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Notes anthropologiques (XXVIII)

vendredi 4 janvier 2019, par Georges Lapierre

Mexico 2018
Seconde partie
Le mouvement de la pensée et sa critique (II)
« (…) mais il n’y avait pas de culte, pas de prières, pas de dieu, pas de diable. [1] »

Finalement Hegel ne connaît qu’un seul monde : seul le monde occidental est valide à ses yeux ; la civilisation chrétienne se trouve à la pointe du progrès, elle est à la pointe du mouvement universel de la pensée : la pensée s’objectivant, devenue visible, étant à elle-même son propre objet, c’est le mouvement universel de l’aliénation de la pensée, l’idée se donnant à voir avant de se réaliser [2]. Karl Marx aussi ne connaît qu’un seul monde, le monde capitaliste : le capital s’engendrant lui-même à travers l’activité marchande pour connaître sa propre limite avec le surgissement et l’existence du prolétariat. Hegel et Marx sont tous deux des philosophes chrétiens dans la mesure même où ils restent tous les deux attachés à une certaine idée de « l’homme en devenir », et, à mon sens, cette idée est chrétienne. Hegel et Marx ne connaissent qu’un seul monde, le monde occidental, chrétien et capitaliste. Nous pouvons toujours supposer que les zapatistes connaissent deux mondes, un monde qui n’est ni occidental, ni chrétien, ni capitaliste — c’est le monde indien originel et préhispanique — et le monde occidental, chrétien et capitaliste. Le monde indien originel et préhispanique se trouve à l’intérieur et comme englobé par le monde marchand, chrétien et occidental, ce qui explique la position ambiguë dans laquelle se trouvent les zapatistes. Ils sont contraints de reprendre l’idée chrétienne de « l’homme en devenir ». Le devenir de l’homme dépend de la fin de sa soumission, en fait de la fin du système-monde capitaliste. Les zapatistes se déterminent face au monde dominant auquel ils se confrontent.

Cependant je me pose la question suivante : sont-ils assimilés, intégrés et soumis au monde dominant au point de ne pouvoir envisager leur libération qu’avec la fin du système capitaliste ? Ils ne pensent pas rompre avec lui, mais s’engager dans un mouvement ou processus plus général, appelons-le révolutionnaire, aboutissant à la fin du capitalisme. Pour les zapatistes, ces deux positions, rupture et engagement révolutionnaire, ne s’opposent pas. On peut fort bien rompre avec le monde dominant et construire une autre société reposant sur la communalité tout en s’engageant dans un mouvement plus général d’émancipation des travailleurs qui mettrait fin au système capitaliste. Le chevauchement de ces deux positions est source de confusion et d’ambiguïté. Pourtant je dois reconnaître qu’il n’est plus possible d’échapper à cette confusion : rompre avec le système capitaliste débouche fatalement sur la confrontation. Il s’agit, non seulement de retrouver, construire ou reconstruire un mode de vie opposé à celui induit par le capitalisme, mais encore faut-il s’organiser pour faire face au monde dominant. Dans cet affrontement, nous retrouvons « l’homme en devenir » cher à Georg Wilhelm Friedrich Hegel comme à Karl Marx. Est-ce retomber dans la pensée chrétienne et faire le jeu d’un monde dont on cherche la fin ?

Une idée qui revient toujours ou qui est revenue d’une manière lancinante ces dernières années dans les déclarations du subcomandante Moisés, porte-parole des zapatistes, est celle d’organisation. S’organiser, c’est déjà rompre avec le monde dominant, c’est déjà marquer une rupture et cette rupture appelle un affrontement : on s’organise pour s’affronter à un monde ; inversement, s’affronter au monde qui nous domine appelle une organisation. Ce double mouvement déclenché par l’affrontement et voulu par la guerre n’échappe pas à l’ambiguïté et à la contradiction : devons-nous prendre les mêmes armes que le monde dominant et faire nôtre sa conception du monde pour mieux le combattre ? Vieille question ! Je pense que nous ne pouvons combattre victorieusement ce qui nous domine si pleinement qu’en arrivant à construire autre chose, une autre société, une autre forme d’organisation sociale, parfaitement opposée à celle qui nous domine. La tâche paraît impossible et pourtant c’est bien ce qui se cherche actuellement.

