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Notes anthropologiques (XV)

dimanche 3 juin 2018, par Georges Lapierre

Bref éloge du cannibalisme (suite et fin)
Seconde partie : La légende
Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni le farouche Neptune,
si tu ne les portes pas en toi-même,
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

(« Ithaque », poème de Constantin Cavafy, traduction de M. Yourcenar)

Dans les notes anthropologiques précédentes j’ai cherché à saisir le cannibalisme sous son aspect culturel, comme pratique sociale liée au défi et au don, comme une sorte de potlatch extrême au cours duquel on s’offre comme nourriture à l’autre. Le cannibalisme vu sous cet angle devient alors une pratique hautement spirituelle : nourrir l’autre de son humanité. Ce cannibalisme, en tant que sceau d’une civilisation reposant sur la vendetta au cours de laquelle la réciprocité est toujours à prendre, a marqué bien des sociétés guerrières et tribales sur tous les continents. Nous le retrouvons sur le mode d’un sacrifice propitiatoire aux dieux dans les sociétés plus complexes reposant sur la domination d’un peuple guerrier sur des peuples paysans, comme dans le cas des Mexica.

L’opprobre jeté par notre civilisation chrétienne et hypocrite sur cette pratique interdit la plupart du temps d’en reconnaître sereinement la dimension culturelle. Nous la saisissons comme une dépravation des mœurs, comme un retour à l’état de nature. Même dans ses formes les plus brutales et, pour nous, les plus repoussantes, le cannibalisme ne marque jamais un retour à la sauvagerie primitive. Ainsi que le signalait déjà Georges Bataille, la transgression des interdits et des tabous est essentiellement spirituelle et toujours spirituelle.

Au XVIe siècle, la réaction de notre civilisation chrétienne face aux pratiques anthropophages dans certaines sociétés d’un « Nouveau Monde » récemment découvert est loin d’être sereine ; de telles pratiques ont réveillé des fantasmes assoupis au point de modifier profondément la réalité. Comme les Amazones, les ogres et les ogresses font partie de notre imaginaire et de nos fantasmes de civilisés chatouillés par l’idée de transgresser les tabous fondateurs de l’humain. Ainsi que le signale Frank Lestringant dans un livre fort intéressant et d’une érudition pointilleuse [1], les géographes du XVIe et XVIIe ont vite distingué deux formes de cannibalisme, l’une qui pouvait s’expliquer humainement par l’esprit de vengeance, l’autre qui ne pouvait pas s’expliquer humainement et qui était repoussante, donnant ainsi au mot cannibale — de canis, chien — tout son sens : l’existence de sociétés d’ogres, d’hommes et de femmes à têtes de chien, mangeant des humains comme nous mangeons des lapins.

Cette opposition entre deux cannibalismes, un bon et un mauvais, a hanté le cerveau des intellectuels à l’époque des grandes découvertes au point de modifier la géographie du Nouveau Monde et de réserver la partie septentrionale, au nord de l’équateur, aux cannibales hostiles, à tête de chien, et dévoreurs de chair humaine ; et la partie équinoxiale aux anthropophages mangeant leurs ennemis par esprit vindicatif. « Tous les androphages ne sont pas cannibales », a pu dire Toussaint de Bessard [2]. « La valeur péjorative attachée aux cannibales — déloyaux par essence — et qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec les anthropophages brésiliens dans leur ensemble dont certains sont partenaires économiques, voire commensaux fort “traitables” se retrouve dans l’œuvre d’André Thevet, liée au découpage géographique… » (Lestringant, 2016, p. 84)

Le cannibalisme comme pratique ou comme imaginaire entre dans la sphère de la culture et de l’humain, la viande, qu’elle soit un morceau de barbaque comme gage d’un prêt ou un morceau de la cuisse de Cunégonde, perd immédiatement son caractère de simple aliment. À partir du moment où elle est humaine, la viande s’échappe vers les hauteurs du sens, elle fait sens. Maintenant il arrive parfois que, sous l’impérieuse nécessité d’un malheureux concours de circonstances, cette chair humaine devienne un aliment pour l’homme ou pour la femme. Alors elle ne fait plus sens, elle devient lettre morte, elle n’est plus qu’un cadavre de sens : « Il est aussi simple de se nourrir d’un homme que d’un bœuf », peut écrire le divin marquis [3]. Cette viande ne présente plus aucun intérêt — à moins, évidemment, qu’elle soit un morceau de la cuisse de Cunégonde et qu’elle réveille nos fantasmes de « civilisés » !

