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Notes anthropologiques (XL)

lundi 14 octobre 2019, par Georges Lapierre

Naissance de la religion (I)
La fonction sociale du sacrifice
« Qu’est-ce donc la civilisation ?
Le mot civilisé, c’est en grec le même qui signifie apprivoisé, cultivé, greffé. »
André Bonnard, Civilisation grecque

Pour l’immense majorité des historiens ou des sociologues, pour ne pas évoquer les archéologues et autres paléontologues, la religion apparaît avec l’homme : c’est l’esprit qui émane et dépasse la société proprement dite et avec lequel la société entretient une forme de communication, c’est la thèse mise en avant par Durkheim [1], par exemple. Loin de moi, l’idée de critiquer ce point de vue, je voudrais seulement dans les notes qui vont suivre émettre l’hypothèse que la religion commence avec le sacrifice et avec l’idée d’une dette contactée par cette même société vis-à-vis de son propre esprit, perçu alors comme esprit séparé. Tant que l’esprit social se trouvait immanent à la société, faisant corps avec elle, la question du sacrifice et de la dette ne se posait pas encore. Il est bien possible que la religion apparaisse avec cette séparation que met au jour le rituel du sacrifice.

Mon point de départ est l’échange cérémoniel et j’avance que le sacrifice est un échange cérémoniel tronqué. L’autre, l’autre clan avec lequel j’échangeais des cadeaux, a disparu et à sa place s’est substitué un dieu. Et je me demande pourquoi ? Que s’est-il passé dans la vie de la société pour qu’un tel événement se produise ? Je fais remonter la naissance de la religion à l’existence d’un vide, d’un creux, d’un abîme quand apparaît soudain au sein de l’échange cérémoniel l’absence de l’autre. Le divin, comme idée séparée, s’est substitué à l’autre clan ou l’autre tribu. Ce qui se jouait alors sur le plan de l’humain entre la reconnaissance d’une dette ou la reconnaissance de l’autre se joue alors sur un tout autre plan, celui de l’humain sublimé.

Le sacrifice est vu et appréhendé comme un échange cérémoniel dévoyé ou, plutôt, tronqué. J’avais remarqué dans une note anthropologique précédente l’importance de cette forme d’échange qui, sous la forme d’une dramaturgie, donne à entendre l’humain. Le sacrifice apparaît dans la continuité de l’échange cérémoniel, mais pour donner à entendre l’humain sublimé, le divin, et la dette de la société à l’égard de ceux qui ont désormais la pensée dans sa fonction sociale. Le sacrifice offre la dramaturgie d’une reconnaissance de dette, sous son double aspect : la reconnaissance de dette de la société envers les dieux et la reconnaissance de la dette des dieux envers ceux qui, en leur rendant hommage et en les reconnaissant par leur sacrifice, les élèvent à l’existence. Mais qui sont ces dieux, que représentent-ils ? Quel est donc cet humain sublimé envers lequel nous avons une dette ? Et quel est cet humain sublimé et qui se trouve en dette envers nous du fait de notre sacrifice ?

Le sacrifice n’est autre qu’une reconnaissance de dette de la société envers ceux qui sont animés par la pensée dans sa fonction sociale et la dette de ceux qui, dans la société, sont reconnus dans leur fonction sociale envers ceux qui se sacrifient. Le sacrifice se présente comme la reconnaissance dans la société d’une séparation entre ceux qui possèdent la pensée dans son envergure sociale et tous ceux qui en sont dépossédés. La religion est alors un moment de l’aliénation de la pensée et ce moment de l’aliénation de la pensée apparaît quand, dans la société, autant dire dans la pensée, se fait jour une séparation entre ceux qui sont véritablement animés par la pensée et qui forment une aristocratie (les « meilleurs » selon l’étymologie grecque ou les élus de la pensée), et la population assujettie à cette pensée, assujettie à l’activité sociale d’une aristocratie de la pensée reposant avant tout sur l’échange de cadeaux.