D’une certaine façon, les marxistes, en suivant le développement logique de Karl Marx, le théoricien, sont revenus au commencement, quand se met en branle le mouvement de la pensée. Ils sont revenus à la naissance de l’État, à ce moment clé de la séparation à l’intérieur de la société entre ceux qui ont la pensée dans sa dimension sociale et universelle, les clercs, et ceux qui forment la société réelle — ceux qui étaient prolétaires dans la société bourgeoise, et qui deviennent ceux qui travaillent dans une société théocratique. Nous retrouvons la société théocratique dite encore socialiste, ayant comme finalité sa propre existence, sa propre réalisation. Ce point de vue, qui possède un fond émotionnel et religieux important et central, a la vie dure. En s’immisçant dans le mouvement universel de l’aliénation de la pensée pour le retourner contre lui-même, les marxistes ne mettent pas fin à l’aliénation de la pensée, ils reviennent seulement à son commencement, ils ratent la marche et se retrouvent en bas de l’escalier. Ils ratent la marche parce qu’ils ne prennent pas en compte l’autre partie de la réalité, la pensée non aliénée des communautés humaines qui se sont constituées ou qui se construisent en marge du mouvement universel de l’aliénation de la pensée, en marge du monde capitaliste et fatalement en opposition avec lui, ou encore qui ont résisté avec une certaine persévérance à son envahissement.

Les zapatistes ont été amenés à s’organiser pour la guerre, à prévoir une sorte d’état-major — c’est le Comité clandestin révolutionnaire — prenant des initiatives en vue de l’affrontement et de la lutte ; et nous pouvons alors nous demander si ce Comité révolutionnaire ne se présente pas comme un embryon d’État, tel que pouvait le concevoir Karl Marx. Les zapatistes s’en défendent et ils ont fait en sorte de séparer la pensée stratégique de la pensée sociale qui revient aux communautés. Selon moi, tout l’intérêt du mouvement zapatiste se trouve là, dans cet entre-deux et surtout dans l’intelligence de cette opposition entre ceux qui possèdent la pensée stratégique et les zapatistes sans qualité, mais qui résistent et construisent un autre monde. La pratique constante de la démocratie participative (un aller-retour constant entre le Comité clandestin et les assemblées communales) a, jusqu’à présent, évité une séparation entre état-major et communautés qui aurait des conséquences catastrophiques. Qu’ils le veuillent ou non, les zapatistes nous offrent en ces temps troublés une proposition d’organisation qui n’est pas à rejeter, loin de là. C’est une position qui n’est pas facile à tenir surtout dans les conditions exacerbées que nous connaissons en Europe. Mais qui, pourtant, commence à voir le jour en inventant les nouvelles conditions de son existence et de son développement.

Ce que j’appelle l’État théocratique a une longue histoire et, s’il est souvent critiqué, il revient sans cesse sur le devant de la scène comme une idée tenace et obsessionnelle. Il est ce qui lie le disparate, ce qui unifie le divers, ce qui transcende le particulier, il est la clé de voûte qui assemble et maintient fermement entre eux les différents éléments d’une construction pour ne former qu’un seul édifice, pour ne former qu’une seule société des différents « vivre ensemble », des différentes cultures qui la composent. Il est l’expression de l’intérêt supérieur du tout dominant l’intérêt des parties. C’est l’idée. Et l’histoire universelle peut être vue comme l’histoire de l’expérimentation de cette idée et comme l’histoire de sa critique. Il est possible que nous arrivions au moment où l’expérimentation de l’idée — l’histoire universelle de l’expérimentation de l’idée, ce que Hegel nomme la phénoménologie de l’esprit — débouche sur sa critique.

Il est même possible de saisir l’activité marchande dans cette optique du mouvement universel de la pensée cherchant à unifier, autour d’une conception universelle de l’humain, ce qui se trouvait séparé. Elle en serait un moment qui, montrant ses limites, demanderait à être remplacé par un développement d’une ampleur plus grande. Quelles sont les limites sur lesquelles achoppe ce mouvement d’unification ? Karl August Wittfogel, dans son livre [3] sur le despotisme oriental, suggère qu’elles se trouvent dans la capacité des États à diviser toujours plus du travail. C’est une idée intéressante et bien argumentée dans ce livre paru en anglais en 1957 et qui annonce avec un certain à-propos la fin du régime communiste en Union soviétique. Nous pouvons appréhender le devenir du « capital » transcendant les États-nations dans cette perspective du mouvement universel de la pensée et de sa critique tel qu’il apparaît dans la description faite par Wittfogel des sociétés hydrauliques. C’est ainsi que, de nos jours, l’activité capitaliste multinationale dépasse et supplante les États-nations, qui, n’étant plus alors qu’une courroie de transmission de cette volonté transnationale, deviennent les garants de la dette contactée par eux auprès des institutions financières. Des nations tout entières se trouvent désormais sous le joug du capital. Dans ces conditions, il s’avère particulièrement urgent de savoir enfin ce qu’est le capital.

