l’idée qui anime le sujet social, qui est même créatrice du sujet social. Ce pont, ce passage, ce lien entre ce qui est objectif (ou ce qui est objectivé) et ce qui est subjectif ouvrent des perspectives intéressantes sur la relation entre l’être et l’apparence, entre l’idée et le phénomène, entre l’esprit et la matière, entre le soi et la chose. Le capital souligne cette confusion entre l’esprit et la chose (l’objet, ou la matière) qui nous caractérise. Le phénomène devient le garant de l’Idée et l’univers, qui est devenu, s’il ne l’a pas toujours été, le Phénomène par excellence, le garant de l’existence de Dieu [2]. Nous nous rendons bien compte que cette confusion entre matière et esprit est proprement humaine et que Dieu, ou l’Idée, n’existe dans ses œuvres que pour nous.
Ce que les anthropologues appellent bien à tort les « monnaies de pierre » en usage dans l’île de Yap apporte à ma démonstration un bon exemple, qui a l’avantage de la simplicité et de la clarté. L’île de Yap est l’île la plus importante d’un archipel situé à l’ouest des îles Carolines dans l’océan Pacifique (entre les Philippines et la Nouvelle-Guinée). Les pierres de l’île de Yap sont rondes un peu comme une meule et percées en leur centre pour faciliter leur transport ; une solide branche d’arbre élaguée est passée par ce trou, et une équipe de plusieurs hommes, en prenant cette branche, faisant office de faitière, par les deux bouts, peuvent soulever et transporter une pierre dont le poids dépasse une tonne. Ces pierres ont été le plus souvent extraites dans l’archipel de Palau (ou Palaos), qui se trouve dans la partie occidentale des Carolines, pour être ensuite transportées sur un radeau tiré par des pirogues à balancier sur plus de quatre cents kilomètres. Ainsi que je l’avais noté dans la première partie, une pierre perdue tant qu’elle reste entière garde sa valeur et peut entrer dans tout le procès d’échange et de défi sur lequel repose la société wa’ab (ou waqab) qui peuple l’archipel. Par contre, une pierre brisée perd toute valeur. Ces pierres trouées étaient appelées rais (ou jeis).
Les pierres étaient offertes au cours de fêtes qui n’avaient rien de commercial, pour cette raison le terme de monnaie est impropre et employé de façon inconsidérée par les anthropologues. Elles entraient comme présents au cours des fêtes, qui avaient l’allure de défis, organisées par les villages ; les villages entraient ainsi en compétition entre eux et la réussite de la fête déterminait le rang de chacun dans un système holiste, système de castes assez complexe, impliquant au moins sept niveaux de rang. La position de tout un village augmentait ou diminuait par rapport à d’autres villages en fonction de l’issue de ces défis intervillages. Le village gagnant au vue de l’opinion publique générale montait en grade alors que le village perdant devait accepter une baisse de rang. Bien que plus complexes, ces pratiques ne sont pas sans rappeler le potlatch auquel se livraient, et se livrent encore les peuples kwakiutl, tlingit, salish ou tsimshian de la côte nord-ouest du continent américain. Les chefs ou Grands Hommes des villages de l’archipel de Yap ne sont pas sans évoquer les chefs de clan ou de tribu des peuples du Nord-Ouest.
Les fêtes et les cérémonies étaient l’occasion d’un important échange de pierres. Le chef du village, qui donnait la fête, devait accueillir des troupes de danseurs [3] et leur distribuer des pierres, il distribuait aussi des rais aux chefs des autres villages et aux invités de marque. Ces fêtes étaient l’occasion de dépenses somptuaires et les villages rivalisaient entre eux. Comme pour les plaques de cuivre du potlatch, la valeur d’une pierre est fondée non seulement sur son poids et la finesse du travail de la taille mais aussi sur son histoire, sur les défis mémorables entre villages dont elle a été l’enjeu. Les pierres circulaient aussi lors des funérailles quand il fallait recevoir avec prodigalité de nombreux invités et les honorer de présents de haute valeur. De même, quelques mois après son mariage, le gendre reçoit de son beau-père trente petites pierres. Il en garde deux et distribuent les autres à sa famille. Le donneur d’un jour est receveur un autre jour, quand, à son tour, il est invité à une fête cérémonielle ou à des funérailles.