Afin de développer cette idée et de tenter de la saisir dans sa complexité, je m’appuierai sur le sacrifice des taureaux décrit par Homère dans les premières pages de l’Odyssée :

« Pylos leur apparut, la ville de Nélée aux solides murailles. Sur la plage, on offrait de noirs taureaux sans tache, en l’honneur de Celui qui ébranle le sol, du dieu coiffé d’azur. Sur neuf rangées de bancs siégeaient les Pyliens, cinq cents hommes par rang, neuf taureaux devant chaque. Ils avaient mis la dent aux premières grillades et faisaient, pour le dieu, brûler les os des cuisses, lorsque le fin croiseur accosta droit du large. [2] »

Je suppose que le taureau, comme le cochon pour les peuples de Nouvelle-Guinée, constituait le présent somptueux offert à l’occasion des échanges cérémoniels entre les tribus et les clans achéens venus, dit-on, des Balkans à la fin du troisième millénaire. Le taureau aurait fini par devenir pour ces pasteurs nomades une monnaie d’échange de très haute valeur utilisée au cours de transactions importantes sous la forme de dons concernant les échanges coutumiers lors des fêtes d’initiation ou de mariage, ou encore lors des funérailles d’un personnage important, chef de clan ou de tribu. Le taureau a scellé des alliances entre lignages, entre clans ou entre tribus au cours de cérémonies publiques grandioses et fastueuses. Il a pu intervenir aussi comme monnaie d’échange dans des transactions plus privées s’apparentant au troc, au cours desquelles le guerrier achéen se procurait des équipements, des armes ou toute une armure.

Nous ne devons pas perdre de vue l’aspect collectif de ces échanges et l’envergure sociale aussi bien de ceux qui donnent que de ceux qui reçoivent. Cet aspect collectif, à mon sens essentiel si nous voulons comprendre ces civilisations, est trop souvent gommé et passé sous silence par l’historien, dont le regard, pour perspicace et aiguisé qu’il soit, garde le point de vue (celui de l’individualisme) que lui impose son époque et qui a pour lui, historien, toute la force inconsciente de ce qui devait être.

Dans le passage cité, le taureau, qui constituait la matière du don au cours d’un échange public scellant un pacte d’alliance entre deux groupes sociaux, pacte reposant sur une reconnaissance mutuelle, devient la victime consacrée d’un sacrifice aux dieux. Il n’est pas possible de mettre sur le même plan l’échange entre deux parties composées de deux groupes sociaux bien constitués et définis (clans, tribus ou peuples) et le don aux dieux dans lequel l’autre partie, la partie adverse, n’est pas humaine ni socialement définie. L’autre clan ou l’autre peuple à qui s’adresse l’offrande sous la forme d’un défi a disparu et un dieu a pris sa place.

Dans le sacrifice des neuf taureaux à Poséidon, nous avons bien un donneur et un donataire, le donneur est Nestor accompagné de ses hommes liges c’est-à-dire de tous les clans qui se sont ralliés à lui et à son lignage dans la guerre menée contre Troie. Dans le poème, il est fait allusion à neuf clans de cinq cents hommes chacun. Du côté du destinataire, nous trouvons un seul dieu, Poséidon. D’un côté, nous avons une ville, Pylos, avec, à sa tête, un « roi », Nestor, « maître des chars ». Nestor n’est pas un individu isolé, loin de là, il est le chef reconnu d’un lignage avec des ascendants, qu’il évoquera par la suite, et des fils. Enfin ce lignage, pour important qu’il puisse être, se trouve entouré d’autres lignages qui forment, avec leurs artisans et les personnes attachées à leur service, toute une ville. De l’autre côté, en face, nous avons un seul dieu, une divinité individuelle qui ne représente qu’elle-même, avec ses sentiments et ses ressentiments. Tout au plus, participe-t-elle, à titre individuel, à l’assemblée des dieux qui se réunit de temps à autres au sommet de l’Olympe. Toute la ribambelle des dieux avec Zeus à leur tête ne forme pas une société, mais une somme d’individus divins animés par des sentiments et des ressentiments à l’égard des humains — qui leur ont, ou n’auront pas, rendu le culte auquel ils étaient en droit de s’attendre. Les dieux ont leurs têtes, si je puis dire ; Athéna, par exemple, a pris le parti d’Ulysse, alors que Poséidon le retient prisonnier de la mer dans une île lointaine.

