« Se pourrait-il donc qu’en prononçant le divorce entre l’homme et la nature, en diluant les instincts de chacun et en opposant le sceau de l’infamie sur des domaines entiers de l’activité et des intérêts humains, l’école puritaine conduise, pour finir, tout droit à la rapacité matérialiste ? » (Robert Louis Stevenson)
Dans un livre [1] consacré à la « naissance de la Grèce », les auteurs font état de la découverte de petits objets provenant de Tirynthe et d’autres sites égéens qui se sont révélés être des poids, « réglés par un système proche-oriental ». Voici donc la notion de mesure qui s’infiltre dans les échanges entre les humains au troisième millénaire avant J.-C. « Les poids les plus anciens du monde égéen datent du bronze ancien et indiquent des liens étroits avec l’aire levantine et le Proche-Orient en général. » Et Julien Zurbach de préciser : « Les poids et mesures, éléments fondamentaux de toute société, sont un indice extrêmement fin et précis des relations d’échange… » Considérer que les poids et mesures sont des éléments fondamentaux de toute société et qu’ils sont un indice précis des relations d’échange a de quoi nous surprendre. Une telle vue met à la trappe sans autre forme de procès tous les échanges qui reposent sur le don, et où il n’est question ni de poids ni de mesures. Une telle idée qui consiste à ne prendre en considération que les échanges marchands peut bien paraître saugrenue. Cependant je pourrais me trouver en accord avec les historiens qui s’intéressent par vocation à ce qu’ils nomment civilisation et il est fort possible que ce qu’ils conçoivent comme étant « la » civilisation commence par l’échange marchand. C’est un point de vue intéressant, il est concevable de faire commencer l’histoire avec l’activité marchande. Jusqu’à présent, nous la faisions commencer avec l’écriture, mais désormais l’écriture n’est plus un indice suffisant pour marquer le début de l’histoire de la ou des civilisations telles que l’entendent les historiens. Pour eux l’histoire commence quand les biens échangés sont des marchandises dans le sens où ils proviennent des échanges de type marchand [2].
L’échange de type marchand se place à l’opposé du don, que je qualifierai volontiers d’échange cérémoniel dans la mesure où tous les échanges reposant sur le don — le troc, les échanges coutumiers ou le potlatch — ont « un je ne sais quoi » de personnel, une implication des sujets dans l’échange. C’est cette implication subjective qui distingue le don ou l’échange cérémoniel de l’échange marchand (en donnant, on se donne, dirait Marcel Mauss). Nous mettons du soi dans un échange cérémoniel ; les deux partenaires ou les deux parties en présence s’impliquent dans l’échange. Dans l’échange marchand, au moins un des partenaires ne s’implique pas comme sujet, c’est le marchand. Le marchand est détaché de l’échange, il n’en fait pas une affaire personnel, il ne s’engage pas ; il ne met pas en jeu ce qu’il est. Il écarte tout l’aspect subjectif qui pourrait contrarier et perturber sa perception dite objective de l’échange — et qui se limite d’ailleurs à son profit personnel. Seule la mesure pourrait apporter ce point de vue dit objectif et la mesure est celle de la valeur d’un bien par rapport à celle d’un autre bien. Il s’agit de mesurer la valeur d’échange d’un bien et c’est à ce stade que nous retrouvons la notion d’équivalence : équivalence à un étalon de mesure convenu. La valeur d’échange, et avec elle la notion d’équivalence, est extraite (en principe) d’une mise en rapport universel d’une marchandise avec toutes les marchandises. C’est à cette recherche que travaille l’esprit du marchand. C’est un calcul mental tiré de son expérience de marchand, de sa connaissance du marché. Il doit ajuster continuellement les résultats de son calcul mental en fonction d’une valeur d’échange fluctuante. C’est cette valeur d’échange fluctuante que le marchand a en tête au moment de conclure un marché et c’est elle qui déterminera sa position limite et fixera la valeur du bien en retour. Ne nous y trompons pas, le subjectif n’est écarté que pour revenir en maître absolu. En ne s’impliquant pas dans l’échange, le marchand le domine et il en garde la totale maîtrise. Il devient le maître du jeu, et le jeu, un jeu de dupes. En ne s’impliquant pas directement dans l’échange en tant que personne, le marchand prend un avantage considérable sur le partenaire, c’est lui, le marchand, qui fixe le prix du retour ; d’une certaine manière, il délivre son partenaire d’une obligation morale pour le soumettre à une autre forme d’obligation qui, elle, s’apparente à une obéissance, à une soumission à son point de vue. Le marchand s’émancipe des contraintes de la communauté pour imposer une autre forme de contrainte, celle de la valeur d’échange [3], une valeur qu’il aura lui-même évaluée en fonction des critères qui lui sont propres et qui lui viennent de son expérience de marchand (c’est ce que j’appelle son point de vue). La valeur d’échange qui se trouve uniquement dans la tête du marchand représente à la fois une forme d’émancipation du marchand et une forme de domination de ce même marchand sur tous ses partenaires.
