Penthée – Tu me sembles un taureau qui marche devant nous
Et des cornes, je crois, ont poussé sur ta tête.
Tu étais donc une bête sauvage ? Car te voilà devenu taureau !Dionysos – Le dieu est avec nous. Tu vois maintenant ce qu’il sied de voir.
(Euripide, Les Bacchantes)
Dans les notes précédentes consacrées à Dionysos, je me suis surtout attaché au monde inversé qu’évoque ou que rappelle obstinément le culte de Dionysos, monde avant la domination d’une pensée sur une autre, monde essentiellement féminin qui rejette et honnit cette séparation et cette domination. Avec la démocratie athénienne et l’apparition de la raison, c’est une nouvelle forme de domination qui se fait jour, reposant sur la domination absolue de ceux qui ont la pensée de leur activité sociale sur ceux ou celles qui en sont dépossédés. La figure de cette séparation se retrouve dans la conception philosophique de l’être comme être séparé entre pensée et corps, l’âme cherchant à s’émanciper du corps, ce sépulcre, pour le monde divin des idées. Ce monde de la raison, qui est tout aussi bien le monde de la morale et de la norme, cherche à dominer le corps et les passions qui lui sont attachées, à le contraindre selon les voies et les exigences de la raison (et de la morale). Et pourquoi ne pas voir dans l’image de ce corps dominé par la raison la partie cachée de la société grecque masculine et citoyenne : la Grèce des femmes et des esclaves ? Avec les ménades c’est bien cette part reléguée dans l’ombre qui devient à nouveau visible sous la lumière des torches.
Ainsi que le signale Maria Daraki, cette forme de pensée et de domination, qui, peu à peu, transparaît et s’impose, est principalement masculine. De toute évidence, les femmes grecques sont tenues à l’écart de la vie politique et démocratique de la cité pour se trouver reléguées à la vie domestique, ses douceurs et ses servitudes ; s’il y a libération comme le veulent nos philosophes contemporains, celle-ci concerne uniquement les hommes citoyens ; les femmes et les esclaves ne sont pas concernés, semble-t-il, par ce « grand mouvement d’émancipation universelle ». Les hommes s’étant réservé le privilège de la raison et de la pensée, il ne restait plus aux femmes (et sans doute aussi aux esclaves) que la déraison et la folie. La « folie du corps » ? La sexualité ? « Entre ces rituels féminins, deux traits communs. La forte présence de la mort, commune à toute la fête [1], celle de la sexualité, qui, du côté des femmes, semble remplacer le vin. [2] » Cependant cette « folie du corps », cette sexualité, ce culte du phallus, la subversion de l’ordre masculin et de la raison débouchent sur l’évocation d’un autre monde possible, un monde sans séparation et sans domination (et le pouvoir est toujours l’expression de l’autorité qu’exerce une forme de pensée, jugée — ou qui se juge — supérieure, sur une autre forme de pensée). Ce monde ainsi évoqué à travers le culte rendu à Dionysos, était-ce la société avant l’arrivée des Indo-Européens, avant l’arrivée des Grecs, donc, comme le veut Rohde [3], soutenu par Nietzsche ? Ce monde n’était pas nécessairement féminin, je le qualifie de féminin seulement parce qu’il s’oppose à un monde dominé par les hommes, où la « raison » est seulement la raison de leur domination, une pensée dominante et conquérante. Je suppose que ce monde d’avant était un monde égalitaire sans la prééminence d’un genre sur l’autre.
Confrontées aux contraintes qu’exerce toujours une pensée qui se veut supérieure, les femmes grecques devaient trouver le moyen de surmonter l’énorme tension intérieure à laquelle elles se trouvaient assujetties. La danse collective et extatique, les pratiques de possession devaient avoir, ainsi que nous l’avions analysé au début de la première partie de ces notes consacrées à Dionysos, un effet thérapeutique : prendre en considération les formidables pressions générées par la dictature d’une pensée et d’une morale — qui n’est pas nécessairement notre pensée ni notre éthique — et prendre les mesures qui s’imposent pour y remédier, utilisant la possession elle-même comme traitement : la folie n’étant soulagée que par des pratiques que la folie elle-même a enseignées [4].