Les pierres ne passent pas en général de main en main comme des perles, des barres de sel ou des pièces de monnaie. Leur poids et le risque de les briser interdisent le plus souvent ce genre de pratique. Les pierres volumineuses restent sur place comme une concentration de capital, mais cette concentration un peu virtuelle, comme peut l’être la concentration d’un capital financier, agit. Elles peuvent appeler des prêts, des services, des échanges entre les uns et les autres, des réciprocités, développant du fait de leurs seules présences toute une activité sociale intense : pensons au défi dont elles sont porteuses et que doit relever tout un village, pensons à l’activité soutenue de tout un village qu’exige la préparation d’une fête, à cette implication de tous les habitants dans un projet grandiose. Nous voyons que les pierres peuvent bien être immobiles mais qu’elles ne sont pas muettes, elles signifient, elles mettent en activité tout un village, elles transforment un village en fourmilière. C’est de la sémantique appliquée. Ces meules de pierre alignées au pied d’une case, non seulement rapportent et racontent une histoire et perpétuent la légende mais elles provoquent encore toute l’activité sociale et elles s’éparpillent en une multitude de petites pierres. Elles sont immobiles mais elles bougent, elles changent de propriétaire (le nouveau propriétaire appose juste sa marque sur la pierre, parfois en la touchant tout simplement). Tout en restant immobiles, elles passent d’une case à l’autre, d’un village à l’autre, d’une île à l’autre. Elles connaissent une vie si passionnante, qu’elles passionnent tous les habitants des îles. Évidemment cet aspect passionnant et parfois conflictuel des échanges a tout de suite déplu à l’autorité coloniale, espagnole puis allemande, qui s’est évertuée d’y mettre fin, percevant dans cette passion et ces enthousiasmes une critique réelle de son monde si ennuyeux — comme le gouvernement canadien a pu déceler dans le potlatch un danger réel au point de chercher à l’interdire [4].
L’idée constitue la charge explosive de ces pierres, elle met en activité tous les villages, elle invente tout un peuple, elle crée une communauté de pensée, tous agissent en fonction de ces pierres et de ce qu’elles représentent. Elle est l’idée commune que tous reconnaissent. Les pierres et ce qu’elles signifient ont donné naissance aux habitants de l’île de Yap. Ils sont nés des meules de pierre, ils sont les enfants des pierres. Ils sont les seuls à savoir intimement ce qu’elles signifient et à les honorer (et non à les adorer) au point de conformer leur activité en fonction de ce qu’elles représentent. Ils sont les sujets des pierres, elles sont devenues l’objet de leur activité (ou les objets honorables de leur activité), elles ont donné un sens, elles donnent un sens à leur pratique sociale. Elles ont donné un sens à leur vie, et, pour cette raison, elles sont signifiantes pour eux, et seulement pour eux, pour ceux qui sont sortis de leur ventre, du ventre des pierres. Toute leur vie sociale s’est organisée et combinée autour d’elles.
Les meules de pierre sont à la fois une invention collective donnant une cohérence propre à une collectivité en formation — et devenant une communauté humaine. Elles marquent le centre, l’axe et le but de l’activité de ses membres et se présentent comme l’objet de leur pensée. Sans cet objet, pas de pensée. On perçoit bien cette imbrication de la cause et de la conséquence, du subjectif et de l’objectif. D’une part, l’Idée sous sa forme de pierres trouées se présente bien comme l’émanation de l’esprit de la collectivité, c’est l’esprit commun qui a donné et choisi la forme que prendra l’idée qui les animera ; d’autre part, la forme prise par l’idée et choisie collectivement provoque l’activité pratique des échanges de tous avec tous, elle provoque la communication. Avec elle naît la pensée, et cette pensée se confond avec l’activité pratique de communication. Cette activité pratique de communication s’exerce sous la forme du défi, du don et du don en retour. À travers le chef du village, c’est tout le village qui se trouve impliqué dans des échanges agonistiques de type cérémoniel. Nous retrouvons aussi tout un système d’échanges cérémoniels (qui n’est pas sans rappeler par son amplitude le kula des Trobriandais), le sawëy. Le sawëy est un système de relations entre les îles de Yap et les îles extérieures à l’archipel. Les anthropologues prétendent que ce système d’échange cérémoniel a fonctionné pendant cinq siècles. Fonctionne-t-il toujours ? C’est possible, j’ai remarqué que les anthropologues ont tendance à effacer d’un geste dédaigneux de la manche et à ignorer tout ce qui leur semble ne pas correspondre aux pratiques dominantes apportées par leur civilisation. J’ai pu constater que des pratiques autres que l’échange marchand survivent toujours, envers et contre tout, dans un milieu qui leur devient de plus en plus hostile. Mais elles survivent ! Et c’est presque un miracle ! Et elles constituent toujours, du fait de leur simple existence, la critique réelle de notre misère sur le plan humain.
