« Si les pirates travaillent, c’est en vue de gagner leur vie sans travailler. Ils travaillent pour échapper à la règle sociale du travail. Ces formules n’énoncent pas un paradoxe. Elles disent que le rêve adamite a du mal à prendre forme dès lors que les portes du Paradis terrestre se sont refermées. »
(Gilles Lapouge, Les Pirates)
Georges Dumézil, dans l’idéologie des trois fonctions à laquelle il a consacré avec constance tout son temps de chercheur présente le souverain (lié au clergé) comme juge suprême au-dessus de la classe des guerriers et de celle de la richesse. Cette dernière classe, celle de la richesse, est porteuse d’une certaine ambiguïté puisqu’elle se partage entre ceux qui produisent de la richesse, les agriculteurs, et ceux qui la créent, les marchands. Est-ce pour cette raison qu’elle est représentée par les Asvin qui sont des dieux jumeaux ? Nous ne savons pas ce que nous devons mettre dans cette troisième fonction, les paysans ou les marchands, ou seulement les marchands qui « suppriment en pensée » le travail des paysans et des artisans dans l’échange ? Les producteurs de biens ou ceux qui en tirent une richesse ? Mais cette hésitation est significative par elle-même. À mon sens, cette idéologie des trois fonctions représente la société indienne après l’invasion des Indo-Européens. Le souverain est solidaire de la classe des brahmanes, il est animé par l’esprit de la société — j’ajouterai par l’esprit de la nouvelle société, celle qui se recompose après la pénétration des Indo-Européens —, esprit qui transcende la société réelle et qui repose sur le don sans idée de retour fait à la classe des brahmanes, ou classe de la pensée. La classe des brahmanes est celle qui absorbe, littéralement, pourrait-on dire, la notion du don.
Dans la cosmovision postvédique, grecque, romaine ou scandinave il y a bien une différence de valeur (ou hiérarchique) entre la classe qui se consacre à la guerre et celle qui se consacre à la production de la richesse, mais il n’y a pas opposition, ce qui me fait dire que cette troisième fonction signalée par Georges Dumézil représente bien une classe sociale (celle des producteurs et des marchands) intimement liée aux deux autres et que c’est l’ensemble de ces trois classes, avec chacune une fonction sociale bien définie, qui forme et constitue la société indo-européenne. Cette société indo-européenne est une société recomposée formée d’un peuple dominant et d’un peuple dominé, et c’est cette recomposition de la société qui se donne à voir et qui se présente comme une donnée éternelle, incritiquable, donc, dans le mythe des trois fonctions — on peut alors parler de « l’idéologie des trois fonctions » comme le fait Georges Dumézil. Cette idéologie des trois fonctions ne tient pas compte des populations autochtones. Elle efface l’existence des populations autochtones, qui se trouvent ainsi directement subordonnées et assujetties aux trois classes. Cette subordination des populations autochtones aux trois classes définies par leur fonction devient la subordination de toute la société à l’idéologie des trois fonctions — fonctions qui, loin de s’opposer, se conjuguent. Cette subordination ne peut plus être contestée dans la mesure même où elle devient, grâce au mythe ou à l’idéologie des trois fonctions, toute la société. Elle devient une cosmovision (littéralement une vision du cosmos, une vision de la société).
Cette vision de la société, telle qu’elle se fait jour dans la mythologie indo-européenne, ne comprend que ceux qui forment une classe sociale, c’est-à-dire ceux qui participent à la vie sociale, et en sont les initiateurs, les uns se trouvent en relation directe avec l’esprit de la société, ce sont le souverain et les brahmanes, les autres avec la pratique, avec la vie sociale elle-même qui repose sur la guerre et sur la production de richesse. Il y a bien une hiérarchie entre ces trois classes de la pensée ou ces trois fonctions, mais il n’y a pas opposition et encore moins rejet : ces classes sont toutes les trois étroitement liées les unes aux autres par leurs fonctions nées de la vie sociale et créatrices de la vie sociale. Toutefois ces trois fonctions sont séparées à l’intérieur de la société, elles ne s’opposent pas entre elles, elles ne se contrarient pas, mais elles forment trois classes distinctes les unes des autres.