L’aliment n’intéresse pas le cannibale, j’avance qu’il n’a jamais intéressé le cannibale, ni l’imagination la plus folle de l’homme. Dans sa perversion la plus grande, l’ogre ne satisfait pas un besoin alimentaire mais des pulsions, comme le sadique ne satisfait jamais un besoin sexuel élémentaire. Pourtant bien des observateurs et des anthropologues s’acharnent — poussés par quel intérêt d’ordre psychologique et personnel ? Je me le demande —, à mettre en avant le côté alimentaire de la chose. Nous retrouvons cette tendance sous une forme plus moderne et qui se dit « scientifique » d’une nécessité biologique faisant loi : ne pas trouver dans un environnement immédiat des éléments (comme les protéines) qui sont, du moins aux yeux des scientifiques, nécessaires au développement physique et biologique de l’homme et de la femme. C’est ce que nous pourrions définir comme le complexe de l’isolement insulaire. Cette explication qui se veut scientifique a traversé les siècles depuis la découverte des Amériques pour réapparaître aujourd’hui chez Georges Guille-Escuret tout au long de ses trois volumes consacrés à la Sociologie comparée du cannibalisme [4]. Cette obstination est révélatrice d’une inquiétude et d’une préoccupation de notre monde qui consiste principalement à effacer l’aspect culturel au profit d’une réalité que l’on pense naturelle. Pour notre dite civilisation, la fiction c’est-à-dire l’humain n’a pas de réalité, la réalité est à chercher dans le non-humain, c’est-à-dire dans les protéines. Et c’est bien nous, les derniers humains, qui devrions nous inquiéter et nous préoccuper d’une telle tournure d’esprit…

Ce qui suscite ma curiosité est cette fascination pour l’ogre, comme si l’humanité devait trouver dans cette image de l’ogre et de l’ogresse des réponses à ses obsessions et à ses doutes. Ce qui m’intéresse ici, c’est le versant irréel et imaginaire du cannibalisme, son versant noir, le mythe de l’ogre, comme si nous pouvions y déceler et y puiser les éléments constitutifs de notre condition humaine. Le premier à manger de l’homme à l’embouchure du grand fleuve Océan fut BaxbakualsnuXsi’waé, un grand esprit affamé dont le corps n’était formé que de bouches gourmandes [5]. Je vais rapporter et résumer ici une légende kwakiutl tirée de l’œuvre de Franz Boas [6] :

Les premiers Awi’k.’Ènox vivaient à Wa’walala. Leur chef était Nà’nwaqawè. Il avait quatre fils qui étaient chasseurs de chèvres des montagnes. Un jour, les membres de sa tribu se mirent à disparaître les uns après les autres ; Nà’nwaqawè ne savait pas ce qu’ils devenaient. Ses fils proposèrent d’aller chasser. Les jeunes hommes se préparèrent et Nà’nwaqawè les mit en garde. Il dit : « N’entrez pas dans la maison dont la fumée est comme le sang, ou vous ne reviendrez jamais. C’est la maison de BaxbakualsnuXsi’waé. La fumée de la maison de la chèvre est blanche ; dirigez-vous vers elle quand vous la verrez. N’allez pas vers la maison dont la fumée est grise sur un côté ; c’est la maison du grizzly Haiàlik.ilaL. Sinon il vous arrivera malheur. Allez maintenant mes fils et souvenez-vous de ce que je vous ai dit. »

Les premiers guerriers, fils de Nà’nwaqawè, qui se sont aventurés dans cette région lointaine et froide à l’embouchure du grand fleuve Océan où vit BaxbakualsnuXsi’waé, un grand esprit affamé, ont pu vaincre ces esprits cannibales grâce à la complicité d’une jeune femme qui se trouvait dans la maison de l’Esprit. Le premier homme cannibale ou Ha’mats’a a reçu la danse de l’esprit cannibale de cette jeune femme ainsi que les masques et les chants qui lui correspondent. Le fils aîné a reçu le chant et la danse de l’esprit BaxbakualsnuXsi’waé et son « pouvoir », les fils cadets, les chants et les danses des esprits secondaires, quant à Nà’nwaqawè, il reçut le chant et la danse de l’ours grizzly : « Et toi, Nà’nwaqawè, tu seras “l’ours de la porte de la maison” et tu auras deux sifflets, le nom de ta maison sera : “le lieu de l’écorce de cèdre rouge”. »

« Mais qui es-tu, jeune femme ? » lui demanda-t-il.