Dans cette optique du mouvement universel de l’aliénation de la pensée, où placer les zapatistes et leur lutte anticapitaliste ? Font-ils partie, à leur insu, du mouvement universel de la pensée dans le monde et leur critique ne serait que la critique de l’état imparfait d’un pouvoir n’ayant pas encore réussi à intégrer toute la diversité du monde, toutes les aspérités (comme les peuples indiens), tous les laissés-pour-compte ? La fin du capitalisme qu’ils préconisent ne serait pas réellement la fin du capital, la fin de l’idée dans sa quête d’universalité, mais seulement la fin de son insuffisance du moment. Leur critique ne serait que l’expression de la mue du Léviathan, le moment où celui-ci change de peau pour parfaire son œuvre d’universalisation.

Ce mouvement de l’aliénation de la pensée tendant et s’élevant vers l’Un, faisant fi de la diversité des nations, des peuples et des cultures, non seulement connaît des limites qui lui sont propres, qui lui sont intérieures, et que signale Wittfogel, il se heurte aussi à des obstacles et des freins qui lui sont pour ainsi dire extérieurs, dans le sens où ils n’émanent pas de lui : la résistance des nations, des peuples et des cultures à ce mouvement englobant et unificateur qui cherche à les emporter. C’est cette résistance qui freine peu à peu l’élan unificateur et finit par le bloquer dans un grand craquement et échauffement de la machine lancée à toute vitesse. Alors la diversité reprend goût à la vie et fleurit à nouveau sur un sol dévasté. La fin des civilisations avec ces traces d’incendie léchant les murs des palais ou des observatoires célestes constitue toujours une énigme pour les historiens, que ce soit la fin du monde maya, dans les profondeurs de la forêt Lacandone quelque temps avant la conquête, ou celle de la civilisation mycénienne, dans les profondeurs du temps à la fin du XIIIe siècle (avant J.-C.). Et puis, le mouvement reprend :

« Il serait faux d’interpréter le siècle suivant, le XIIe siècle en termes de déclin seulement, mais il s’agit bien de la fin d’une époque, avec ses aspects négatifs aussi bien que positifs. En effet l’effondrement du système palatial marque aussi celui du carcan mental : au-delà de la dégradation réelle du niveau de vie — surtout pour les plus riches, car les humbles avaient peu à perdre hormis leur existence — il a permis le cheminement sourd des idées nouvelles, qui se traduisent par la diversification des styles céramiques, les modifications de l’habitat, l’adoption d’autres techniques, les changements de coutumes funéraires et vont déboucher à long terme sur une civilisation entièrement nouvelle. [4] »

Dans cette grande fresque historique, les zapatistes sont ils ceux qui mettent le feu aux poudres et incendient les palais ? Les forces vitales écrasée, et tordues par le mouvement universel de l’aliénation de la pensée, se redresseront alors et retrouveront toute leur vigueur, pour un temps, le temps d’une floraison, avant que reprenne le cours de l’histoire sur une autre échelle. Dans cette citation, les deux historiennes, Claude Mossé et Annie Schnapp-Gourbeillon, évoquent le renouveau de la civilisation grecque après le creux des siècles obscurs. Pourtant ces siècles dits « obscurs » qui séparent la civilisation mycénienne de « l’avènement de la polis », ne sont « obscurs » que pour les historiens qui ont bien peu d’éléments archéologiques à se mettre sous la dent (ou sous la plume). Cette absence de matière, si elle peut bien signifier la fin d’un pouvoir constitué comme pouvoir séparé, ne signifie pas pour autant la fin du monde et de toute civilisation. Il s’agit peut être tout simplement d’une liberté fondée sur la diversité et reposant sur la non-aliénation de la pensée qui reprend le dessus. D’ailleurs, un peu plus loin, les deux historiennes sont amenées à suggérer l’existence d’une société à « big men » : « Pour en revenir aux “siècles obscurs”, l’idée d’une société à “big men”, fondée sur l’instabilité et la compétition entre chefs rivaux, pourrait correspondre aux données archéologiques. [5] » Elles remarquent en effet que les tendances à la désagrégation entre les groupes sont constantes, le chef devant soutenir en permanence son rang en offrant des cadeaux et en organisant des réjouissances de plus en plus ruineuses, que son rival et ennemi s’efforce d’égaler — le perdant étant celui qui ne peut plus rendre.

