Le Deuxième Congrès international sur la communalité s’est tenu à Oaxaca du 5 au 9 mars 2018. Le Premier Congrès international avait eu lieu à Puebla en 2016 et avait regroupé plus de monde pour deux raisons : la première est l’importance qu’a prise au cours des ans cette notion de communalité, qui fut « inventée » et mise en avant dans les années 1980 par Floriberto Díaz, de Tlahuitoltepec, communauté Ayuujk (mixe) de la Sierra Juarez (Oaxaca), et par Jaime Martínez Luna, de la communauté zapotèque de Guelatao (Sierra Juarez, Oaxaca) ; la seconde raison est due au fait que l’invitation venait de l’université de Puebla et que ce concept a désormais pénétré, après un rejet de plusieurs années, le monde universitaire focalisant par sa pseudo-« nouveauté » l’attention des intellectuels et des chercheurs. Le monde universitaire était moins présent à Oaxaca, où la convocation ne venait pas de l’université mais de l’« Académie de la communalité » qui regroupe autour de Jaime Martínez Luna quelques intellectuels oaxaqueños et mexicains. Et puis — faut-il le dire ? — le côté « mode » et « nouveauté » s’était quelque peu érodé.
Les universitaires se sont trouvés annexés à un public plus vaste et plus directement engagé dans le quotidien du travail et des affaires courantes : des élèves du secondaire, collège ou bachillerato (préparation du baccalauréat et de l’entrée à l’université) ; quelques étudiants venus de l’université d’Oaxaca et de Puebla ; des maîtres d’école (qui suivent la nouvelle ligne stratégique du syndicat et qui veut un rapprochement avec la communauté villageoise ou urbaine — il était temps !) ; des gens impliqués dans la vie communautaire d’un quartier ou du village, que nous pourrions définir comme des militants sociaux. Ce côté terre à terre du public a finalement imposé une orientation plus concrète et plus pratique aux débats. Il ne s’agissait pas tant de définir les concepts de territoire, de fête, de travail, de commun, d’autorité, mais de les décrire à travers des exemples tout en se demandant comment les reproduire et les défendre face aux agressions multiples venues de l’extérieur sous la forme de projets capitalistes [1].
La discussion pouvait parfois prendre une tonalité rigide et militante, surtout de la part des représentants syndicaux défendant le Plan pour la transformation de l’éducation à Oaxaca [2] ou encore s’enliser dans une dissertation scolaire. Cependant les témoignages des « autorités » ou responsables communaux ouvraient sur une réalité au quotidien de la vie communale, sa richesse, ses valeurs humaines, ses difficultés aussi pour se reproduire et conserver dans toute leur ampleur, dans tout leur « vécu », cette richesse et ces valeurs. Enfin les luchadores sociales, défendant leur village ou leur région contre les mégaprojets des entreprises nationales et transnationales, apportaient une dimension plus large et plus directement engagée dans la vie sociale mexicaine ou même internationale. Ce Deuxième Congrès fut donc l’occasion de faire des rencontres et de brasser tout au long d’une semaine des idées touchant notre réalité et nos souhaits d’un autre monde : d’un monde qui contiendrait plusieurs mondes, par exemple ; un monde de la pluralité des mondes contre celui de l’universalité, contre un monde s’imposant comme l’Unique.
La communalité est un concept anthropologique qui définit le mode de vie des peuples indiens de la Sierra Juarez ; il se rapporte à une vie sociale qui, autour de la terre vue comme un bien commun, repose sur un ensemble d’institutions : l’assemblée communale ; la hiérarchie des charges au service de la communauté ; le travail commun (appelé faena ou tequio) au bénéfice du village ; la fête communale au cours de laquelle le village invite les villages voisins. En général les habitants ont leur propre mot en langue vernaculaire pour décrire leur mode de vie. Les anthropologues de leur côté ont étendu ce concept de communalité à d’autres peuples qui ont construit un vivre ensemble reposant essentiellement sur la réciprocité et sur la notion du bien commun. Ce sens de la vie sociale, cette sociabilité, s’oppose au chacun pour soi, à l’individualisme qui est le propre du monde marchand, et il nous arrive de faire de la communalité une utopie sociale : à la fois réalité des peuples indiens et projet social à réaliser.
J’en viens à me demander si cette notion de communalité, en tant que concept anthropologique, n’isole pas les peuples indiens dans la société mexicaine. De notre côté aussi en en faisant une utopie ne risquons-nous pas, plus généralement, d’isoler les sociétés indiennes, ou encore les sociétés sans État, à l’intérieur d’un monde plus vaste, je dirai d’une civilisation reposant sur l’échange marchand ? Le monde marchand avec sa religion de l’Un, de l’Unique, du seul Dieu, a pénétré profondément dans un mouvement continu d’autres civilisations et nous pouvons bien nous demander quels sont les peuples qui échappent encore à cet envahissement.