Alors elle rit : « Ne sais-tu pas qui je suis ? Je suis ta fille et j’ai décidé de t’apprendre tous les secrets de la cérémonie de BaxbakualsnuXsi’waé. »

Nà’nwaqawè dit : « O ma chère ! Merci d’avoir pu te voir à nouveau, rentrons maintenant à la maison. »

La femme dit : « Il m’est impossible de rentrer à la maison car de mon dos poussent des racines qui vont dans le sol. Il m’est impossible de me mettre debout, mais tu dois venir me voir de temps en temps. »

La présence de cette jeune femme ou jeune fille est troublante, elle a aidé ses frères à vaincre l’esprit cannibale BaxbakualsnuXsi’waé et leur a enseigné les chants et les pas de la danse et aussi à fabriquer les masques, pourtant elle a pris racine et ne peut se déplacer. Nous ne sommes pas dans le domaine de la psychologie des profondeurs mais dans celui du mythe, ce qui est bien plus intéressant et bien plus instructif, et cette histoire se suffit à elle-même. Cette femme est un esprit, elle fait partie de l’univers du mythe, nous pouvons donc supposer que cette jeune femme, que Nà’nwaqawè reconnaît comme étant sa fille, est morte et enterrée. Couchée sur le dos dans sa tombe, elle est désormais attachée à tout jamais à la terre, elle appartient à la terre. Son monde n’est plus celui des hommes mais celui des esprits. Elle sera la médiatrice entre les humains, ses frères, et les esprits. Mieux encore, elle aidera ses frères à piéger l’esprit cannibale et elle initiera son père et ses frères au chant et à la danse des masques de cèdre rouge, c’est-à-dire à la danse des esprits cannibales. Le père, le frère ainé et les frères cadets deviennent alors Ha’mats’a.

Le Ha’mats’a a reçu de l’esprit cannibale le désir de manger de la chair humaine et de dévorer tous ceux qui lui tombent sous la main. Il peut toucher le feu sans se faire mal et il brise le crâne des hommes. Le grizzli de l’esprit cannibale se délecte de tuer les gens avec ses grandes pattes. Cependant cet esprit cannibale survit au cannibalisme proprement dit, il est alors le « pouvoir » des masques de cèdre rouge de chanter et de danser. Et cette danse des masques de cèdre rouges est une danse de haute voltige, une danse funambule et c’est aussi la danse du guerrier :

« Le masque Ha’mats’a du front, le masque Ha’mats’a du monde entier, le joli masque du vrai BaxbakualsnuXsi’waé. Le masque Ha’mats’a du front, le masque Ha’mats’a du monde entier, le joli masque, a ma ma ma mè ha mè.

Oh, comme tu guéris bien le Ha’mats’a avec ton chant, avec tes moyens de guérison magiques, ma mè hama hamè.

Tu as effrayé tout le monde avec tes pouvoirs, danseur magique Nò nLtsista, hia, hia, hia, ya.

Tu as rendu tout le monde mal à l’aise avec ton cri sauvage, danseur magique Nò nLtsista, hia, hia, hia, ya.

Tu parcours le monde, danseur magique Nò nLtsista, hia, hia, hia, ya. »

J’aime bien cette légende, elle a le mérite de nous offrir tous les éléments du problème sans rien laisser paraître, un peu comme par inadvertance. Nous avons des chèvres, un ours grizzly, un ogre, qui est d’ailleurs plus qu’un simple ogre, qui est l’esprit, dévorant et insatiable, d’une faim de chair humaine, qui ne connaît pas de bornes ; il est entouré de serviteurs, ou esprits secondaires, qui lui procurent de la nourriture ; nous avons aussi des maisons et des foyers avec des cheminées d’où sort une fumée de différentes couleurs : rouge-sang pour l’esprit de la faim, grise (ou noire et blanche) pour le grizzly, et blanche pour la maison de la chèvre ; une jeune femme enracinée, appartenant à la terre et qui se trouve être la sœur des quatre frères et la fille du chef Nà’nwaqawè. Nous pourrions ajouter le Grand Nord, à l’embouchure de l’Océan qui, comme un large fleuve, entoure la terre de ses anneaux.