Les humains ne sont plus en rapport avec des humains, ils sont en relation avec les dieux et ce sont les dieux qui décident, pour des raisons qui leur sont propres, du sort des humains. Les humains connaissent encore une existence collective et sociale, ils ne sont pas perçus comme des individus isolés, ils appartiennent à un lignage et forment un clan, ils tirent leur identité de cette appartenance à un groupe. En face, un dieu. Et ce dieu est déjà individualisé et nous pourrions presque définir, à partir de ce passage de l’Odyssée, le divin comme l’émergence de l’individualité dans un univers ou dans un système de pensée où elle n’existait pas encore (ou, si elle existait, restait immergée dans le groupe, noyée dans un lignage qui lui donnait tout son sens). Et l’individualité n’est que le concept d’identité qui se cristallise et s’isole de ce qui l’entoure, de toute la vie sociale qui lui donne corps. Et c’est bien ce qui arrive à Poséidon, Poséidon est un être qui n’a pas de corps et qui, sans doute pour cette raison, est immortel, un dieu. Une identité réduite à son nom et à sa charge, ou fonction, qui est la sienne dans le cosmos, une idée sans corps, une pure idée de l’humain. C’est de l’humain faisant abstraction de son environnement social, qui surgit comme une entité isolée de tout ce qui l’entoure et la constitue. Ne nous y trompons pas, cette individualité rayonnante du divin n’a rien à voir avec l’individu isolé de notre époque, elle est porteuse d’humanité mais d’une humanité qui dépasse le groupe humain dont elle est issue. C’est une humanité qui ne s’arrête pas à la société aristocratique des guerriers, elle la transcende pour couronner la société grecque tout entière, qui repose tout de même sur l’existence de lignages aristocratiques. L’humain est toute la société grecque dans sa complexité et sa division.

La naissance des dieux accompagne et précède bien souvent la naissance des individus (ou de l’individualité). Les dieux, ces individualités avec leurs sentiments et leurs ressentiments à l’égard des humains, ne sont portés à l’existence que par le culte que les humains leur rendent. Et ces humains, qui rendent hommage et honorent un dieu, qui honorent l’individualité rayonnante et sublimée, ne sont pas des personnes isolées, ils sont immergés dans une vie sociale d’où ils tirent leur identité. C’est donc bien leur identité merveilleuse et divine — ou ce qui constitue leur identité issue de leur vie sociale au sein d’une communauté — que les hommes imaginent et honorent. Le culte que les guerriers grecs formant l’élite rendent aux dieux de l’Olympe n’est que le culte élogieux et légèrement propagandiste qu’ils se rendent (que le pouvoir rend au pouvoir). Ce pouvoir n’est pas le pouvoir de la société, il n’est pas l’autorité que la société exerce sur ses membres, ce pouvoir s’est individualisé, il est l’autorité exercée par ceux qui sont « sortis du rang », sortis de la société proprement dite. Ceux qui sacrifient au dieu Poséidon et rendent grâce au pouvoir qu’ils sont amenés à exercer sur la société en tant qu’individus illustres appartenant à la classe de la pensée comme Nestor, maître des chars et de Pylos, issus de l’aristocratie guerrière.