Comme la femme possédée, harcelée et malmenée par le zar et le bori arrive, à travers les pratiques de la mania réglée, à une réconciliation avec l’esprit persécuteur qui devient, sous condition de se prêter à certains comportements de sa part, esprit protecteur et esprit familier, de même que par cette protection et cette familiarité elle est introduite et intégrée dans cette hiérarchie fantastique et fantaisiste qu’est l’univers des boris et des zars — de même la participante aux orgies de Dionysos, lorsqu’elle a su répondre à cet appel venu du lointain qu’est l’acclamation rituelle de Dionysos Euios, à cet évoé qui n’est pas autre chose que le cri de ralliement d’une foule qui se cherche, lorsque par ses bonds et contorsions, elle accorde son rythme vital à celui de la danse du dieu dont les Silènes de sa suite donnent l’exemple et font bruyamment retentir la cadence, nous devons penser qu’elle est introduite dans cet univers non moins fantastique que celui des possédées africaines et peuplé de prodiges et de prestiges de tout genre, qu’est le monde où se déploie le bruyant et tourbillonnant cortège du dieu, de ses serviteurs, de ses servantes et nourrices, parmi lesquels elle a rang. (H. Jeanmaire, 1951 p. 204.)
Cette thérapie de l’être malmené et oppressé (et ne pourrait-on pas dire « possédé » ?) par une pensée, une spiritualité qui n’est pas la sienne et à laquelle il doit se plier et se conformer à son corps défendant (et c’est vraiment le cas !) passe par une descente aux enfers. La personne possédée par le dieu traverse le monde des spectres et des morts, l’univers souterrain de l’autre monde, de l’inframonde, pour, ensuite, renaître à la vie : une libération du mal-être, qui se confond avec la folie, aboutissant à une renaissance à soi, à une nouvelle venue au monde. La possession dans cette affaire est une forme d’initiation : se trouver pris et pétri par la main du dieu comme pétri par la volonté puissante et infinie d’un esprit, devenir sa monture, être emporté par une tornade dans les gouffres de l’au-delà, pour ensuite se retrouver lavé et comme purifié (nous pourrions presque dire, sanctifié) par cet exercice et cette pratique de la transe qui conduit à l’extase. Ce que nous appelons les transes de possession seraient plutôt, vues sous cette angle, des techniques de dépossession et de libération : se trouver libérer du poids des représailles et de la morale, prendre enfin possession de l’esprit que nous sommes pour vivre dans le monde fantaisiste et fabuleux des esprits.
Dans la deuxième partie, j’avais retenu deux thèmes de réflexion, l’un touchant l’aspect féminin du culte de Dionysos, évoquant un monde originel où n’existe pas encore la domination d’un genre (en l’occurrence le genre masculin) sur l’autre (le féminin), ni un mode de pensée (la raison) sur un autre que j’avais défini comme spirituel ; l’autre évoquant la transgression des interdits primordiaux, sous une forme sacrificielle, consistant à mettre en pièces (sparagmos) et à dévorer tout cru (ômophagia) le corps d’un animal, ou d’un être humain sous une forme déguisée : la chasse sauvage ou encore la chasse fantastique. Ces deux sujets, qui, à première vue, définissent en grande partie le dionysisme, sont sans doute liés entre eux plus fermement que je le supposais de prime abord.
Ainsi que le signalaient Henri Hubert et Marcel Mauss dans leur essai sur la nature et la fonction du sacrifice [5], l’animal sacrifié est la figure métonymique du dieu auquel on sacrifie, les deux se confondant, le dieu et l’être sacrifié. Nous retrouvons cette même confusion au sujet de Dionysos. Citons Maria Daraki [6] : « Des rituels du sparagmos et de l’omophagie où la victime est le faon, le serpent, le taureau, voire le raisin, sont explicitement donnés comme une “imitation de la passion de Dionysos”, à savoir la mise à mort de Dionysos-enfant. »
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Il se peut bien que les pratiques actuelles de certaines confréries religieuses en Afrique du Nord dont les adeptes en état de transe dépècent et dévorent un animal sacrifié lancé en pâture, le plus souvent une chèvre, offrent comme un écho des pratiques dionysiaques des temps passés. Aussi bien E.R. Dodds qu’Henri Jeanmaire se réfèrent à ces pratiques pour donner une idée de ce que pouvait être le culte de Dionysos : « À Fez, le rite semble s’être conservé dans sa forme primitive. Dès que la bête est jetée, les frâssa la déchirent, l’éventre, et chacun enlève un morceau de chair ou d’os qu’il dévore. Chez les Shdim et les Mokhtâr, on mange l’animal encore vivant malgré l’interdiction coranique », écrit Henri Jeanmaire (p. 261), alors que E.R. Dodds rapporte la description faite par Ernest Thesiger d’un rite annuel dont celui-ci fut témoin à Tanger en 1907 : « Une tribu des montagnes descend sur la ville, à demi affamée et dans un délire drogué. Après l’habituelle batterie des tambours, le miaulement des chalumeaux et des danses monotones, un mouton est jeté au milieu de la place. Sur ce, tous les dévots reprennent vie, mettent l’animal en pièces et le mangent cru. [7] »
Les adeptes ont beau se trouver sous l’emprise du divin, possédés par Dionysos ou par un génie, cette brusque et soudaine sauvagerie a de quoi dérouter et elle laisse perplexe nos deux auteurs. Henri Jeanmaire se dit effrayé par de telles pratiques et nous perdons volontiers notre sang-froid si nous pensons que « la consommation de la chair crue de la victime animale a pu être un substitut d’un mode de sacrifice plus barbare ». Entendons le sacrifice d’un être humain, voire d’un enfant. Nous pouvons aussi ne pas perdre entièrement notre lucidité et nous dire que la violence d’une libération (momentanée et purement d’ordre spirituel, hélas !) mesure la violence inouïe, incommensurable, de l’oppression.
