Le quartier Copilco el Alto, où habite la famille de ma belle-sœur, est un quartier populaire à proximité de l’université. Alors que le quartier Santo Domingo qui jouxte Copilco a peu changé, toute la partie qui touche l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM) a connu au cours des ans des changements importants et, dans un certain sens, significatifs. Quand j’ai connu ce quartier, en 1999, il était tout frémissant de l’esprit rebelle qui parcourait alors le milieu étudiant. Les étudiants occupaient l’UNAM et s’étaient mis en grève suite à la volonté d’un État, désormais au service de la Banque mondiale, de privatiser les universités. Ce fut un mouvement ample qui a profondément touché et remué tous ceux qui y participaient. Il a commencé le 20 avril 1999 pour se terminer le 6 février de l’année 2000 par l’intervention brutale, mais programmée, de l’armée, qui a pris par surprise le conseil général de la grève alors qu’il était en pleine négociation avec les « autorités ». Plus de mille délégués furent emprisonnés sous l’accusation de mutinerie. Je me souviens des hélicoptères qui occupèrent l’espace universitaire et de l’énorme silence qui a suivi cette occupation militaire d’une zone ou d’un territoire en violation flagrante de ladite autonomie universitaire. Pourtant, pendant presque un an, ce territoire avait connu, tout au cours de cette longue grève, une belle et réelle autonomie.
Le quartier de Copilco el Alto fut peuplé avant la construction de l’université, c’est-à-dire avant les années 1950, par une population venue de plusieurs États du Mexique, du Michoacán (surtout), de Puebla, de l’État de Mexico (aussi), d’Oaxaca, de Veracruz… Cette population migrante a longtemps gardé une manière de vivre simple et ouverte ; cette sociabilité se fait encore sentir aujourd’hui comme dans beaucoup d’autres quartiers ou colonies de la Ville Monstre. On peut y faire de belles et mémorables rencontres. C’est aussi un lieu de légende, celle de Copil, fils de Malinalxochil, la sœur du Huitzilopochtli, le dieu solaire des Mexica. Nous nous souvenons que Malinalxochil, la lune (appelée encore Coyolxauqui), fut vaincue par Huitzilopochtli quand celui-ci sortit, armé de son Xiuhcoatl (de son serpent de feu), du ventre de Coatlicue, la femme à la robe de serpents, la Déesse Mère [1]. Malinalxochil avait un fils, Copil ou Copilli, celui-ci fut vaincu lui aussi par le dieu tutélaire des Aztèques et son cœur jeté en ces lieux. De ce cœur devenu pierre est né un cactus porteur de figues de barbarie ou tunas. Ainsi l’aigle perché sur ce cactus se nourrit-il des cœurs ou tunas des ennemis des Mexica.
Copilco est un énorme bloc de lave due à l’éruption du volcan Xitle [2], il y a environ 1 670 ans [3], ce qui met Copilco el Alto à l’abri des tremblements de terre qui ont dévasté, ces derniers temps le centre, d’origine lacustre, de la capitale. La figure mythique de l’aigle perché sur un nopal est devenue le symbole de Mexico-Tenochtitlan. Tenochtitlan signifie en nahuatl « la pierre où se trouvent en abondance des figues de barbarie » (de te : pierre ; noch (tli) : tuna ou figue de barbarie ; titlan : lieu où se trouve en abondance quelque chose). Je me demande si le serpent (l’aigle perché sur un cactus dévorant un serpent que l’on trouve sur le drapeau mexicain) n’a pas été ajouté en prime après la conquête du Mexique par les chrétiens, bien que l’endroit dût être infesté de crotales. Enfin, ce cœur devenu pierre représentait le centre mythique de la civilisation des Mexica venus de la lointaine et mythique Aztlan et qui s’étaient installés en ces lieux. Mais c’est là une histoire passée que le monde occidental, chrétien et capitaliste a effacée, semble-t-il, pour toujours.