Dans les échanges cérémoniels ce sont bien les termes d’une alliance ou bien d’une allégeance à l’autre qui sont posés et qui se jouent : l’humain y est pensé et l’humain se trouve dans un équilibre instable entre l’égalité et la subordination, entre alliance et allégeance. L’allégeance (ou l’alliance) de l’autre au soi que l’on constitue en tant que clan ou tribu serait la fin visée, déclarée publiquement par celui qui donne généreusement au nom de tous, qui comble l’autre partie de présents somptueux, c’est le défi. La partie adverse répond à ce défi, elle est mise dans l’obligation d’accepter le défi, et donc de recevoir les cadeaux, et d’y répondre ; elle ne peut pas se défiler, elle est en quelque sorte sommée de relever le défi qui lui est lancé publiquement, au risque de perdre la face. Et « perdre la face » signifie en fait que tout le clan va perdre sa position et son rang jusqu’alors reconnu par tous (par tout le public) au sein de la tribu pour se trouver en dette envers le clan qui l’a défié. Se trouver ainsi en dette envers l’autre clan, c’est bien marquer son allégeance à l’autre clan tant que l’on n’aura pas « payer sa dette ». Cette fin visée (alliance ou allégeance) au cours des échanges publics se réalise, ou peut être indéfiniment remise en jeu, par la réponse et le don en retour de la partie adverse. Celle-ci a le choix entre deux alternatives, elle a la possibilité de poser à nouveau l’égalité entre elle et le groupe qui l’a défiée en rendant ce qu’elle a reçu, du moins son équivalence en cadeaux, c’est l’alliance ; elle peut aussi retourner le défi en direction du parti qui l’a lancé et poser à nouveau l’inégalité et le déséquilibre, en rendant plus qu’elle n’a reçu. Si elle ne peut répondre à ce défi et rendre en retour au moins un don équivalent, elle se trouve en dette envers la partie adverse, c’est l’allégeance.

On comprend bien que les gens s’attachent à ce genre de compétition qui met leur sort en jeu et qui est aussi un défi à eux-mêmes. Il arrive aussi qu’une partie reconnaisse qu’elle ne peut rivaliser avec l’autre et accepte la dette qu’elle a ainsi contractée à l’égard de la partie adverse et qui signifie en pratique son allégeance. C’est bien le but visé par l’échange cérémoniel : faire en sorte que l’autre se sente en dette envers nous et nous doive soutien et fidélité. C’est aussi ce qui se trouve en jeu dans le sacrifice. D’un côté, c’est un acte pratique d’allégeance de tout un groupe social à un dieu ; d’un autre côté, c’est mettre le dieu en dette envers ceux qui lui ont sacrifié une part de leur bien. Ce sont là des motivations profondément humaines, qui se trouvent en général au départ des cadeaux faits à un supérieur dans l’espoir qu’il se sentira en dette envers nous. Avec le sacrifice aux dieux, comme l’allégeance à un supérieur, la subordination est déjà acquise et reconnue par ceux qui se livrent à ce genre de rituel et qui rendent ainsi un culte à la divinité. Il n’est pas question pour Nestor et ses alliés de défier Poséidon mais de lui rendre un culte, de se placer volontairement sous sa tutelle et de reconnaître sa supériorité. Mais que peut bien représenter cette divinité ?

Alors que l’échange cérémoniel recherche l’équilibre et l’égalité à travers la réciprocité des dons, le sacrifice, lui, pense le déséquilibre et l’inégalité, il pense la dette. Le sacrifice est bien un acte d’allégeance. Nestor et ses hommes n’en sont pas encore à se mettre à genoux devant Poséidon, et leur offrande garde toujours une certaine dignité humaine, ils se posent en égaux et attendent de la part du dieu un échange de bons procédés. Autre temps, autres mœurs. En rendant un culte à Poséidon, les nobles guerriers grecs l’engagent à prendre leur parti et à les soutenir dans les difficultés. Ce dieu individualisé est la figure de leur pouvoir social, lui rendre hommage c’est aussi rendre hommage à la bonne fortune qui porte une classe sociale dans son accomplissement historique. Cette bonne fortune que les nobles guerriers grecs trouvent dans l’exécution de leur culte est le résultat attendu de la conscience de soi à laquelle ils sont arrivés.

Le sacrifice est bien porteur de cette ambiguïté entre alliance et allégeance que l’échange cérémoniel est chargé de résoudre. N’en doutons pas, les nobles guerriers posent bien les termes d’une alliance avec le dieu, avec l’humain sublimé et individualisé. Poséidon est avec eux, il devient leur allié. Cependant l’idée d’une dette n’est pas effacée pour autant, elle est contenue en creux dans la liturgie du sacrifice, elle est omniprésente. Où la chercher ? Où la trouver ?