Les peuples mésoaméricains, dès les temps préhispaniques, se sont trouvés embringués dans un système social plus vaste que les historiens appellent la civilisation mésoaméricaine. La civilisation mésoaméricaine formait déjà une société complexe reposant sur la domination d’un peuple (d’origine nomade et guerrière) de langue nahuatl sur des peuples sédentaires. Et ces peuples sédentaires cultivant le maïs sont intégrés à un ensemble plus vaste composé de plusieurs peuples sous l’autorité de cette aristocratie guerrière et théocratique unissant les différentes ethnies [3]. Cet ensemble composé de plusieurs peuples formait la société mésoaméricaine. Chaque calpulli [4] dispersé dans la montagne, au bord d’un fleuve ou de la mer, peut bien avoir une vie propre et autonome, du moins en apparence, d’une part il est lié aux autres calpulli par tout un réseau de communication, d’autre part il paye tribut et ce tribut permet l’exercice d’un pouvoir qui unifie en une seule société l’ensemble des peuples et des calpulli qui se trouvent sous sa domination.
La colonisation espagnole étant passée par-là, le village indien d’aujourd’hui est le résultat de tout un procès de transformation [5], mais il continue à faire partie d’un ensemble plus vaste qui est la société mexicaine contemporaine. Et l’État mexicain d’aujourd’hui unifie sous sa domination toute la société mexicaine, villages indiens compris. Pourtant ces cadres de la domination récupérés ou mis en place par les Espagnols vont être détournés de leur fin première (assurer la domination d’un point de vue unique, le point de vue occidental, chrétien et capitaliste) par la population indigène, pour se trouver mis au service de la communauté. Ce n’est que depuis peu que l’État tente de reprendre plus fermement le contrôle (qu’il n’a jamais totalement perdu) de ces cadres de la domination ou d’en créer de nouveaux.
Ce que l’on définit comme communalité est le résultat de ce long processus historique au cours duquel la communauté villageoise va peu à peu se réapproprier les institutions mises en place par le pouvoir pour les détourner de leur fonction première et les transformer. Les fêtes, par exemple, ne sont plus données en hommage à l’Église ou à la théocratie dominante, elles sont devenues des fêtes villageoises et le saint que l’on fête et honore est le saint tutélaire du village. Les majordomes, chargés de la fête se sont réapproprié les paroles de prestige autrefois réservées au tlatoani (seigneur aztèque ou son représentant) ou au gouverneur (cacique espagnol ou son représentant). Le respect dont ils jouissent n’est plus dû au fait qu’ils représentent l’autorité d’en haut, mais bien au fait qu’ils ont été désignés par la communauté afin de travailler au bon déroulement de la fête. Un autre exemple est fourni par la création de l’assemblée communale qui s’est substituée au cabildo ou conseil municipal mis en place par les Espagnols. Enfin le mot tequio désigne désormais le travail commun au bénéfice de la collectivité, mais il vient du nahuatl tequitl qui a le double sens de tribut et de travail forcé. Ce qui était une corvée due aux forces conquérantes, aztèques, puis espagnoles, travail pour fournir le tribut (cf. la liste impressionnante des biens de toutes sortes dus et fournis à l’empereur Moctezuma puis aux seigneurs espagnols), travail dans les mines, construction de l’église, etc., est devenu un travail commun dans l’intérêt de tous. À l’abri d’une tutelle qui se veut protectrice (celle de l’Église ou celle de la métropole, puis celle de l’État providence), les peuples ont entrepris en silence, dans la clandestinité, une reconstruction de leur vie sociale pour finir par apparaître comme un obstacle, comme un nouveau péril pour le monde dominant [6].