Après l’intervention militaire qui a mis brutalement fin au mouvement étudiant, Copilco est devenu morne. Comme un creux, une sorte de vide, de dépression sociale, a envahi le quartier, un vague à l’âme qui s’est prolongé de nombreuses années, un désenchantement qui semblait avoir imprégné les murs pour longtemps. Des murs bouches-cousues. Et puis, un peu comme des fleurs nocturnes et vénéneuses, des fleurs baudelairiennes, des lieux de fête que l’on appelle ici des antros se sont ouverts à proximité de l’université. Ce ne sont pas vraiment des discothèques, plutôt des lieux de rencontre où les jeunes gens de la classe moyenne se retrouvent en fin de semaine pour boire unas chelas (des bières), parler, s’amuser et flirter. Ces lieux, qui s’étaient peu à peu ouverts pour répondre à une aspiration de la jeunesse étudiante, étaient le plus souvent clandestins ou alors à la limite de la légalité. Les nuits, dans les vapeurs d’alcool, devenaient chaudes et insouciantes, qui nous plongeaient dans un univers humanoïde, dans un monde futur de bandes dessinées où les humains avaient des figures de chats, de chiens ou de rats, au masculin comme au féminin. Étrange univers que celui des anthros [4], qui semble convenir à une jeunesse dorée se projetant dans un avenir inconséquent, tout en gardant par-devers elle le sentiment d’un danger diffus qu’elle se refuse à voir et à prendre en considération. La composition sociale des étudiants avait changé depuis que l’accès à l’université, autrefois entièrement gratuit, était devenu payant. Cette vie nocturne qui enflammait sans gravité les fins de semaine de Copilco, laissait assez indifférents les habitants du quartier, seuls quelques très, très rares grincheux trouvaient à redire à cette débauche bon enfant d’une jeunesse qui se voulait insouciante. Le fond de tolérance et de sociabilité de la population n’était pas atteint.
Pourtant une série d’événements souterrains allaient peu à peu déchirer cette belle mais incongrue insouciance. La fête s’est durcie, elle est devenue graduellement plus agressive, le rire est devenu grincement, les interpellations joyeuses sont devenues des braillements, les sourires se sont figés dans une sorte de grimace, la blague s’est faite raillerie. Des débits de boissons, comme le 76 dans la rue où habite ma belle-sœur, se sont ouverts grâce à une connivence occulte et mafieuse entre autorités et trafiquants. Ils ont désormais pignon sur rue ; la drogue et ses vendeurs à la sauvette, en espagnol les narcomenudistas, ont pénétré la cité universitaire et se sont étendus jusque dans le quartier, modifiant imperceptiblement son ambiance. Les habitants ont été sensibles à ces changements et ils ne perçoivent plus leur quartier du même œil qu’autrefois, un sentiment d’insécurité se fait jour, qui n’a pas toujours de faits précis à évoquer et sur lesquels s’appuyer : peut-être des vols, peut-être des attaques à main armée et des meurtres, la nuit dans des recoins obscurs, ou encore dans l’éclat du jour, peut-être des enlèvements de jeunes femmes, sur lesquels se focalise avec obstination une peur diffuse…
Une tragédie sordide va brusquement mettre en lumière toute cette partie obscure et cachée de la vie universitaire, et, par contrecoup, de la vie ordinaire dans le quartier : la découverte, le 4 mai 2017, du corps sans vie, pendu à un téléphone public, de la jeune Lesly (ou Lesvy) Berlin Osorio en plein cœur de la cité universitaire. Ce ne fut pas, dit-on, la première découverte macabre de ce genre, mais jusqu’alors les autorités universitaires ou non universitaires avaient réussi à les banaliser et à les passer sous silence en culpabilisant les victimes. C’est bien ce que tentent de faire dans un premier temps le recteur de l’université et le procureur : Lesvy n’était plus étudiante, elle avait abandonné ses études depuis quelque temps déjà, elle buvait et se droguait, elle s’est suicidée suite à une dispute avec son fiancé [5]. Et le tour est joué et l’affaire enterrée [6] ! C’était sans compter avec la réaction d’une grande dignité de la mère qui, au cours d’une conférence improvisée le lendemain de la découverte du corps, rend hommage à sa fille et la réhabilite : Lesvy était une étudiante brillante, elle parlait plusieurs langues, elle ne se droguait pas, elle avait laissé pour un temps ses études afin de travailler ; elle vivait en concubinage avec son fiancé. Finalement, elle n’était pas différente de bien d’autres jeunes femmes, et beaucoup de femmes et d’étudiantes se sont reconnues en elle. Des manifestations importantes d’étudiantes et d’étudiants ont lieu suite aux déclarations de la mère, et le scandale éclate.