Dans ce culte rendu à Poséidon, dans cet acte d’allégeance au dieu, nous retrouvons la société grecque du temps d’Homère, aux alentours du VIIIe siècle : une société dominée par une classe aristocratique et dans laquelle un rapport de subordination et d’allégeance s’est substitué à un rapport premier d’égalité. Ce rapport d’allégeance à un principe supérieur garde encore des attaches avec l’échange cérémoniel d’antan, mais le rituel du don et du don en retour est devenu un rituel du sacrifice.

C’est là une transformation profonde qui ne s’explique pas seulement par un changement de comportement à l’intérieur de la société : le big-man, comme le chef de clan, ne rend pas grâce à dieu, il trouve sa raison d’être dans l’échange agonistique avec un autre big-man. Et, comme avec le kula, cet échange ne cherche pas sa fin dans la subordination mais dans l’égalité, dans l’équivalence des dons, quand le bracelet, qu’il aura donné et lancé dans le kula, lui reviendra après un long et aventureux parcours sous la forme d’un collier. Cette modification subtile des rapports entre les membres d’une société ne s’explique pas par une évolution des comportements à l’intérieur d’une société, il ne peut se comprendre que par un changement de société. C’est la société tout entière qui s’est trouvée transformée, qui a vacillé sur son fondement originel et qui a dû se recomposer et se reconstruire sur de nouvelles bases. Et ce fondement sur lequel la nouvelle société, la société transformée, s’est édifiée n’est plus l’égalité mais la subordination, il repose sur la notion de dette et de reconnaissance de la dette. Alors que dans les sociétés sans classes, le retour est attendu, le retour, ici, est indéfiniment reporté, la dette n’a pas de fin, il s’agit d’une reconnaissance de dette à perpétuité. Les dieux sont immortels. Mais, attention, ce n’est pas tant Nestor et toute sa bande qui se trouvent en dette (encore que la société aristocratique repose sur cette notion de dette et d’allégeance vis-à-vis d’un « meilleur » parmi les « meilleurs », mais il s’agit d’une autre histoire, celle de la naissance de la royauté, qui se trouve dans le prolongement de la situation que nous étudions), mais bien la société tout entière envers eux.

C’est le sens du sacrifice, le sacrifice est un acte de subordination, le culte rendu à un dieu est la mise en scène d’un acte de subordination et d’une reconnaissance de dette (et toute la société de cette époque repose sur cette notion d’allégeance). Parfois cet acte de subordination se veut total, se veut une totale soumission et s’accompagne de la mort de l’humain (ou d’un substitut) et de sa dévoration. Cette dévoration de l’humain (devenu une pure idée de l’humain, une pure entité au-dessus des hommes et des femmes), ou dévoration d’un dieu, n’a rien à voir avec le cannibalisme, il en est même l’inversion la plus complète. Alors que le cannibalisme des Tupinamba s’apparente à un échange cérémoniel (cf. notes anthropologiques sur le cannibalisme [3]), le cannibalisme chrétien s’apparente au sacrifice le plus extrême. C’est toute la société chrétienne qui, à l’exemple du fils de dieu, se sacrifie à une idée qui se trouve au-dessus d’elle, elle reconnaît ainsi sa dette à perpétuité envers cette idée de soi sublimée, ce qu’on appelle la servitude volontaire.

Je me demande si nous ne pouvons pas déceler dans la mise en scène du sacrifice humain et de la dette l’idée fascinante que l’être humain est amené à se sacrifier à un principe supérieur qui est la société elle-même. Toutefois l’émergence d’un principe supérieur dominant de son autorité l’ensemble de la société ne devait apparaître qu’à partir du moment où apparaît au sein de la société une séparation entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. C’est dans ce sens que devrait s’orienter tout « essai sur la nature et la fonction du sacrifice [4] ».

Dans la société de Nestor, de Ménélas et d’Ulysse, la subordination n’a pas la brutalité qu’elle connaîtra par la suite quand la civilisation grecque deviendra esclavagiste, elle est encore atténuée, elle n’est pas assujettissement ; les membres de la société des âges dits obscurs ont encore, semble-t-il, des égards les uns vis-à-vis des autres, la subordination se fait encore allégeance, elle connaît encore les douceurs d’une dignité préservée. De nos jours alors que nous ne connaissons que l’assujettissement dans son âpreté (parfois enrobé de chocolat) au point où il fait partie de nos mœurs, nous éprouvons les plus grandes difficultés à saisir la nuance qui peut exister entre subordination et allégeance.