Cette valeur d’échange d’une marchandise en fonction de toutes les autres marchandises peut bien être présentée comme une notion objective, elle ne l’est pas ; elle n’existe qu’en regard du profit que le marchand entend tirer de l’échange et c’est bien dans cette idée de profit que s’engouffre toute la subjectivité du marchand. C’est une subjectivité sans les autres, réduite à l’individu, à l’ego, qui se place au-dessus des subjectivités qu’elle malmène, au-dessus du désir de richesse (humaine) des uns et des autres, des nobles guerriers par exemple. Le marchand est animé par une volonté de puissance, d’ascendant sur la gent humaine, qui n’a pas de bornes.
La civilisation, ou l’histoire des civilisations, commence avec la naissance du commerce. Hegel faisait commencer l’Histoire (de la pensée) avec l’apparition de l’esclavage et la formation des États, pour ma part je la ferais volontiers débuter avec l’apparition d’un clivage dans la société entre dominants et dominés, c’est ce clivage qui déclencherait à l’intérieur de la société une dynamique qui lui serait propre, un mouvement qui se déroulerait dans le temps et que nous nommons « histoire des civilisations ». Il se pourrait bien que tous ces aperçus se confondent et s’appuient mutuellement. Avec l’instauration d’une vie sociale fondée sur l’inégalité entre les humains, le commerce tel que nous le concevons aujourd’hui a bien pu prendre la place du commerce entre les hommes tel que nous l’entendions encore au XVIIe siècle. L’échange marchand viendrait consacrer l’inégalité entre les êtres, il serait concomitant de la formation des États, l’échange marchand et l’inégalité sociale iraient de pair, se soutiendraient l’un l’autre. L’échange marchand pourrait précéder la formation des États comme si nous avions affaire à deux phénomènes indépendants l’un de l’autre : d’un côté l’échange de type marchand, de l’autre l’inégalité comme fondement de la vie sociale ; chacun de ces deux phénomènes contribuant à renforcer l’autre : l’échange marchand favorisant l’inégalité sociale et l’inégalité incitant au développement de l’échange marchand — du moins c’est ce qui pourrait ressortir d’une recherche historique concernant le monde grec (cf. « Notes anthropologiques » [bleu violet]XXXII[/bleu violet], [bleu violet]XXXIII[/bleu violet] et [bleu violet]XXXIV[/bleu violet]) et que nous pourrions étendre, comme le fait Jean-Paul Demoule, à d’autres mondes :
« Mais dans beaucoup de régions du monde s’est fait sentir le besoin d’un système d’équivalence qui facilite les échanges. Chez le poète grec Homère, richesses, dons ou rançons sont calculés en “équivalent-bœufs”, c’est-à-dire au nombre de bœufs qui pourraient ainsi être acquis. À Chypre d’ailleurs, peu avant, les lingots de cuivre qui étaient exportés de cette île, tous de poids comparable, avaient la forme d’une peau de bœuf étalée. Plus tard, en Europe occidentale, des barres de fer du même poids passent aussi pour avoir été une forme de monnaie, tout comme à l’âge de bronze sur les bords de l’Atlantique, au début du premier millénaire avant notre ère, des cachettes dans le sol pouvant contenir plusieurs dizaines de haches de bronze, toutes identiques, n’ayant jamais servi et même trop fines pour être efficaces. Dans une partie de l’Afrique, de l’Océanie et en Chine, des coquillages, des cauris, Cypraea moneta, dont le nom européen savant prend en compte cet usage comme “monnaie”, ont été largement utilisés [4]. Chez les Aztèques, on décomptait en fèves de cacao. »
Mais c’est surtout la suite qui a attiré mon attention :