Cette séparation instituée entre les trois fonctions me paraît la conséquence directe d’une séparation plus importante à l’intérieur de la société. C’est la reconnaissance à part de la fonction guerrière qui me paraît significative : dans une société sans État, tous sont guerriers. Le chef (de clan ou de tribu) peut bien être une personnalité, reconnue comme porte-parole du clan ou de la tribu, le chamanisme être une vocation, mais la fonction guerrière est partagée par tous les hommes. Il peut bien y avoir des guerriers exceptionnels, des « Grands Hommes », mais la fonction elle-même est partagée par tous les hommes initiés [1]. Que cette fonction apparaisse comme distincte des deux autres fonctions signifie qu’il y a eu conquête suivie de la domination des vainqueurs. Tout un pan de la société se trouve ainsi désarmé. Nous avons affaire à une société recomposée selon un ordre qui établit une hiérarchie entre les fonctions désormais distinguées les unes des autres. La classe des guerriers s’intercale comme un verrou entre la classe de la pensée (les brahmanes) et celle de la richesse (les agriculteurs et les éleveurs auxquels s’ajoutent les marchands) parce qu’il y a eu conquête et séparation [2] ; la classe de la richesse n’a plus accès à la pensée, devenue le privilège des brahmanes. La société se trouve séparée de sa pensée car il y a eu conquête. Les guerriers conquérants se sont intercalés entre la population et l’idée qui l’animait. Ce sont eux qui ont créé la fracture entre l’activité sociale et la pensée qui l’anime. La société est amenée à se recomposer selon les trois fonctions. La pensée du don, qui appartenait à tous, est désormais absorbée par la caste des brahmanes ; les brahmanes, dans ce cas, ont confisqué la pensée comme la caste des guerriers avait, au préalable, confisqué les armes.
Dans une société sans État, dans la société originelle ou première, dans une société qui ne se trouve pas sous la domination d’une autre société, il n’y a pas séparation entre les membres de la société et l’idée qui les anime, tous sont animés par l’idée d’échange de tous avec tous. Cette idée de l’échange peut bien être visible et capitalisée dans un premier temps, elle peut être gibier ou pierre trouée au fond de l’océan, mais pour se réaliser ensuite par le don. Avec le don, c’est l’apparence de l’idée qui disparaît dans l’idée, le don supprime la part visible, l’aspect matériel qu’a pu prendre un instant l’idée. Cette apparence de l’idée est absorbée, elle se trouve en quelque sorte absorbée par la collectivité humaine, absorbée par l’idée. L’apparence prise par l’idée disparaît dans la réalisation de l’idée [3]. En se réalisant, l’idée de l’humain se dévoile, elle laisse l’enveloppe qu’elle avait prise pour devenir directement accessible, elle fait naître la pensée au moment même où elle disparaît dans le réel et c’est cette réalité de l’idée qui fait à nouveau, en se découvrant, se mouvoir le sujet. La réalisation de l’idée par le don est l’instant émouvant au cours duquel l’idée se dévoile tout en disparaissant.
La mise en scène du don au cours de l’échange cérémoniel et public est l’acte par lequel l’idée de l’humain naît à la conscience de chacun, elle naît d’une surenchère dans la quête d’une réciprocité. Dans une société originelle rien ne vient s’intercaler entre la société et l’idée. La société est l’idée et, inversement, l’idée est la société et chacun agit en fonction de l’idée. Chaque membre de la société est producteur de richesse, c’est-à-dire de biens échangeables et qu’il échange avec autrui. Le gibier offert par le chasseur guarani à la communauté est richesse, les baies offertes par la femme guarani à la communauté est richesse ; les fourrures offertes par un clan kwakiutl à un autre clan sont richesse ; le blason de cuivre est richesse ; le collier wampum est richesse… La société tout entière est créatrice de richesse, et la richesse est ce qui s’échange et se donne. C’est l’accès à l’idée de richesse qui fait la différence, si cette idée est vécue directement ou non. Elle est vécue directement quand elle est éprouvée subjectivement par le don, quand on se défait de cette richesse pour autrui ; c’est alors qu’elle devient spirituelle.