D’un point de vue stratégique, nous nous trouvons face à deux réponses possibles selon la position dans laquelle nous sommes : si nous faisons partie d’une communauté de pensée, et cela concerne aussi bien la bande que le clan, une tribu ou un peuple, le mouvement universel de la pensée imposant son devenir se présente alors comme une force contraignante, extérieure et étrangère, contre laquelle nous sommes amenés à résister et à lutter — l’existence de fait de la bande, d’une tribu ou d’un peuple, l’existence de fait d’une communauté de pensée autre représente une critique réelle du monde dominant, la seule véritable critique ; nous pouvons aussi faire partie du monde dominant, de la civilisation occidentale, chrétienne et marchande, y être intégrés au point où ce qui pouvait se présenter comme extériorité, comme aliénation, est intériorisé pour devenir notre propre pensée, notre propre point de vue sur le monde et son devenir. Toutefois, il arrive que, partageant le point de vue dominant, le point de vue de l’individu, nous nous montrions critiques de ce qui existe, critiques du capitalisme — qui est alors perçu comme un moment, destiné à disparaître, du mouvement universel de l’aliénation de la pensée, c’est le point de vue de Marx et, plus généralement, du marxisme. C’est la critique d’un moment de la pensée au nom de son universalité (ou de son universalisme), au nom de son devenir.

J’ai pris le parti de la pluralité, le parti de la pluriversalité contre celui de l’universalité. Les forces unificatrices apparaissent bien souvent comme une solution à notre misère, ainsi la cause de la maladie devient-elle son remède. Il y a toujours, d’un côté, ceux qui ont la pensée et, de l’autre, ceux qui sont exclus ou se sentent exclus de l’universel, les travailleurs, par exemple. Ces écartés de l’universel représentent la pierre d’achoppement du mouvement de la pensée. Il s’agit de les inclure ou, du moins, qu’ils en aient le sentiment, celui de se trouver partie prenante du mouvement universel de la pensée. Ce rôle fut réservé à l’Église catholique autrefois, il est dévolu à l’Église protestante aujourd’hui. Il y a aussi la solution révolutionnaire : que les travailleurs, que les exclus de la pensée, se saisissent de l’esprit dans son ampleur sociale pour devenir eux-mêmes les artisans du mouvement universel de la pensée. C’est sans doute ce qui se passe actuellement dans ce que l’on appelle le premier monde, quand les salariés deviennent partie prenante du monde créé par les marchands au point de s’identifier avec eux. Le piège. Avancer jusqu’au bord de ce piège, sans y tomber… Tel serait le défi de notre époque.

Le Comité clandestin révolutionnaire zapatiste se trouve exactement à cette croisée du chemin entre critique véritable du monde capitaliste — et cette critique véritable du monde capitaliste est faite et réalisée par les communautés indiennes qui constituent la base du mouvement zapatiste — et une fausse critique du capital dans lequel ils ne voient qu’un moment, destiné à disparaître, du mouvement universel de la pensée. À n’en pas douter, c’est là une position des plus ambiguës : avoir une intelligence aiguë de la réalité tout en gardant un point de vue que je qualifierai de chrétien, c’est celui de Marx : saisir dans le mouvement universel de la pensée son point critique sans le critiquer pour autant. Il consiste principalement à s’appuyer sur une insatisfaction réelle décelée dans la société afin de la transformer dans le sens voulu par le mouvement universel de la pensée, dans le sens voulu par l’Histoire.

Il y avait bien comme un goût de socialisme dans l’État-providence mexicain, un socialisme imparfait, bancal, générant plus de déception que de satisfaction, pourtant il y avait l’idée, ce qui n’était déjà pas si mal. Le sabordage de l’État mexicain par lui-même dans les années 1980, optant sans restriction pour l’activité capitaliste, a apporté trouble et inquiétude dans la société. Le moment pouvait être venu de donner une orientation véritablement socialiste à un État partagé entre socialisme et barbarie. Échec. La société mexicaine et métisse n’a pas répondu à cet appel, même si les années de transition furent particulièrement difficiles et sanglantes. « Llegó la hora para nosotros los pueblos zapatistas y lo miramos que estamos solos. Se los digo claro compañeras y compañeros bases de apoyo, compañeros y compañeras milicianos y milicianas, así lo vemos, estamos solos como hace veinticinco años. [6] » C’est que la société mexicaine se trouve sur le plan complexe et confus de la réalité et non sur celui, simplifié, de l’idéologie. La société mexicaine a été trompée, dans combien de temps s’en rendra-t-elle compte ?