Cependant cette forme d’autonomie sociale difficilement acquise et toujours en question ne signifie pas pour autant émancipation et les cadres de la domination sont toujours présents sous une forme ou une autre. Le caciquisme mettant sous sa tutelle toute une région a pu, au cours de l’histoire des peuples, se trouver affaibli ou a pu prendre d’autres formes moins visiblement autoritaires et tyranniques, il n’a pas disparu pour autant, il est seulement plus diffus. Et le rôle joué par le président municipal, à la fois porte-parole de sa communauté et représentant de l’État dans la communauté ne cesse d’être ambigu. Nous ne pouvons pas isoler la communalité d’une réalité bien plus vaste qui est la société mexicaine dans toute son ampleur. Et cette société mexicaine est soumise à une volonté qui la dépasse le plus souvent, même si elle est régie par un pouvoir qui ne lui est pas totalement extérieur. Il existe bien une connivence entre l’État et une partie de la société, ce qu’on appelle la société civile. Cette complicité repose sur un accord préalable et le plus souvent implicite qui est la Constitution mexicaine et cet accord est continuellement modifié par l’État qui agit selon la volonté d’une partie réduite de la société et avec le consentement implicite de ladite société civile. La société civile n’est pas toute la société, une grande partie de la vie sociale reste rebelle à l’expression d’une volonté qui cherche à la soumettre et à la dominer. C’est dans cette opposition, qui se manifeste plutôt sous la forme d’une allergie, que le titre du livre de Pierre Clastres, paru en 1974, prend tout son sens : La Société contre l’État.
Qu’est-ce que l’État ? Je dirai que l’État est, dans la société, l’expression d’un pouvoir (ou d’une volonté) séparé. Pierre Clastres n’échappait pas à l’idée, toujours très répandue dans le milieu anthropologique, qui veut que l’État soit l’expression d’un pouvoir séparé émanant de la société même, que le chef, ou le big-man, en prenne à son aise et finisse un jour ou l’autre par exercer un pouvoir et imposer sa volonté aux membres de la tribu. Dans son livre, il décrit tous les mécanismes mis en place par la société afin d’éviter ce glissement de la chefferie vers l’État. Jean-Pierre Voyer a eu beau jeu de rappeler que la société primitive ne peut pas chercher à éviter une chose qu’elle ne connaît pas, en l’occurrence l’État. Cependant le livre de Pierre Clastres La Société contre l’État reste à mon sens un livre clé et pose une question d’importance capitale : si la société originelle se reproduit sans tomber dans le piège d’un pouvoir séparé d’où vient l’État ?
Il est alors logique de penser que le pouvoir, dans le sens d’un pouvoir séparé, naît avec la domination d’un peuple sur un autre. L’État apparaît quand nous n’avons plus affaire à des tribus, c’est-à-dire à des sociétés autonomes et homogènes, il apparaît avec les sociétés complexes qui se veulent duelles et complémentaires avec un peuple dominant se présentant comme la clé de voûte de l’ensemble. Cet ensemble est formé par la société des peuples sous tutelle et l’on peut toujours supposer que ces peuples sous tutelle (en ce qui concerne le Mexique, la société mésoaméricaine) supporte mal l’autorité exercée sur eux par le peuple dominant d’où est issue la classe aristocratique dirigeante ; toute occasion devait être bonne pour secouer cette domination et se manifester contre cet état de fait, c’est-à-dire contre l’État. Pourtant s’il peut y avoir parfois allergie et rejet — comme un organisme peut rejeter la greffe d’un organe qui lui est étranger —, il y a aussi acceptation, car cette nouvelle société tire avantage de ses différences (de sa variété ethnique) à partir du moment où l’unité de l’ensemble est maintenue grâce à l’État.
De nos jours, la situation est différente et l’État se présente désormais contre la société, ou, plus précisément contre la vie sociale et j’entends par vie sociale le rapport construit des gens entre eux, le vivre ensemble. Ce vivre ensemble est devenu une expression galvaudée par le pouvoir, ce qui indique le mépris dans lequel il la tient. La force de coercition sociale exercée jusqu’à présent par l’État n’apparaît plus comme étant une émanation de la société, au service de sa cohésion, mais bien comme un pouvoir étranger à la société, s’exerçant contre la société. L’État n’est plus que la volonté des marchands, de l’intérêt particulier contre l’intérêt commun, contre ce qui constitue la vie sociale proprement dite, contre ce qui constituait jusqu’alors une société. Et l’on voit peu à peu se dégrader, en même temps que se décompose la société, la notion même de vie sociale. C’est bien ce qui est en train de se perdre, non seulement au Mexique, mais partout dans le monde. Cette notion de vie commune, cette idée qui est avant tout une idée pratique, directement vécue, qui s’exprime dans une réciprocité au quotidien, est en train de s’effacer, de disparaître peu à peu de la conscience des hommes et des femmes. Elle ne s’efface pas d’un seul coup et l’on peut voir dans la société toute une gradation de cet effacement, de cette lente disparition, de cet anéantissement progressif de l’humain.