Avec le nom de la région, Wa’walala, nous entrons dans le mythe. Ce conte oscille entre la légende et le mythe. La tribu des guerriers avec leur chef Nà’nwaqawè, les quatre fils qui partent à la chasse et qui vont tuer BaxbakualsnuXsi’waé grâce à la complicité d’une jeune femme donnent à ce récit des « aventures prodigieuses et héroïques des quatre frères » le ton de la légende. Cependant le choix du générique (article défini) pour désigner les animaux les élève au statut d’être humain, comme si le genre devait être le propre de l’homme, et puis ces animaux humains vivent dans des maisons, ce sont des êtres civilisés : la maison de la chèvre, la maison de l’ours grizzly. Seul le statut de BaxbakualsnuXsi’waé est plus ambigu. Il n’est ni un animal humain ni un humain à part entière. Il est véritablement un monstre, un humain-monstre dans la mesure où il a une maison, un foyer, des habitudes dans cette maison et une chambre ; il ne parle pas, il se contente d’onomatopées : « Il entra en criant “hâp” ; il fit le tour de la maison en criant “hâp” ; il sortit en criant “hâp, hâp, gò’u, gò’u !”. » Ses serviteurs, qui le fournissent en chair humaine, sont : un animal-humain comme le Corbeau avec sa tête couverte de plumes retombant jusqu’à sa taille, des femmes comme Q’ò’minòqa (la femme riche), et K-î’nqalaLala (la femme esclave), un animal fantastique le hò’Xhòk, qui se nourrit de la cervelle des hommes dont il fracture le crâne avec son bec immense. Ses serviteurs, qui deviendront (ou qui sont) des esprits secondaires, forment comme un mélange d’humains, d’animaux-humains, d’esclaves, d’animaux fabuleux. Nous sommes de plain pied dans le monde des esprits, dans l’univers du mythe. À un moment donné, juste avant la fin de BaxbakualsnuXsi’waé, qui sera englouti dans le piège ardent, tous ces esprits secondaires vont tous se mettre à danser et à chanter dans la maison, emportés dans une sarabande éperdue et infernale comme par une soudaine tornade. Tous disparaîtront en même temps que BaxbakualsnuXsi’waé.

Ce texte, qui semble osciller entre légende et mythe, raconte l’intrusion des hommes dans le monde des esprits. Le mythe parle du monde des esprits et les esprits ont toujours un fond humain et générique sous des apparences variées, en général, ils prennent l’apparence d’animaux, mais pas toujours, comme dans le cas de ce conte mythique où, outre des animaux, nous trouvons des femmes, la femme riche et la femme esclave ainsi que la sœur des protagonistes, et un monstre dévoreur d’humains [7]. Les quatre guerriers pénètrent dans cet univers du mythe et des esprits pour s’emparer des esprits cannibales (qui ont un fond humain et générique sous des apparences variées). Et ces esprits qu’ils se sont appropriés leur donnent un « pouvoir » dans la société temporelle des hommes. Ce « pouvoir », qui définit et précise la place qui leur est échue au sein de la société, s’actualise dans une chorégraphie complexe, la danse des masques de cèdre rouge.

Comme dans l’histoire du Petit Poucet, il s’agit de s’emparer de l’esprit de l’ogre (ou de ses bottes) pour en faire un « pouvoir » de l’homme initié. C’est le sens du récit, et le sens du récit comme celui du conte ou du mythe ne se révèle pas sur le plan de la conscience, il touche à des profondeurs difficilement accessibles par la conscience. Le récit est porteur d’un sens un peu comme la danse des aigles (cf. « Notes anthropologiques (IX) ») auquel on accède directement sans qu’il soit nécessairement explicite, sans passer nécessairement par l’acte de cognition. Nous pouvons tout juste comme Sherlock Holmes relever quelques indices qui conduisent au meurtre qu’il s’agit de résoudre.

Seule dans cette histoire Madame la Chèvre n’est pas cannibale et le signale par la fumée blanche qui sort de sa cheminée, par contre, elle est mangée. Par les hommes, par Monsieur l’Ours grizzly et sans doute par ce mangeur de chair humaine à tout va qu’est BaxbakualsnuXsi’waé. Nous ignorons la couleur de la fumée qui sort de la maison de l’homme car l’homme n’a pas de maison dans le monde atemporel des esprits où il est un intrus, mais nous pouvons toujours supposer qu’elle est grise comme celle de M. l’Ours. M. Grizzly mange de l’homme sans autre forme de procès, la chair de l’homme est un aliment pour l’Ours grizzly. Il a faim de l’homme et cette faim intense et grondante de chair humaine est son esprit cannibale. En le tuant, les chasseurs peuvent s’emparer de son esprit, de cet esprit cannibale qu’ils n’ont pas (dans la mesure où ils ne se mangent pas entre eux). Ils s’emparent seulement de cet esprit dans le sens où ils sont alors possédés par cet esprit, et celui-ci est une force, un « pouvoir » : le pouvoir magique des guerriers possédés par cet esprit du grizzly. Et ce ou ces pouvoirs sont ceux d’un thaumaturge, ils confèrent, outre le don de guérir, force et invincibilité au combat. Nous pouvons dire que l’esprit cannibale existe bel et bien, c’est cette force spirituelle et impérieuse qui, tout à la fois, possède et transcende le guerrier au combat, l’emporte et fait de lui un combattant hors pair, possédé par une faim insatiable, inextinguible, dévorante et qui remonte aux temps primordiaux.