« Les sociétés urbaines systématiseront ces systèmes d’équivalence. En Mésopotamie, dans les plus anciens États du monde on comptera en mesures d’orge, ainsi qu’en morceaux de métal d’argent de dimensions fixes, les shekel. (…) on en arrive assez naturellement au VIIe siècle avant notre ère, en Lydie sur l’actuelle côte turque de la mer Égée, aux premières monnaies frappées et écrites du monde. (…) L’usage de la monnaie se répand bientôt, aussi bien dans l’Empire perse limitrophe que dans tout le bassin égéen, cités grecques comprises, et de là vers la Méditerranée occidentale. En lien ou non, les premières monnaies métalliques frappées apparaissent en Chine avec le premier empereur, le fameux Qin Shi Huangdi, celui qui se fit enterré avec ses milliers de soldats d’argile, au IIIe siècle avant notre ère. [5] »
Donner de la visibilité à la valeur, que la valeur devienne apparente ! La place d’un individu dans la hiérarchie sociale, qui pourrait correspondre à des qualités qui lui sont propres et qui lui sont reconnues, à sa valeur personnelle donc, doit être repérable, devenir lisible par tous, assurer sa publicité, la publicité de sa position dans la hiérarchie sociale. Cette nécessité qui se fait jour dans une société hiérarchisée ouvre des pistes de réflexion concernant la notion de valeur en relation avec notre vision du monde comme monde physique ou monde de l’apparence. Je pourrais définir la marchandise et l’argent dans ce sens : la marchandise est la valeur qui se fait apparente, l’argent est la valeur qui se fait apparente. L’apparence ne cache pas la valeur, elle la révèle, il y a confusion entre apparence et valeur (ou fusion des deux notions), l’apparence est la valeur. La valeur d’une femme ou d’un homme était, jusqu’alors, éthique, une manière d’être reposant essentiellement sur l’art de donner ; elle n’était pas visible, elle était reconnaissable. Elle était l’humain dans la personne et cette valeur était immédiatement reconnaissable dans une manière d’être (elle l’est toujours). Avec l’inégalité sociale, l’apparition d’une aristocratie, de la classe de la pensée, la formation de l’État, la naissance de la monnaie et de la marchandise, la valeur se trouve transférée dans la chose, dans l’apparence ; l’humain est transféré dans l’apparence, l’humain est transféré dans la chose. L’apparence est l’humain devenu visible. La nature (ou l’idée que nous nous faisons de la réalité) est l’humain devenu apparent. Opposer culture et nature c’est opposer l’humain à l’humain ; asservir la nature à la culture, c’est asservir l’humain à l’humain.
C’est tout un état d’esprit qui apparaît avec l’idée que l’on peut mesurer objectivement l’équivalence entre les biens échangés ; jusqu’alors l’équivalence était une affaire de cœur ou de sentiments. L’égalité (que je qualifierai d’éthique) entre les partenaires était à l’appréciation de chacun d’eux, elle n’était nullement mesurable de manière objective, elle restait subjective ; de même la valeur du bien donné était évaluée subjectivement et dans cette évaluation le public et les usages avaient une part importante, que nous pouvons supposer déterminante. La valeur estimée d’un bien n’était pas abstraite de l’idée que le public s’en faisait. C’était tout le public, c’est-à-dire tous ceux qui participaient à l’échange par personnes interposées, qui se trouvait convoqué pour décider subjectivement, en référence à ses coutumes, de la valeur des biens échangés.
Enfin cette valeur n’était pas attachée au bien lui-même, mais au geste, au don, à l’art de donner et de se défaire d’un bien jugé de grande valeur, ce qui explique le côté souvent ostentatoire et spectaculaire, un peu théâtral, et pour tout dire cérémoniel du don. Ainsi la valeur n’était-elle pas arbitrairement abstraite de la vie des gens, de leur vécu et c’étaient les gens eux-mêmes qui l’estimaient. La mesure nous fait passer dans un autre domaine, un domaine qui n’est plus celui des gens, un domaine propre aux marchands, qui décident alors de la valeur d’un bien (ou d’une marchandise). Ils créent ainsi de toute pièce ce qu’ils nomment la valeur d’échange, ce sont eux qui décident de la valeur d’échange d’une marchandise en fonction de critères qui leur sont propres et qu’ils déclarent objectifs. Que signifie ce caractère objectif que le marchand entend donner à la valeur ?