Tout espoir est-il perdu ? À mon sens, oui. Le socialisme, en devenant une idéologie, semble avoir perdu de sa consistance comme réalité. Il n’est plus d’actualité, semble-t-il. Il est bien toujours une réalité (parmi d’autres) de la société mexicaine, un mode d’être toujours présent, et dont nous pouvons déceler la survivance dans la vie sociale et politique des communautés zapatistes et dans l’idéologie et le comportement des leaders. Même hors de l’organisation sociale propre aux zapatistes, ce mode d’être ensemble existe bel et bien, je l’ai côtoyé souvent, mais il semble avoir perdu ses assises. L’homo hierarchicus, dans le sens apporté par Louis Dumont [7], celui qui se dévoue à l’ensemble et qui a sa place assignée une bonne fois pour toutes dans la société, a bien été une réalité des sociétés préhispaniques, un mode d’être qui a dû se perpétuer comme fondement dédaigné de la société coloniale (mais pas toujours des curés) puis de la société mexicaine. En se sabordant vers la fin du XXe siècle, l’État ouvrait sur cette possibilité : recouvrer cette réalité négligée et dépréciée, construire une société socialiste « en bas et à gauche ». Une théocratie qui ne serait pas imposée d’en haut, mais qui prendrait sa source dans ce terreau historique et fondateur de la civilisation mésoaméricaine revu et réactualisé à travers la théologie de la libération. Il se peut d’ailleurs qu’Andrés Manuel López Obrador ait réussi à capter cette part de réalité reposant sur le dévouement à la cause sociale que s’étaient réservée jusqu’à présent les zapatistes (et quelques personnalités indiennes et théologiques que nous retrouvons aujourd’hui dans le gouvernement de López Obrador).

Nous commençons à peine à percevoir la complexité de la situation dans laquelle se trouvent les zapatistes : comment échapper au mouvement d’unification qui emporte tout sur son passage tout en le reconnaissant, tout en reconnaissant l’universel ? Lui donner une autre orientation qui ne serait plus capitaliste, mais socialiste ? Mais ne serait-ce pas retomber dans des schémas connus et convenus ? Peut-on faire du neuf avec de l’ancien ? Je dirai que les zapatistes se trouvent à la croisée des hésitations, pourtant l’expérience zapatiste n’est pas abstraite, elle repose sur une pratique. La construction d’une autonomie sociale à l’intérieur de la société mexicaine est une réalité, ce n’est pas une idéologie, et cette réalité se confronte au jour le jour à une autre réalité, celle de la société marchande et individualiste qui étale son ventre de conquistador repus et impitoyable sur tout le Mexique, du Chiapas à Chihuahua.

Marseille, 2 janvier 2019
Georges Lapierre

Notes

[1Bridges (Lucas), Aux confins de la terre. L’auteur parle des Onas, une tribu, aujourd’hui disparue, de la Terre de Feu.

[2Avant de se réaliser comme idée (c’est la naissance du concept), pour Karl Marx, Hegel ne peut être qu’un idéaliste, que l’homme de l’Idée.

[3Wittfogel (Karl August), Le Despotisme oriental. Étude comparative du pouvoir total, Minuit, Paris, 1964. Première édition : Yale University Press, New Haven, 1957.

[4Mossé (Claude) et Schnapp-Gourbeillon (Annie), Précis d’histoire grecque. Du début du deuxième millénaire à la bataille d’Actium, Armand Colin, Paris, 1999, p. 91.

[5Mossé et Schnapp-Gourbeillon, 1999, p. 99.

[6Subcomandante Moisés, déclaration du Comité clandestin révolutionnaire, 1er janvier 2019.

[7« Deux configurations s’opposent immédiatement, qui caractérisent les sociétés traditionnelles et la société moderne. Dans les premières comme par ailleurs dans La République de Platon, l’accent est mis sur la société dans son ensemble — comme Homme collectif. L’idéal se définit par l’organisation de la société en vue de ses fins — et non en vue du bonheur individuel. Il s’agit avant tout d’ordre, de hiérarchie : chaque homme en particulier doit contribuer à sa place à l’ordre global et la justice consiste à proportionner les fonctions sociales par rapport à l’ensemble. » (Dumont, Louis, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Gallimard, Paris, 1966.)

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