C’est la conquête qui disloque cette unité qui lie étroitement le sujet dans son amplitude social à la société et à l’idée. C’est elle qui décompose la société pour la recomposer selon un ordre nouveau. Elle décompose la société en classes sociales (celles des trois fonctions de la cosmogonie védique, par exemple) pour la recomposer ensuite en établissant un ordre hiérarchique entre ces classes ou entre les fonctions qui leur sont attribuées. Et nous voyons alors la classe des nobles guerriers issue du peuple conquérant venir s’intercaler entre la population active qui, elle, se trouve réduite à produire des biens — qui entreront comme richesse dans le cycle des échanges, qui seront matière à échange — et la classe de la pensée. Cette séparation transforme l’or de l’esprit en plomb ; la richesse n’est plus spirituelle, elle devient matérielle. Cette séparation crée la matière, elle est à l’origine de la matière.
Cette cosmogonie védique et postvédique n’oppose pas fatalement les conquérants aux populations conquises, nous pouvons bien supposer que dans cette fiction sociale, les conquérants se réservent les places de choix, mais il semble bien qu’ils ne ferment pas complètement la porte d’entrée : la dernière classe, celle qui produit la richesse, pourrait bien être ouverte à la population autochtone puisqu’elle comprend les paysans cultivateurs d’origine autochtone, avec les pasteurs éleveurs (qui seraient plutôt d’origine indo-européenne), et, plus tard, les marchands, qui n’appartiennent à aucun peuple en particulier. C’est une ouverture, qui peut ensuite s’étendre aux deux autres classes, celle des guerriers et celle des clercs, avec, à l’intérieur de ces classes, une hiérarchie entre ceux qui font partie de l’aristocratie issue du peuple dominant et les autres. Cette cosmogonie, ou cette idéologie des trois fonctions, pourrait bien avoir une fonction de propagande : faire en sorte que cette vision d’un monde telle qu’elle apparaît après conquête, offrant au regard un ordre social solidement structuré et à l’intérieur duquel tous ont leur place, ne puisse être contestée.
Toutefois le fait que l’aristocratie soit héréditaire verrouille l’accès de tous, ou de tous ceux qui en ont la volonté, à la pensée dans sa fonction sociale. Seule la troisième classe ou la troisième fonction, celle qui produit ou qui crée la richesse matérielle, reste ouverte, elle est même devenue à la longue la classe des bourgeois enrichis par le commerce. Cette classe a fini, en s’appuyant sur le besoin de représentation de la noblesse, par contourner le verrou de l’hérédité qui maintenait la noblesse dans un pouvoir fictif. C’est elle, cette troisième fonction, qui détient le pouvoir réel. Mais c’est un pouvoir réel amputé de son esprit. C’est un pouvoir dont l’esprit est ailleurs. Avec la Réforme, c’est la société tout entière qui se désagrège, qui, comme un navire jusqu’alors maintenu à flot tant bien que mal, prend l’eau de toute part.
Si l’argent représente bien un « étage » de la pensée dans la mesure même où il la bloque sur l’apparence, l’importance qu’a prise l’argent, sa primauté, sa prééminence quasi absolue, nous amène à nous interroger sur le moment de l’histoire sociale qu’il dévoile et dont il est pour ainsi dire l’emblème. Dans les études précédentes sur la société grecque, j’ai pu mettre en exergue le rapport ambigu qui existait entre la classe dominante des nobles guerriers, qui se gaussaient de richesse humaine et de dévouement à la cause commune, et celle des marchands, qui s’adonnaient au commerce dans le but d’un enrichissement matériel auquel la noblesse n’était pas insensible, loin de là ! Cette connivence profonde qui lie l’aristocratie aux marchands, au point où il est difficile de distinguer les dons de prestige auxquels les princes sont sensibles de l’ambition commerciale qui les inspire, fut, pendant très longtemps, un non-dit du pouvoir. Encore aujourd’hui, alors que les marchands se sont emparés de l’État, celui-ci semble toujours éprouver une certaine gêne et quelques contrariétés à reconnaître ses liens avec le monde du commerce. C’est que celui-ci est entièrement voué à l’intérêt privé et s’oppose à ce qui pourrait être une cause commune (la vie sociale elle-même mais aussi, plus secondairement, le bien-être des uns et des autres lié à la santé, à l’environnement et au futur de l’humanité, etc.).