Le scandale réside principalement dans l’attitude des autorités qui, non seulement se voilent la face, mais cherchent par tous les moyens, dont la calomnie, à dégager leur responsabilité et, à cette fin, à cacher la vérité aux yeux du public. Or cette vérité, qui touche la réalité dans laquelle nous sommes plongés, est terrible. Les Mexicains sont en train de vivre une décomposition sociale sans précédent : une dégradation de la vie communautaire, dans l’université comme dans le quartier, s’accompagnant d’un mépris généralisé envers l’autre, envers le voisin, envers la femme, envers le compagnon ou la compagne. Et cette dégradation de la vie sociale se fait justement sous l’autorité complice et implacable de tous ceux qui cherchent, le moment venu, quand le drame éclate au grand jour, à éluder leur responsabilité dans l’affaire.
Confrontés à une telle situation, les habitants du quartier ont voulu réagir collectivement. Ils ont organisé des rondes de nuit, interpellant ceux qui leur semblaient suspects. Cette réaction des gens face à un danger diffus est intéressante et louable parce qu’elle est collective. La nuit venue, le voisin ne s’enferme pas chez lui à double tour, le fusil entre les jambes. Avec d’autres, il sort de chez lui et occupe l’espace public et commun qui est le sien, l’espace de vie qu’il partage avec d’autres. Il patrouille dans les rues de son quartier et le défend contre une intrusion venue d’ailleurs qui le troublerait. Pourtant une certaine confusion demeure qui dessine les limites d’une telle initiative. Tenter d’analyser ces limites, c’est découvrir peu à peu la réalité sociale du Mexique contemporain, plonger dans un entremêlement de forces disparates qui contribuent à sa décomposition.
Je dirai qu’à première vue la réaction des habitants du quartier semble épidermique, ils réagissent à une menace diffuse — plus à la sensation, à l’intuition, d’un danger qu’à un danger bien défini et circonscrit. Le danger a mille figures, ce n’est pas seulement l’intrus, l’étranger au quartier, ce n’est pas seulement le « dealer » de drogue. Le vendeur à la sauvette n’est que la pointe avancée d’une réalité bien plus profonde : les mœurs ont changé, on dit qu’elles ont évolué, mais c’est surtout le rapport entre les gens qui a changé : ce qui constituait le ferment de la vie sociale s’est dilué dans une sorte d’individualisme mal vécu. S’en prendre au vendeur, c’est se focaliser sur le résultat et se désintéresser ou se détourner de la cause. Et cette cause se trouve principalement dans le quartier, dans l’impuissance des gens à reconstituer entre eux une vie sociale véritable. Los rondines (les rondes) ne sont qu’un palliatif leur permettant d’éluder la question sociale. Du moins ces rondes nocturnes risquent bien de devenir une solution momentanée et incomplète si elles ne débouchent pas sur une forme d’organisation plus ample, touchant d’autres aspects de la vie du quartier. Reconstituer une vie sociale moribonde n’est pas une mince affaire, et on peut bien se demander parfois si c’est encore possible.
Je dois ajouter que cette initiative ne fait pas l’unanimité parmi la population du quartier. Cette réaction collective, plus épidermique que manifeste et patente, se trouve tiraillée par deux options qui paraissent à première vue contradictoires : d’une part, le recours à l’État ; d’autre part le recours à l’entreprise privée. L’État et ses institutions comme la police sont corrompus par l’argent, et précisément par l’argent des narcos. La grande majorité des habitants s’accorde sur ce point, pourtant il y a toujours ceux qui pensent que l’État constitutionnel, ou l’État de droit, en tant que représentant l’intérêt général constitue toujours un recours et une référence sûre face à l’envahissement de l’intérêt particulier.