Dans Les Bacchantes, Euripide nous donne la clé de cette pratique, du moins une des clés : Penthée, qui gouverne Thèbes, représente l’autorité et la raison face aux inconvenances féminines. Il est le gardien d’un ordre établi et qui se veut indiscuté, l’image même de la masculinité, de la royauté et du pouvoir, qui se défie des égarements féminin ; et il ira jusqu’à braver et provoquer Dionysos. Mal lui en prendra ! Écoutons la supplication que les bacchantes adressent à leur dieu :
« Là-haut sur la roche, ô fils du feu, fais de Penthée un taureau,
Un taureau de Penthée au nom sinistre, et de nous fais des fauves
Mangeurs de chair crue, armés de griffes meurtrières,
Pour que, ô Dionysos, nous le lacérions de nos bouches. »
Telle fut leur prière, et le Nyséen, vite, les exauce.
Il fait apparaître Penthée en taureau, l’œil sanglant,
La nuque gonflée, des cornes au front.
Elles, elles prennent le regard verdâtre de l’animal,
Les voilà devenue une sauvage espèce.
Ce furent elles, dépouillées, par la volonté du dieu, de leur belle forme,
Les panthères, qui déchirèrent Penthée sur la haute cime. »
Ainsi que le signale Maria Daraki, le « délire » dionysiaque a surgi dans la Grèce antique des cités comme une protestation (du corps féminin ?) et sans doute aussi comme une revanche. Les bacchantes sont devenues des fauves, des femmes panthères au regard verdâtre, et elles déchirent et dévorent à belles dents l’infortuné Penthée changé en taureau. La connotation sexuelle de ce passage est forte, Dionysos est dit « fils du feu », n’est-il pas né de l’amour meurtrier et foudroyant de Zeus et de Sémélé, la Terre ? Dionysos est un Feu divin, les flammes de la foudre sont ses nourrices [8]. Il est un feu dévorant : la sexualité dans sa démesure, à l’état brut, sauvage, proche du rut, devenue dévoration. « Le sexuel fut sacré tant qu’il n’y a pas eu de sexuel privé. C’est dans la Grèce des lignages patrilinéaires que cette privatisation s’accomplira, marquant la date de la “pudeur”. La sexualité apparaît comme une forme de “bestialité”, là où dominent les valeurs contractuelles. Chaque fois qu’elle se manifeste sans contrat préalable entre deux hommes, l’activité sexuelle est de l’ordre du “sauvage”. Comme sont “sauvages” les Satyres “licencieux” et “laids” tout à la fois. [9] » L’initiative de l’acte n’est plus alors laissée aux hommes, ce sont les femmes qui la prennent avec une fureur dévorante.
Si vous voulez être comme un dieu, il faut manger du dieu. Et il faut le manger vite et cru, avant que le sang ne se soit échappé de lui. C’est ainsi seulement que vous pouvez ajouter sa vie à la vôtre, car « le sang est la vie ». L’omophagie est un sacrement dans lequel le dieu est présent sous la forme de l’animal sacrifié, étant déchiré et dévoré par ses gens sous cette forme. Et ainsi que le soutient Dodds, il a pu exister une forme plus puissante parce que plus terrible de ce sacrement, consistant à déchirer et à manger ce dieu sous la forme d’un homme [10].