Le masque de cèdre rouge de l’Ogre, du monstre dévoreur de chair humaine, ainsi que sa danse reviennent à l’aîné des frères et à ses descendants dans la mesure où l’esprit cannibale de BaxbakualsnuXsi’waé les possède à leur tour et leur dicte la chorégraphie d’une danse qui en est l’expression et l’actualisation. Il n’est plus question d’aliments, de manger de l’homme pour se nourrir, mais de pouvoirs magiques, de forces spirituelles qui s’emparent de l’être et qui l’animent ; et nous passons du sens propre des mots au sens figuré exprimant la force irrépressible d’un désir absolu : avoir faim de quelque chose, s’en nourrir, etc.

« Avoir une faim de loup », nous traînons avec nous des expressions qui font allusion à un état sauvage, à un état de sauvagerie primordiale qui nous fascine encore : manger comme une horde de loups déchirant à pleines dents un chevreuil, une faim cannibale qui nous pousserait à dévorer sauvagement tout ce qui nous tombe sous la dent, une pulsion atavique qui sourd des profondeurs du temps, un appel de la forêt ou de la jungle ou de la steppe, quand nous n’étions pas encore tout à fait humains, et qui pousse la mère à dévorer son enfant… de baisers. À l’amant et à l’amante à se dévorer… des yeux.

Et cette fascination pour la mante religieuse !

La grande chasse menée par la meute des Ménades possédées par Dionysos, par la meute des nourrices du dieu poursuivant, dans la confusion des esprits et des sens, une proie humaine prise pour une chèvre et la déchiquetant. Revivre un état de l’être avant l’être, antérieur à la naissance de l`humain, pour l’exorciser, pour en faire un « pouvoir », serait-ce le but de l’initiation aux mystères des Dionysies, au culte de Dionysos, le Bruyant ?

Notes

[1Lestringant (Frank), Le Cannibale, grandeur et décadence, « Titre courant », Droz, 2016 (première édition 1994).

[2Cité par Frank Lestringant (p. 89).

[3Sade, Aline et Valcour, Œuvres, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 563.

[4Guille-Escuret (Georges), Sociologie comparée du cannibalisme (trois volumes), Paris, PUF, 2010-2013. Voir surtout la première partie du premier volume consacré à l’Afrique.

[5La légende de BaxbakualsnuXsi’waé, comme nous le verrons, n’est pas sans rappeler l’histoire du géant Minski que raconte Sade dans l’Histoire de Juliette : ce géant des Apennins, que rencontre Juliette sur le volcan de Pietra-Mala, se nourrit exclusivement de chair humaine et entretient à cette fin un cheptel des deux sexes, où il puise sans compter pour les plaisirs alternés de son lit et de sa table. (Rapporté par Frank Lestringant, 2016, p. 260) Ainsi l’imagination débridée de l’homme ne connaît-elle pas de frontières, ni dans le temps ni dans l’espace, et le feu d’un volcan peut remplacer sans dommages la glace et la neige du Grand Nord.

[6Boas (Franz), Anthropologie amérindienne, choix de textes, présentés et annotés par Camille Joseph et Isabelle Kalinowski, avec la collaboration de Chloé Laplantine, Gildas Salmon et Céline Trautmann-Waller, Flammarion, 2017, p. 306.

[7Ce mythe est particulièrement instructif, il nous apprend que les animaux qui, en général, sont les acteurs d’une dramaturgie mythique, sont en fait des esprits qui ont pris une apparence animale (mais qui peuvent tout aussi bien prendre un autre aspect) ; c’est en tant qu’esprits que les animaux du mythe sont humains et s’élèvent du particulier au genre, je pourrais presque tenter de définir l’esprit comme la manifestation d’une pensée proprement humaine et générique créant un monde de pure fiction auquel on donne le nom de mythe, et ce monde de pure fiction est le miroir où l’humain se contemple. J’ajouterai que, vu sous cet angle de la fiction, de l’humaine réalité, les esprits sont bien réels, ils peuvent posséder un homme ou une femme, comme ils peuvent être possédés par un homme ou une femme. J’aurai sans doute l’occasion de revenir sur cette notion de réalité et de la réalité des esprits (des dieux, des daimôns ou des esprits), nous avons déjà un fil conducteur qui est le genre et l’activité générique.

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