On peut être amené à prendre en charge la sécurité du quartier afin de pallier les carences et les déficiences de l’État en ce domaine, mais un risque existe bel et bien, celui de faire le jeu de l’intérêt privé. Confronté à l’impotence de la société dite civile, le risque est grand de voir le particulier s’infiltrer pour finalement prendre le contrôle de la situation en fonction de ses propres intérêts. Les exemples sont nombreux de cette dérive et de ce détournement d’initiatives publiques en fonction d’intérêts privés. Dans le Michoacán comme dans le Guerrero, la constitution d’une police communautaire par la population d’un village a pu se trouver assez rapidement détournée au profit d’intérêts qui dépassent largement celui des habitants : les profits de la haute délinquance et, précisément, des narcotrafiquants. Ce sont eux qui finissent par fournir hommes liges et armes, et la lutte des gens contre la criminalité se transforme en guerres entre clans rivaux pour la conquête de ce qu’ils appellent la plaza, en fait de l’ensemble de l’activité marchande, licite ou non, de la région. Cette déviance a le plus souvent le soutien de l’État, qui se reconnaît davantage dans ceux qui forment déjà une classe sociale — dans ceux qui sont déjà l’expression d’un pouvoir réel, celui de l’argent et du commerce — que dans la population dans son ensemble.
Le collectif des habitants du quartier peut bien faire ses rondes de nuit au son des sifflets qui l’annonce et interroger les personnes qui lui paraissent suspectes, il peut aussi modérer l’élan un peu trop bruyant des groupes de jeunes gens éméchés errant les fins de semaine dans les rues, il peut rendre au quartier sa tranquillité nocturne, enfin presque, il peut plus difficilement fermer les débits de boisson qui se sont ouverts illégalement grâce à des complicités occultes. Il se rendra vite compte qu’il ne peut agir que dans certaines limites, celles qu’on lui concédera. Le « on » est ce pouvoir qui échappe désormais aux habitants et qui s’est infiltré dans le quartier pour imposer sa volonté. À quel moment les gens ont-ils lâché prise ? À quel moment la digue d’une volonté collective a-t-elle cédé ?
Durant la grande grève des étudiants en 1999, bien des habitants de ce quartier proche de la cité universitaire ont apporté leur soutien aux grévistes — comme d’autres habitants de la Ville Monstre. Ce soutien a-t-il été à la hauteur des enjeux ? L’État, au service de la Banque mondiale, a pu briser cette lutte, et son armée a occupé la cité universitaire. L’onde de choc de cette défaite se fait encore sentir. Elle se fait sentir, non seulement dans ce quartier proche de l’université, mais dans tout le Mexique. Ce coup de force du pouvoir est le coup de force de l’intérêt privé, la mainmise de l’intérêt particulier sur la société mexicaine. C’est le point de vue des marchands qui est victorieux et qui peu à peu gangrène toute la société mexicaine.
Nous payons le prix de nos défaites, et le prix est très élevé. Il y a beaucoup de bras de fer, de lutte et de résistance dans tout le Mexique. L’État mexicain au service des grands groupes financiers mène une guerre à outrance contre la population mexicaine et cette guerre qu’il mène à outrance contre sa population est une guerre contre la société. Nous rendons hommage ici à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui a obligé le gouvernement français à faire marche arrière, cette victoire est celle de la société contre l’État, elle est la victoire de la société contre le capital. Ce n’est pas un groupe d’individus, ce n’est pas une collectivité, ce n’est pas un village, ce n’est même pas une région, qui peuvent faire reculer l’État et, avec lui, les puissances de l’argent. Seule la société, seules les forces profondes surgissant de la vie sociale peuvent remporter une bataille et faire reculer, très provisoirement, la corruption et les puissances dévastatrices, les puissances de dépravation et de décomposition, qui nous gangrènent. La lutte est organique, c’est celle du corps social dans sa totalité résistant et se défendant face à ce qui lui est si manifestement contraire.
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Je reprends ces notes écrites il y a plus d’un mois. L’initiative des habitants du quartier de Copilco mérite un suivi. Cette réaction collective n’est pas isolée, nous la retrouvons dans d’autres quartiers de la Ville Monstre, mais aussi dans d’autres villes et dans des villages. Elle inquiète visiblement la mafia, c’est-à-dire cette alliance entre le politique et les affaires troubles, qui apportent dans l’escarcelle des politiques l’argent occulte dont le pouvoir a besoin. Toutes ces connivences sont camouflées, nous commençons à tirer un fil et celui-ci se casse presque immédiatement et, si nous cherchons malgré tout à aller plus loin comme certains journalistes qui se veulent intègres [7], il y a alors de forts risques de nous retrouver tout seul face à l’œil totalement vide, au trou noir, d’un pistolet. Reste alors la rumeur, qui repose la plupart du temps sur des indices assez probants et solides, mais qui ne sont, en général, pas suffisants pour que le scandale éclate. Par exemple Copilco fait partie de la délégation [8] de Coyoacán, or cette délégation gouvernée par le PRD se trouve entre les mains d’une véritable mafia : on se soutient entre « amis » ; et cette chaîne de corruption remonte assez haut, jusqu’à un député, qui se trouve impliqué dans pas mal de scandales à odeur de soufre. De la vente de l’alcool aux étudiants à l’intérieur de l’université — derrière le paravent des sandwichs et des boissons autorisées — à celle de diverses drogues, il n’y a qu’un pas que seule la rumeur franchit allègrement.