« J’ai accompli le repas de chair crue et j’ai agité les torches en l’honneur de la Mère de la Montagne. [11] »
Dionysos est loin d’être un dieu de tout repos, il n’est pas facile à définir et à cerner, il est souvent qualifié de « bruyant », je le trouve plutôt « fuyant », insaisissable. Il n’est pas un dieu de l’enfer, il n’est pas non plus un dieu du ciel, fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé, il est poursuivi par la colère de Héra, et se réfugie auprès des nymphes qui deviennent ses nourrices. C’est un dieu fascinant. Homère l’évoque poursuivi par Lycurgue, l’homme-loup, jusqu’à la mer ou le petit Dionysos se précipite et se réfugie avec ses nourrices ; pour resurgir comme un taureau couvert d’écume et de fleurs ?
« On orne de fleurs le taureau du sacrifice et, dans l’île de Théra, Dionysos-qui-fait-éclore-les-fleurs était apparemment un dieu taureau. » Et quand arrive « Dionysos-des-abysses-marines, il était également fleuri » (Daraki).
Euripide en fait le héros d’une tragédie terrible et formidable ; les orphiques, le dieu démembré et dévoré par les Titans, à l’origine de l’humanité [12]. C’est un dieu tragique, un dieu éminemment tragique, meneur de « la chasse fantastique » et l’idée que l’on se fait de lui, ainsi que l’écrit Louis Gernet, est inséparable de celle de son cortège, de la troupe démoniaque qui est la transposition mythique d’un thiase humain. Mais c’est aussi le dieu du renouveau, de la renaissance qui surgit de son passage initiatique dans le monde des morts. Dieu des exclus, c’est un dieu étrangement humain, vulnérable et terrible, victime et vengeur, dévoré et dévorant. « Dionysos a été pourvu d’une biographie qui le met en rapport et en contact avec le monde humain et avec une histoire qui n’est plus celle du mythe intemporel. [13] »
Dionysos déborde les bornes de son histoire, qui va de l’époque mycénienne à l’époque gréco-romaine, Rohde suggère que la popularité du dionysisme serait contemporaine de l’invasion dorienne, époque singulièrement reculée eu égard aux attestations de son culte. Il n’est pas nommé et pourtant il est fait allusion à des danses populaires d’inspiration extatique qui pourraient l’évoquer. À l’autre extrémité du temps, les danses de possession des confréries religieuses, ou à but thérapeutique, nous apportent aujourd’hui l’exemple de ce que pouvait être le culte de Dionysos. Nommé ou non, c’est un dieu qui traverse les époques et les civilisations, simplement parce qu’il est un dieu qui libère l’être des forces qui l’oppriment. Dieu de la fureur et de la démence, Dionysos est un dieu subversif. Il est une divinité proche des gens, de tous ceux qui subissent à leur corps défendant le poids d’une pensée étriquée opposée à leur propre pensée, opposée à leur propre vision du monde.
Dionysos est le dieu des brèches, des fissures du temps, des séismes sociaux, des passages délicats, quand la civilisation se retourne dans son sommeil et ses rêves (qui sont plutôt nos cauchemars), quand, dans cette imperceptible fracture du temps, surgit soudain dans un éclair la mémoire de ce qui fut : l’époque ancienne et révolue d’un âge d’or, l’âge d’or de l’harmonie sociale. Avons-nous rêvé cet âge d’or de l’humanité ? Ou bien a-t-il existé dans le temps d’avant le temps ? Je ne saurai dire. Pourtant dans ce jeu subversif de nos retrouvailles, Dionysos, nommé ou non, est présent. Il est présent comme une colère immense, comme une rébellion absolue contre toute forme d’autorité, que cette autorité soit celle d’un peuple conquérant et dominateur avec ses dieux et ses sacrifices, que cette autorité soit celle du genre masculin imposant sa raison et sa morale, que cette autorité soit celle d’un dieu tout-puissant et unique. Il est un moment de liberté spirituelle gagné de haute lutte, un moment de liberté absolue dans un monde étouffant, un moment de folie et de déraison dans un monde où règne la raison, un moment de licence sauvage et scandaleuse dans un monde où règne la morale. Il est dans le sens propre du terme un déchaînement — de l’esprit et du corps, les deux étant confondus — dans un monde qui bride toute vie de l’esprit et du corps, les deux étant confondus.