L’État n’est sans doute pas dupe de sa nouvelle fonction : violenter sans répit la société, violenter ce qui constitue le fondement de la vie sociale, décomposer le corps social, désagréger les rapports sociaux, les liens tissés de longue date entre les gens, les coutumes et les savoir-vivre : toutes ces agressions contre la société pour complaire à quelques-uns, à une catégorie sociale aveuglée par sa concupiscence et son obstination et dont il est désormais l’émanation. L’État et les capitalistes avec lui peuvent bien se demander jusqu’où ils peuvent aller dans cette folie destructrice. Nous les voyons hésiter un court instant quand la société s’insurge devant tant de violence et se soulève. Mais cela ne dure qu’un temps et l’État repart de plus belle pour nourrir quelques ventres insatiables de tout ce qui est commun. On garde alors le sentiment que la société est prise en otage et qu’elle espère trouver dans ce qui la détruit la solution à sa ruine.
La société dans son ensemble trouverait-elle un certain avantage à cette situation et serait-elle complice des méfaits que l’État exerce sur elle ? Dans les temps anciens, elle a pu découvrir un intérêt propre à la naissance de l’État et accepter l’exercice d’un pouvoir séparé tant qu’elle y trouvait un retour. Comment expliquer cette connivence implicite et secrète de la société avec le principe qui la détruit ? Comment expliquer cette prise en otage de la société par un principe ou une idéologie — celle de l’individualisme — qui est la cause de sa ruine ? Ce paradoxe serait-il celui de l’aliénation quand l’apparence supplée la réalité ? La pensée dans sa dimension sociale peut bien échapper à l’individu, lui être étrangère, elle l’anime toujours à son insu. La vie sociale est bien le résultat d’une pensée, mais cette pensée qui anime en secret chacun d’entre nous, nous est devenue étrangère. L’apparence est sauve. En fin de compte, ce n’est pas la société qui perd au change, c’est l’être humain. L’individualisme est le résultat d’un long processus historique qui commence avec la naissance de l’État. J’en arrive à penser que l’Universel, l’Un, l’Individu, l’Unique, était déjà contenu en creux, en germe, comme une aspiration à venir et à se développer, avec l’apparition du premier État, avec l’apparition d’un pouvoir séparé dans ce qui était jusqu’alors une communauté de pensée.
La communalité évoque bien la présence d’une vie sociale forte reposant sur la communauté des biens (les biens communaux), la réciprocité des échanges et la notion de service rendu à la collectivité. Cet ensemble forme ce que j’ai appelé une communauté de pensée, cela signifie que chacun est animé par la pensée de l’autre ou des autres, que la pensée qui l’anime et qui se trouve au départ de son activité sous forme de projet est directement sociale : elle est saisie et voulue comme telle, elle n’est pas sociale après coup, indirectement, à l’insu de l’individu. Dans une communauté de pensée chacun agit en fonction des autres — et non en fonction de ce qu’il juge être son propre intérêt. Pourtant cette pensée dans sa dimension sociale est de plus en plus distraite de son but, la vie communale, par d’autres intérêts qui se présentent le plus souvent comme supérieurs et universels. Étrangement ces intérêts vus comme supérieurs et universels (celui de l’État par le biais de l’intérêt d’un parti politique ou celui d’un dieu unique par le biais des sectes religieuses), loin d’élargir l’individu à la personne guidée par l’intérêt de tous, réduisent la personne à l’individu guidé par son seul intérêt.
La communalité n’est qu’un dernier retranchement, le dernier bastion où se concentre une vie sociale en résistance, et ce bastion ne peut pas se trouver isolé du reste de la société, il ne peut pas se trouver isolé du reste de l’armée, du reste de la guerre commencée, il y a déjà si longtemps, et des forces perdues ou dispersées. La communalité est seulement la force d’une idée pratique et effective, qui agit encore au Mexique, en Amérique, en Afrique, en Asie, en Europe, c’est une idée qui n’est pas encore totalement perdue, qui résiste, persiste et se défend, qui lutte. Le mouvement zapatiste est une concentration de cette résistance, de cette lutte qui existe partout dans le monde. Il la rend seulement visible. Il la cristallise. Il représente un point focal à partir duquel une autre vie se fait possible. Il en est l’intelligence.
Du 7 au 9 mars de cette année, une réunion des femmes en lutte venues de tous les coins et recoins de la planète s’est tenue dans le caracol de Morelia (Chiapas) à l’initiative des zapatistes. Les femmes sont les premières victimes du patriarcat, de la religion de l’Unique ; certaines d’entre elles se sont insurgées, elles se sont élevées contre la tyrannie de l’Un, contre la tyrannie de l’universel, la tyrannie d’un point de vue unique et totalitaire, sur le monde et sur l’être, le point de vue des marchands sur le monde.
Parfois, nous nous reconnaissons.
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Oaxaca, le 20 mars 2018,
Georges Lapierre