Le capital tel que nous le connaissons sous l’aspect d’une accumulation ou d’une concentration d’argent représente bien l’idée d’échange. Cette idée représentée sous une forme objective, l’ensemble des capitaux, est confisquée par une catégorie de la population, constituée désormais par tous ceux qui suppriment le travail des autres en vue de l’échange marchand. Cette catégorie de la population, les capitalistes, est devenue à la longue floue et difficilement discernable et nous avons plutôt affaire à une dynamique qui concentre l’argent diffus dans la société pour l’investir sous forme de capitaux dans l’activité marchande, c’est-à-dire dans une activité sociale créatrice de capitaux. Cette confiscation de l’idée par tous ceux qui sont ou qui se veulent détenteurs de la pensée dans sa fonction sociale a pour conséquence directe la fixation de la pensée sur la chose, sur la représentation de l’idée, en l’occurrence sur l’argent, et non sur l’idée elle-même, sur le don et sur ce qu’il signifie (cf. [bleu violet]première partie[/bleu violet]).
Au plus haut niveau, ce travail de respiration sociale, de concentration et de diffusion de l’argent est dévolu aux banques et tourne autour du prêt, de la dette et du remboursement de la dette avec intérêt. Elle est seulement une idée, l’idée d’un prêt « fictif » en argent et d’un remboursement, qui, lui, ne serait pas seulement « fictif », et cette idée a pris l’apparence de l’argent. C’est dans l’idée de la dette que se focalise le pouvoir des banques et cette dette étendue aux États-nations est le pouvoir des banques étendu aux États-nations. C’est le pouvoir d’une idée, celle de la dette, étendue à tous les États qui se sont placés ainsi sous le pouvoir des banques prêteuses d’argent sous la forme de capitaux « fictifs ». Cette connivence, qui lie de façon très étroite l’État et l’argent ou encore l’État et le capital, a été masquée tout au long de l’histoire des civilisations comme si l’État soumis au pouvoir de l’argent, cherchait à paraître, aux yeux de ses sujets, étranger à l’affaire.
C’est seulement de nos jours que cette connivence se révèle de façon impudique dans toute son ampleur. Le fait que cette connivence apparaisse aujourd’hui dans toute sa crudité n’est pas sans présenter un risque bien réel pour le pouvoir. Les manifestations des gilets jaunes en France témoignent d’une sourde et persistante colère face à ce qui est perçu comme une trahison de l’État. Si cette trahison est devenue plus visible à cette heure et suscite des réactions légitimes de la part de la société, le double jeu du pouvoir remonte néanmoins loin dans le temps, dès la formation de l’État. Le pouvoir apparaît dans les moindres détails de la vie publique pour ce qu’il est véritablement, manipulateur. Seule la fin de l’État et la construction d’une vie sociale autre reposant sur le don et non sur l’argent (sur le don fictif qui attend et exige un retour réel) peut remédier à une telle situation.
L’État dès sa formation s’est trouvé dans une position ambiguë dans la mesure où il est l’expression du pouvoir de la classe dominante dans la société, et cette classe dominante confond son intérêt avec celui de la société dans son ensemble ; l’État est le résultat de cette confusion et présente l’intérêt de la classe dominante pour l’intérêt général. Il est la clé de voûte unissant dans une seule société les maîtres et ceux qui travaillent, la classe dominante et ceux qui se trouvent dominés. L’État cristallise la pensée dans son envergure sociale et cette pensée dans son envergure sociale est désormais celle qui domine à partir d’un leurre, à partir d’une fiction l’ensemble de la société. Le pouvoir de l’État est le garant de l’unité d’une société reposant en fait sur l’opposition et la séparation.