Présent en Grèce et « fils de Zeus » depuis le second millénaire, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque, pour faire une sorte de seconde entrée tumultueuse [14]. Son culte semble revivre alors que la société se transforme en profondeur sous la pression « géologique » de forces multiples, dont une guerre civile larvée et permanente, à laquelle les Grecs ont donné le non de stasis, est la manifestation la plus visible. Ce travail de la société sur elle-même va donner le jour à un monde nouveau dont nous sommes les héritiers. Les éléments qui le constituent ne sont encore bien souvent que des virtualités promises à un avenir glorieux, nous y décelons avec la démocratie, l’apparition de la raison et de l’individu comme si ces trois éléments, démocratie, raison et individualisme, se trouvaient nécessairement liés entre eux sur fond d’esclavage : « La libération de l’individu des liens du clan et de la famille est une des principales réalisations du rationalisme grec, et une réalisation dont le mérite revient à la démocratie athénienne » écrit Maria Daraki en introduction à son livre (p. 43). Je ne parlerai pas de « mérite », évidemment, mais d’une lente et implacable dégradation des rapports entre les membres d’une société. En effet, « on ne peut pas être tout à la fois individu et sujet collectif » (Daraki, 1994, p. 235) ou sujet social, c’est-à-dire lié aux autres non seulement par des liens de parenté et de solidarité, mais, plus largement et plus précisément, par des liens de réciprocité et d’obligations, de don et du don en retour. Cette construction de l’identité individuelle ne peut qu’introduire contrainte et intolérance et mettre fin à une relation égalitaire entre tous les membres d’une société.
Ce qui apparaissait encore comme la domination de la part masculine de la société sur sa part féminine est devenu, ou a fini par devenir, avec le temps, et dans notre société, une manière hégémonique de penser le monde. Aussi bien les hommes que les femmes y adhèrent ou font mine d’y adhérer. La raison a réussi à s’imposer comme l’unique façon d’appréhender la réalité. Évidemment, cette unique manière d’appréhender la réalité vient d’une certaine conception de la réalité, d’un point de vue particulier sur le monde et sur la vie sociale. Ce point de vue a réussi à faire en sorte d’être unique et incritiquable. Les femmes peuvent bien critiquer le patriarcat, le « machisme » ou toute autre forme de domination masculine, elles ne critiqueront plus la raison et la pensée positive, elles ne critiqueront plus l’existence d’une pensée dominante, s’imposant avec autorité, elles chercheront seulement à y adhérer et reprocheront aux hommes de défendre leurs privilèges et de faire obstacle à leur souhait d’être comme eux, à égalité avec eux, des êtres de raison et d’autorité. Elles se sont rangées à ce qui les dominait, sans doute avec l’idée de dominer à leur tour, ou, plus modestement, de faire partie de l’élite qui pense et qui domine. Que sont donc devenues les sorcières du temps jadis ?
La sorcellerie liée à la pensée magique est une autre manière de comprendre la réalité, elle n’est pas totalement éteinte, elle connaît même parfois un regain d’activité, pourtant elle ne s’aventure plus que très rarement à critiquer la pensée positive. C’est qu’elle plonge ses racines dans un art de vivre s’opposant à l’individualisme qui règne sans partage dans notre société marchande. La sorcellerie et la pensée magique existent bien toujours ; elles n’ont jamais disparu totalement et se retrouvent recroquevillées dans un recoin de notre conscience. Elles restent enfouies dans les encoignures obscures de notre monde, là où une vie de voisinage survit encore, péniblement, quand les uns et les autres se trouvent liés entre eux, confusément, à travers tout un méli-mélo de bavardages, de commérages et de réciprocités. Dans les quartiers populaires ? Dans les HLM, quand la vie, comme un éclair, fissure les paliers et les solitudes ? Cette pensée magique si intimement liée aux autres, à une collectivité de quartier, de village ou de HLM, avec ses femmes et ses hommes, connaît-elle un regain de vitalité ou bien doit-elle se faire une raison ?
On dit qu’en Italie, en Sardaigne ou dans les Pouilles, les rites de possession liés à la morsure de l’argia ou de la tarentule sont restés vivants jusque dans les années 1950. On dit qu’au Brésil le monde des esprits, jusqu’alors d’origine africaine, connaît un tel engouement de la part de la population qu’il s’est ouvert aux esprits venus de la forêt amazonienne [15].
Qu’en est-il du vaudou à Haïti ou de la santeria à Cuba ?
Enfin il serait injuste de ma part de ne pas rendre un discret hommage aux jeunes spectatrices en transe lors des concerts des Beatles.
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Marseille, le 24 septembre 2018
Georges Lapierre