Il signifie surtout que la valeur n’est plus rattachée à un rapport social, à une relation périlleuse de reconnaissance entre deux sujets (qui peuvent être deux personnes, deux clans, deux villages, deux tribus ou deux peuples). Ainsi les marchands se placent-ils d’emblée au-dessus des gens, d’un clan, d’un village ou d’une communauté, pour décider en fonction de leurs propres intérêts de la valeur d’un bien [6]. Et cette valeur devient la mesure entre deux biens, entre les objets, elle devient la mesure de toute chose. C’est la personne elle-même, ses qualités humaines manifestées et révélées par le don, par l’acte de se défaire pour autrui d’un bien prestigieux et auquel elle tenait, qui se trouve écartée de l’échange marchand. On en revient à la chose, au bien lui-même, à sa valeur intrinsèque. Le sujet est évincé au profit de l’objet. Le marchand peut bien avoir affaire à des sujets, à des nobles guerriers, il ne se présente pas lui-même comme sujet dans un échange cérémoniel, il se met à l’écart des affaires humaines, de la vie et de la mort, l’humain ne l’intéresse pas, il se place au-dessus de l’humain. Son intérêt est ailleurs. Le monde des hommes et des femmes, de l’ostentation et des cadeaux, ne l’intéresse pas outre mesure, son monde est celui des affaires : le profit tout personnel qu’il peut tirer de l’imbroglio humain [7].
Cette position revendiquée par le marchand n’est pas étrangère à l’état du monde présent et de la personne contemporaine plongée dans la confusion des sentiments et spectatrice détachée des affres d’un monde en perdition. Entourés d’écrans et de sollicitations heureuses, nous nous trouvons projetés dans le ciel de la marchandise où rien ne vient plus nous distraire de ce paradis artificiel. Nous pensons changer notre destin en pianotant sur le clavier de nos écrans et nous poursuivons la course interstellaire de notre béatitude. Le marchand a bien créé un monde au-dessus de l’humain, une vie au-dessus de la vie, son monde, et cette fiction qui nous rend semblables à des dieux, est en train de devenir notre propre fiction. Nous nous débattons désespérément, et parfois furieusement, dans un univers entièrement objectif, dans un monde où se sont les objets qui sont comblés de valeur et devant lesquels tout sujet se trouve condamné à s’effacer. Nous sommes les prisonniers inconsistants et parfois ridicules d’un monde de pure fiction, soumis à une volonté implacable à laquelle il nous arrive de nous identifier.
Julien Zurbach note qu’au troisième millénaire déjà, bien avant la frappe de pièces de monnaie, l’argent sert de monnaie pesée en Mésopotamie et circule couramment, et il se pose la question : Se peut-il que, dès le Bronze ancien, une telle pratique soit parvenue en Egée [8] ? Le poids de l’argent ou le poids de l’or ! Pendant très longtemps ce poids de l’or, ou de l’argent, a été le critère objectif de la valeur, du moins pour le marchand. L’attrait des métaux précieux tels que l’or ou l’argent est bien subjectif mais il peut être évalué et estimé assez facilement (il est objectivement accessible) et le marchand pourrait bien faire du lingot d’or ou d’argent la mesure de toute chose, le capital dans sa dimension universelle, l’idée de l’échange de tous avec tous selon le point de vue universaliste, objectif et mesurable, du marchand [9]. Ce qui avait une valeur subjective, l’or des bijoux, prend alors une valeur objective : les lingots d’or.
J’ai toujours apprécié l’anecdote rapportée par Jacques Le Goff dans laquelle il raconte que les objets précieux en or ou en argent étaient fondus pour en faire des lingots, comptant pour nul et non avenu le travail de l’artiste ou de l’artisan, son sens esthétique, son goût ainsi que l’appréciation des gens pour la beauté. À cette émotion souvent partagée et universelle que suscitent l’élégance de la forme et la puissance des couleurs, le marchand préfère le poids de l’or. L’émotion n’est pas mesurable. Elle peut bien être partagée, mais elle reste subjective, elle n’est pas facilement mesurable. Il faut vite revenir à l’objet, à l’apparence sans l’émotion, à l’apparence dont on aura effacé par un simple acte mental l’émotion qu’elle pourrait susciter, à l’apparence pure d’émotion, purifiée, l’émotion passe à un autre plan, c’est l’émotion de l’avare devant son tas d’or [10]. Et cette apparence lavée de toute émotion, réduite à sa plus simple expression, est la matière dite première (qui existe avant d’être chargée d’émotion), le bois, la terre, le métal, le bronze, l’argent ou l’or. En cherchant à mesurer la valeur d’échange d’un bien en dépit de l’émotion qu’il pourrait susciter, le marchand retrouve l’apparence réduite à sa plus simple expression. Il invente la matière. La matière est l’apparence réduite à sa plus simple expression, elle est l’apparence mesurable, l’apparence sans effets subjectifs indésirables.