Pourtant l’État ne pouvait être que l’expression du parti des maîtres, de ceux qui s’étaient approprié la pensée dans sa fonction sociale de suppression du travail en vue de l’échange de tous avec tous. Dès le départ, il y a eu une connivence secrète entre l’aristocratie guerrière et les marchands. Le mépris affiché par le noble guerrier à l’égard des marchands est trompeur, il a pour fin ultime de cacher une profonde et réelle connivence. Nous voyons ainsi le noble marquer avec hauteur une distance vis-à-vis du marchand alors même que l’activité marchande est centrée dès le début sur la satisfaction du besoin de paraître de la noblesse, de cette nécessité profonde de rendre visible leur appartenance à la classe de la pensée. La noblesse (et, avec elle, l’État) donne le change, elle se présente comme la classe qui perpétue le don désintéressé et généreux alors qu’en réalité elle reste attachée à son intérêt particulier qu’elle satisfait grâce au commerce.
Ces qualités humaines que cherche à mettre en avant l’aristocratie afin de justifier sa domination sont absolument contraires aux aptitudes exigées par le commerce. Toutefois la bourgeoisie, tout en mettant en avant les vertus de l’avarice, sera vite attirée par une richesse ostentatoire et confortable marquant sa supériorité. Alors que le chef indien, selon [bleu violet]Pierre Clastres[/bleu violet], est dépouillé de ses biens par les membres de son clan ou de sa tribu, le noble ou le bourgeois accumulent des biens afin de marquer leur différence. Qu’attendons-nous pour les dépouiller !
Ce mépris affiché pour l’activité marchande, nous le retrouvons aussi bien chez le fonctionnaire, le mandarin et le prêtre que chez le noble ; pourtant tous tirent profit du commerce et se montrent particulièrement attirés par les marchandises de luxe qui leur permettent de se distinguer du commun et surtout de se distinguer entre eux dans une sorte de hiérarchie visible où ils se complaisent. Ces hommes de l’État se veulent idéalistes dans un monde matérialiste et c’est par la mise en scène de leur personne, en habillant leur moralité de l’éclat du luxe et du prestige, que les clercs et autres mandarins espèrent donner le change [4]. Ils y arrivent parfois. Ils opposent le désintéressement à l’activité intéressée et égoïste, la dimension qui se veut sociale de leur activité à la dimension privée. Ils se veulent les gardiens et les porteurs de la pensée dans sa fonction sociale ; ils cherchent à être et, surtout, à rester des êtres de la pensée, des nostalgiques du don. Pourtant ils devaient montrer d’une manière ou d’une autre (cf. note 2 en bas de page) qu’ils sont les élus de la pensée et le signaler à la vue de tous. Ils se trouvaient ainsi fatalement, eux les hommes et les femmes de l’idée, liés à l’idée sous son aspect matériel, à l’idée comme apparence, même si cette apparence devait être une robe de bure, même si le paraître devait prendre la forme du dépouillement ; ainsi se trouvaient-ils liés à la visibilité de l’idée. Ils ne voulaient pas se trouver compromis par l’idée sous sa forme matérielle et ils l’étaient fatalement, par nécessité, si je puis dire, celle de se faire valoir ou de faire valoir à travers eux l’idée d’un sacrifice à la cause commune.
Cette mise à l’écart de l’activité marchande par ceux qui en bénéficient le plus directement est un trait de notre civilisation. Cette attitude de rejet du noble guerrier — se faire traiter de marchand est ressenti par Ulysse comme une grave insulte — peut paraître assez surprenante dans le monde de la belle Hélène, où la relation entre le monde de la guerre et celui du commerce paraît plus étroite et surtout plus admise et mieux reconnue que dans d’autres civilisations ; que les princes se fassent complices des marchands n’entraîne pas nécessairement l’opprobre de l’opinion publique, la condamnation de cette relation « contre-nature » vient surtout des moralistes qui cherchent à donner une certaine image de l’État. Dans la pratique, elle est admise. Elle a été admise dès qu’il y a eu conquête et domination d’un peuple sur l’autre. Je me demande si la trilogie, religion, pouvoir et richesse, ne constitue pas le fondement de notre civilisation comme elle a pu constituer dès l’origine celui du monde indo-européen, du moins tel qu’il se dévoile dans l’idéologie des trois fonctions mise en avant par Georges Dumézil.
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Marseille, seconde quinzaine
du mois de novembre 2019
Georges Lapierre