L’holocauste des bœufs marque un changement significatif dans les mœurs. Et ce changement dans les mœurs se donne à voir, c’est-à-dire se donne à penser. Dans l’échange cérémoniel, c’est bien l’humain qui se donne à penser dans la quête réitérée d’une égalité improbable ; dans le sacrifice, c’est encore l’humain qui se donne à penser, mais cette fois, dans un rapport d’allégeance : d’allégeance à dieu, à une idée sublimée. À une idée de l’humain qui n’est plus de ce monde ? Qui a définitivement disparu dans une société tronquée, mutilée par l’émergence d’un groupe dominant venu d’ailleurs ?

La mise en scène de l’échange dit cérémoniel comme la mise en scène du sacrifice forment une dramaturgie, elles sont toutes deux l’expression dramatique de l’humain, d’une vérité nous concernant et dans laquelle nous sommes directement impliqués, le public se trouve directement concerné par ce qui est en train de se jouer, par l’enjeu du drame. Le public est le témoin de ce qui est en jeu dans l’échange cérémoniel comme il est le témoin de ce qui se trouve en jeu dans le sacrifice. Le témoin sait. Il sait, il connaît le résultat, il sait qui a gagné et qui a perdu. Il porte témoignage. Il porte témoignage de la dette (ou de l’absence de dette). Il n’est pas le spectateur passif que l’on suppose, il est appelé à porter témoignage. C’est le chœur de la tragédie grecque. Le drame sous son aspect premier est un mode de connaissance qui s’adresse à un public, et le public s’empare de la connaissance dont le drame est porteur. Le sacrifice appelle un public, il est destiné à un public, qui portera témoignage de ce qu’il aura appris ou retenu au cours de ce sacrifice, de la dette des uns et des autres. Dans la scène décrite par Homère, le public est sous-entendu. Quel est-il ? Le peuple ? La population ? La société grecque dans son ensemble avec ses paysans, ses laboureurs, ses artisans, ses fileuses, ses domestiques et ses esclaves ? Nous l’ignorons et les livres d’histoire, la grande majorité des historiens vont l’ignorer aussi.

Sur la plage, Nestor, le « maître des chars », et ses clans alliés rendent hommage à l’idée de l’humain dont ils sont porteurs. Poséidon est leur divinité tutélaire, ils en attendent protection et soutien. C’est à eux-mêmes qu’ils rendent un culte, à ce qui les fonde comme êtres humains, comme êtres sociables. C’est seulement une idée, une idée de l’humain et cette idée de l’humain est pratique, elle ne se distingue pas de la pratique, au point d’ailleurs où ils la mangent, ils mangent de l’humain à pleines dents : « Ils avaient mis la dent aux premières grillades et faisaient, pour le dieu, brûler les os des cuisses… » L’homme cannibale ! L’homme, le mangeur de l’idée ! Mangeur du verbe ! Mangeur de chair ! Et pour les dieux, la cendre des os ! C’est une communion des nobles guerriers avec leur propre réalité, avec l’idée dont ils sont porteurs, avec leur vérité, c’est un festin de communion avec l’esprit du monde, avec leur propre esprit mettant en branle toute l’activité sociale. Ils festoient, ils se nourrissent de l’Idée.

À travers cet holocauste, nous avons affaire à une transposition sur le plan de la pensée (et de l’imaginaire) d’une réalité sociale reposant sur l’allégeance, l’allégeance est l’idée centrale qui imprègne toute la société grecque de cette époque. Les rapports entre les uns et les autres sont des rapports d’allégeance, de la société à l’aristocratie guerrière et à l’intérieur de cette aristocratie entre les clans et le lignage royal. L’allégeance n’est autre qu’une reconnaissance de dette, entre les clans et le lignage royal, et de la société à l’aristocratie guerrière. Et cette dette suppose aussi celle du lignage royal à l’égard des autres lignages comme de l’aristocratie à l’égard de la société.