Notre vision du monde comme apparence (ou comme nature) est la vision du monde selon le marchand, c’est son point de vue qu’il a su imposer et faire partager par le plus grand nombre. En général, les femmes et les hommes ne s’arrêtent pas à l’apparence nue, seul le scientifique animé par une pensée purement objective, animé par la pensée du marchand, y parvient. En général, l’être humain revient vite à l’émotion pour trouver beau un paysage et belles les nébuleuses. Le marchand a appris à contrôler ses émotions, c’est un joueur de poker. Dans l’intérêt de son commerce, il fait souvent mine de s’engager dans un rapport à l’autre, mais il se joue des sentiments qu’il est amené à susciter pour atteindre une fin qui lui est propre et qui se trouve au-delà des sentiments. Le commerce est au-dessus des sentiments, entendu que les sentiments naissent d’un rapport subjectif à autrui (cf. notes précédentes).
La monnaie est l’instrument de mesure de la valeur d’échange. Il s’agit de faire en sorte que son poids de matière, pas nécessairement précieuse (dans le sens de rareté), soit reconnu dans un rapport d’équivalence établi arbitrairement par ceux qui se consacrent à l’activité marchande. C’est un rapport d’équivalence qui se veut universel (reconnu par tous les marchands), entre toutes les marchandises, et donc aussi avec l’argent ou l’or, qui restent encore de nos jours la matière de référence et de refuge quand le système se grippe pour diverses raisons. Si nous en croyons les historiens, et nous n’avons aucune raison pour ne pas les croire, ce système qui consiste à chercher à mesurer la valeur d’échange sans faire de sentiment a été mis en place dès le commencement de l’activité marchande et c’est ce même système qui fonctionne encore aujourd’hui. Ce sont les marchands, et uniquement les marchands, qui déterminent la valeur d’échange dans ces temples de la pensée et de la spéculation que sont les bourses de New York ou de Londres. Dans le livre cité au début de ces notes (Naissance de la Grèce, 2019), Julien Zurbach écrit page 97 :
« Parmi les signes les plus évidents de la présence crétoise, on relèvera les textes en linéaire A et les poids de type crétois, bien connus par de nombreuses découvertes en Crète ; ils sont souvent en plomb ou en pierre, circulaires ou rectangulaires, et suivent un système bien particulier fondé sur une unité de base, autour de 60 grammes. On en a découvert en divers sites de l’Égée, à Milet, à Théra, et un grand nombre à Haghia Irini de Kéos, étape vers le continent, où a été effectuée une des études fondatrices sur les poids et mesures minoens. »
Ces découvertes récentes que signale Julien Zurbach, répondent en partie aux interrogations qui viennent à l’esprit quand nous parcourons l’histoire lointaine de la civilisation minoenne (cf. [bleu violet]« Notes anthropologiques XXXII »[/bleu violet]) : pouvoir centralisé autour d’un souverain, un régime monarchique ou une république marchande ? Pratique du troc ou bien échange marchand ? Si nous en croyons Thucydide, Minos, roi de Crète aurait libéré la mer Égée de ses pirates et favorisé ainsi le commerce, qui repose avant tout sur une entente préalable entre marchands, ne serait-ce qu’autour d’une monnaie commune (de mesure de la valeur d’échange) et de sa reconnaissance. Par cet exemple nous retrouvons le rapport, que nous avions signalé (cf. [bleu violet]« Notes XXXIV »[/bleu violet]) au sujet de la naissance de la monnaie, entre le pouvoir et l’activité marchande : « Minos travailla dans toute l’étendue de son pouvoir à purger la mer des pirates, pour mieux assurer la rentrée de ses revenus » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse).
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Marseille, le 21 février 2020
Georges Lapierre