L’Idée sous sa forme concentrée comme sous sa forme diffuse, grosses pierres rondes, ou petites pierres rondes, est une, elle est immuable, invariable, nous la retrouvons à l’origine de toutes les civilisations, elle ne change pas, ce qui change, ce sont les modalités de son expression, les modes d’échange qui varient et se transforment en fonction de l’histoire des civilisations. Il semble assez facile d’user l’idée à son profit, c’est-à-dire au bénéfice d’un mode d’échange particulier s’insinuant dans un mode d’échange traditionnel afin de le détourner à son avantage. En 1874, un capitaine de la marine marchande irlandaise nommé David O’Keefe eut l’idée de transporter des cargaisons de grosses pierres de Palaos jusqu’à Yap et de les échanger contre des concombres de mer (ou bêches de mer) et du coprah pour ensuite revendre ces denrées alimentaires dans les colonies du Pacifique et sur le continent asiatique. Il a fait fortune, une fortune considérable. Il lui était facile de transporter ces pierres jusqu’à l’île de Yap où elles étaient recherchées et de les troquer contre des concombres de mer et du coprah. Ces pierres n’ont de valeur que dans les îles de Yap où elles constituent un capital permettant de participer avec honneur aux fêtes villageoises à caractère agonistique.
Nous noterons qu’avec David O’Keefe les pierres perdent en quelque sorte leur « aura » dans la mesure où il les entraîne dans un échange qui s’apparente au troc et qui n’a rien de prestigieux : des pierres contre du coprah ! Ces pierres que les habitants appelleront non sans un certain mépris « pierres Keefe » sont dévalorisées aux yeux des gens : après s’être livré à un troc peut-on encore participer sans déchoir à un échange cérémoniel ? David O’Keefe est bien, lui aussi, animé par une pensée spéculative (comme un chef de village qui espère un retour prestigieux de ses présents) : gagner beaucoup d’argent, et sans doute y voit-il, lui aussi, dans tout cet argent amassé, une source de prestige, de pouvoir et de puissance. L’idée de l’échange est toujours présente, la pensée sous sa forme spéculative aussi, ce qui change, c’est le mode d’échange, nous passons d’un échange qui repose sur le don à un échange de type marchand dans lequel le retour n’est plus laissé à l’initiative du partenaire mais dans lequel les modalités de l’échange sont préalablement fixées. David O’Keefe, ce marchand aventurier, se saisit de l’idée sous sa forme capitalisée, les pierres, mais pour donner une orientation nouvelle à ce capital, celle qui correspond au mode d’échange dominant dans sa civilisation et qui lui rapportera gloire et argent. Les habitants de l’île de Yap, qui donnent une orientation différente au capital, sont pris au dépourvu et se font avoir, le mode d’échange traditionnel reposant sur le don et la générosité se trouve profondément altéré, il passe du mode cérémoniel au troc, première altération, et du troc, qui repose encore sur le don en retour, à l’échange marchand, seconde altération. C’est un point de vue sur le monde, celui du marchand, qui s’insinue subrepticement dans une pratique, la corrompant profondément. C’est alors que l’expression « monnaie de pierre » prend tout son sens. Et cette monnaie de pierre devient, entre les mains de David O’Keefe, une monnaie de singe.
Cette mauvaise aventure qui arrive aux pierres de Yap et surtout aux habitants qui se voient dépossédés de leur richesse véritable par un triste individu venu de la planète marchande n’est pas sans rappeler celle que rapporte Maurice Godelier [5] et dont sont victimes les habitants de Nouvelle-Guinée lancés dans la ronde du kula :
« Mais avant de quitter le kula, précisons que la personne, qui, de nos jours, domine cette institution dans la région de Massim n’est plus un homme de Nouvelle-Guinée, mais un Européen, Billy. Depuis plusieurs années, Billy domine et subvertit à la fois le kula. Cet Européen achète en effet massivement des coquillages au sud de la région de Massim, à Rossel Island, et les fait transporter en bateau dans ses ateliers afin de les faire polir par de la main-d’œuvre salariée et de les transformer en kitoum [6]. Une partie de ces kitoum, il la vend aux habitants des îles comme aux touristes, mais il en lance aussi certains dans le kula et en tire bénéfice de tous les dons supplémentaires qui accompagnent traditionnellement la circulation des bracelets et des colliers. Son but n’est plus du tout celui du kula traditionnel, la poursuite de la renommée, c’est plus simplement l’accumulation de profit, la poursuite de la richesse [7]… »
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Marseille, janvier 2018
Georges Lapierre