L’organisation des habitants du quartier à travers l’initiative des rondines commence à inquiéter le pouvoir, la Cantina 76 a jugé plus prudent de fermer (en attendant que l’orage passe et puis en ces temps d’élections à venir…). Les habitants ont installé une alarme publique, qui a sans doute évité l’enlèvement d’une jeune femme par des hommes armés. Le quartier a retrouvé une certaine tranquillité. Tous ces résultats ont encouragé les gens et la solidarité entre eux se trouve renforcée, un peu comme s’ils retrouvaient le fil d’une conversation ou d’une communication qu’ils avaient perdue. Ils se sont retrouvés il y a peu sur la place du quartier, pour un repas pris en commun sous l’auspice de la Vierge de Guadalupe, chaque famille apportant quelque chose.
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Entre trois et quatre mois plus tard : l’élection du président de la République mexicaine s’approche (dans une quinzaine de jours), les assassinats de journalistes [9] défraient régulièrement la chronique. Il s’agit principalement de journalistes qui ont une attitude critique à l’égard du pouvoir en dénonçant la connivence entre le politique et l’argent — ce qui n’est pas le cas dans les pays dits du premier monde où la soumission des mass media au pouvoir, et plus généralement de la presse dans son ensemble, est totale. Des candidats à des députations régionales (dont l’élection a lieu en même temps que celle du président de la République) sont assassinés pour différentes raisons, en général toutes d’origine mafieuse. Le pouvoir réel se protège et se renforce à coups de pistolet, faisant ainsi le tri parmi les candidats, dont certains, confrontés à une telle menace, ont bien vite renoncé à se présenter (c’est sans doute ce que l’on appelle en haut lieu la démocratie directe). Jusqu’à présent cette violence électorale n’a pas touché le quartier, seuls quelques représentants des partis au pouvoir frappent discrètement aux portes des maisons pour acheter des voix, offrant différents articles, et surtout de l’argent, en échange d’une promesse de vote. De deux mille à trois mille pesos, ce qui n’est pas mal et puis quand on sait bien en son for intérieur que tous les partis se valent et qu’ils ne sont pas là pour nous… autant voter pour le plus offrant.
Le comité du quartier a continué à se renforcer durant tous ces mois et il semble se confronter avec succès aux pièges que j’avais signalés dans la première partie, alors que le quartier commençait à s’organiser. Les habitants ont dépassé la simple réaction épidermique face à un danger diffus et cherchent désormais à retrouver les fondements de leur vie sociale. Cette prospection et ce retour à des traditions effacées, à des fêtes que l’on avait oubliées, donnent à cet effort d’organisation, à cette démarche entreprise par les habitants du quartier afin de construire et de recouvrer une vie sociale, une solidité remarquable. Les habitants cherchent véritablement à se réapproprier l’esprit et la volonté qui étaient leurs il y a quelques années et qui paraissaient avoir cédé devant l’autorité d’un pouvoir centralisé et implacable. Cette détermination et cette persévérance admirables résisteront-elles aux bouleversements qui s’annoncent ? Nous ne pouvons que le souhaiter.
L’horizon est lourd de menaces : les élections de juillet prochain apporteront, quel que soit le résultat, un changement, et sans doute un durcissement du pouvoir central, qui devra faire face à une opposition agressive ; actuellement des cartels se disputent la capitale, les hommes liges du Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG), qui a connu les faveurs du gouvernement actuel dans sa lutte contre le cartel des Caballeros Templarios et contre la constitution des groupes d’autodéfense dans le Michoacán, sont en train de pénétrer la ville par le sud, augurant ainsi le règne d’une terreur implacable.
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Oaxaca, le 6 juin 2018,
Georges Lapierre