Il n’est pas sans intérêt de voir comment cette idée de l’humain s’agence et s’enracine dans le rituel du sacrifice. La société aristocratique des âges obscurs repose désormais sur l’activité sociale engendrée à l’infini par le jeu des alliances, de dons et de contre-dons, de festins et de reconnaissance entre les lignages. L’égalité et la reconnaissance mutuelle sont encore à l’œuvre parmi les guerriers et c’est bien cette activité des guerriers, ou que les guerriers ont entre eux, qui génère toute la vie sociale, qui met toute la société des temps héroïques en mouvement. L’activité d’échange comme les « cadeaux d’hospitalité » que les nobles guerriers ont entre eux est une activité générique. Toutefois ce monde de l’aristocratie n’est pas toute la société ; l’aristocratie génère toute l’activité sociale mais elle n’est pas toute la société. La société s’est mise sous son pouvoir et, dans une certaine mesure, qu’elle le veuille ou non, elle a fait allégeance à la classe aristocratique. C’est ce que raconte le rituel du sacrifice.

Poséidon n’est qu’une idée, une idée de l’humain au-dessus des hommes. L’idée de l’humain dans l’échange cérémoniel est devenue une idée du divin dans le sacrifice. L’aristocratie par l’intermédiaire de Nestor, son représentant, fournit les taureaux de l’holocauste afin que la société tout entière fasse allégeance au dieu, à l’humain sublimé. Et c’est bien ce qui se passe dans la réalité, dans la société d’Homère, dans la société grecque à l’époque héroïque. Le dieu auquel la société sacrifie est seulement la représentation imaginaire ou idéelle de cette même classe aristocratique, à laquelle elle fait allégeance grâce à son concours et à sa contribution en taureaux offerts par son chef, Nestor. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. La classe aristocratique en la personne de son chef offre à la société, à la ville de Pylos, à toute la population, les taureaux de son sacrifice, de la reconnaissance de dette de toute la société envers l’aristocratie guerrière. Elle monte la mise en scène du sacrifice de la population à sa domination sur la société, elle monte la mise en scène du rituel qui donne un sens à sa domination.

Se placer ainsi, à travers le rituel du sacrifice, sous la protection et l’autorité d’un dieu comme le fait la classe aristocratique revient à placer toute la société sous sa propre autorité et protection. La classe dominante n’est plus qu’une idée de l’humain, une figure divine au-dessus de la société des hommes et des femmes et l’animant. La classe des nobles guerriers rend ainsi un culte à sa propre représentation, à sa représentation idéalisée, à l’idée de l’humain dont elle est porteuse, qui se trouve au-dessus d’elle et qui lui échappe dans une certaine mesure. La fonction sociale du sacrifice consiste à désigner et à reconnaître dans la société la place et le rôle des acteurs sociaux, et ces acteurs sociaux ont pu être au cours des temps des guerriers, des prêtres ou des bourgeois, ce sont ceux qui sont porteurs de l’idée ; aujourd’hui, on dit que ce sont des capitalistes dans la mesure même où ils capitalisent une certaine idée de l’humain — ce qui est, à mon sens, tout à fait juste.

Marseille, début octobre 2019
Georges Lapierre

Notes

[1Durkheim (Émile), Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912.

[2Homère, Odyssée, traduction de Victor Bérard, Gallimard 1955, Folio classique n° 254, p. 84.
« Le dieu coiffé d’azur », il s’agit de Poséidon (écrit dans le texte Posidon), dieu auquel sont sacrifiés les neuf taureaux.
« Sur neuf rangées de bancs siégeaient les Pyliens, cinq cents hommes par rang », la flotte que Nestor avait emmenée contre Troie comprenait neuf fois dix vaisseaux de cinquante rameurs.
« Le fin croiseur accosta droit du large. » C’est le bateau qui transporte Télémaque, parti rendre visite à Nestor, roi de Pylos, afin d’avoir des nouvelles de son père, Ulysse, perdu en mer lors de son retour de la campagne de Troie.

[3« Bref éloge du cannibalisme » : première partie, « La réalité » ; seconde partie, « La légende ».

[4Hubert (Henri), Mauss (Marcel), Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, PUF, 2016.

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