Avant d’aller plus loin, on doit décrire la méthode par laquelle le rang s’acquiert. On l’obtient par le potlatch ou distribution de la propriété. Cette coutume a fait l’objet de nombreuses descriptions, mais la plupart des observateurs sont complètement passés à côté de sa signification. Elle est sous-tendue par le principe de l’investissement à intérêts de la propriété. [1]
Autrefois, au moment de la découverte du Nouveau Monde, les cartographes faisaient surtout allusion aux temps antiques pour rendre compréhensibles, à leurs propres yeux et aux yeux de leurs lecteurs, les mœurs et les usages des peuples qu’ils découvraient. De nos jours les anthropologues se réfèrent surtout à leur civilisation, à ce qu’ils connaissent, pour rendre compréhensibles à leurs propres yeux et à ceux de leurs lecteurs les peuples qu’ils étudient. Ce changement d’attitude est, en lui-même, significatif. Au XVIe siècle la colonisation de nouveaux territoires ne faisait que commencer et l’on cherchait surtout à établir des comptoirs commerciaux sur les côtes ou au bord des fleuves sans nécessairement entreprendre la conquête d’un empire colonial. Les peuples et leur mode de vie étaient perçus comme une curiosité et l’observation de leurs mœurs était encore, pour peu de temps, désintéressée. La différence entre le nouveau et l’ancien monde était marquée, et on ne cherchait pas à la gommer ; elle était marquée dans le temps : les peuples vivaient encore au temps des commencements, cela pouvait être celui de l’Antiquité comme cela pouvait être celui de l’Âge d’or, quand l’homme vivait encore en harmonie avec la nature, avec lui-même et avec les membres de sa collectivité dans une sorte d’état bienheureux. Quoi qu’il en soit c’étaient là des temps révolus.
Avec la conquête et la formation des empires coloniaux au XIXe siècle, l’attitude des anthropologues change : c’est en référence à ce qu’ils connaissent, à leur propre civilisation et à leurs propres usages qu’ils appréhendent désormais les coutumes des peuples, comme s’ils découvraient chez l’Autre l’ébauche fragmentaire et brute de mécanismes sociaux et psychologiques généraux, que le temps et le progrès de la civilisation allaient dégrossir et préciser. L’autre n’est plus perçu dans sa différence, il n’y a plus rupture, mais continuité. Alors qu’il était maintenu à distance, dans un ailleurs, dans un lointain qui avait peu de rapport avec La « Civilisation », la civilisation paraît le tirer à soi. L’Autre se fait beaucoup plus proche, il n’est plus tout à fait l’étranger qu’il était au tout début. Ses coutumes peuvent paraître surprenantes et étranges à première vue ; elles ne sont que les prémices de ce que nous connaissons. Il n’est plus le sauvage irréductible dont il faut se défendre et qu’il s’agit avant tout de maintenir à distance dans des réserves, dans des « réductions » ou dans des congrégations où il peut être surveillé, endoctriné et contrôlé, il devient assimilable [2]. À la naïveté des observateurs et de leurs observations (« Ces présents ne servent pas au même but que le commerce et l’échange dans les sociétés plus développées. Le but est avant tout moral [3]… ») répond tout un courant théorique qui cherche à mettre en exergue la continuité qui peut exister entre les sociétés primitives perçues alors comme archaïques et le monde moderne : « Il y aurait lieu de reprendre la question de la monnaie pour la Polynésie. Les nattes samoanes, les grandes haches, les jades et les tiki, les dents de cachalot sont sans doute des monnaies ainsi qu’un grand nombre de coquillages et de cristaux. [4] » Ce courant de pensée est tenace, né à la fin du XIXe, il s’est prolongé jusqu’à nos jours avec une vigueur jamais démentie ; nous pouvons voir en Marcel Mauss son initiateur et son porte-parole le plus reconnu.
Cependant se fait jour actuellement une tentative pour saisir le « sauvage » dans sa différence, dans ce qui le fait autre. Viveiros de Castro, anthropologue brésilien, se présente comme le chef de fil de ce courant de pensée (cf. Métaphysique cannibale). Philippe Descola s’en inspire dans son livre Par-delà nature et culture. Ces nouveaux anthropologues en viennent à parler de « point de vue », de « perspective », de multinaturalisme ou même de multiculturalisme, si bien que ce courant de pensée ou école est désigné sous le nom de perspectivisme. Cette mise en perspective apporte incontestablement une rupture dans la façon qu’avaient jusque-là les anthropologues d’appréhender celui qui ne vit pas comme eux [5].
D’un côté, un courant de pensée perçoit dans les sociétés primitives les germes, non encore pleinement développés, de La « Civilisation » ; de l’autre côté se précise un courant de pensée anthropologique qui accepte le caractère irréductible de la différence pouvant exister entre les civilisations. Cependant ni l’un ni l’autre de ces courants émettent un point de vue critique sur ce que nous connaissons. Pourtant de la part des peuples, le fait même d’exister ou de continuer à exister envers et contre tout est déjà une critique du monde que nous connaissons. L’existence des peuples, c’est-à-dire leur résistance obstinée face à l’hégémonie d’un monde, le monde occidental, chrétien et marchand, est en soi une critique de ce monde. Une critique qui n’est pas philosophique ni théorique, mais qui est bien réelle. Comment définir cette critique ? Devons-nous laisser l’idée dans son indéfinition et son indétermination ou devons-nous la considérer dans son fondement : l’opposition entre non-aliénation et aliénation ? Devons-nous supposer que ces sociétés dites primitives ou originelles ne connaissent pas encore l’aliénation de la pensée, qu’elles en sont au degré zéro de l’aliénation ? Ce serait sans aucun doute s’avancer sans véritable fondement et sur des bases peu sûres, qui ne sont que des présupposés. Je me propose dans les lignes qui suivent de réfléchir à cette question en opposant les mécanismes et les valeurs à l’œuvre dans les sociétés dites primitives aux mécanismes et valeurs qui sont en jeu dans notre monde.
Dans Les Argonautes du Pacifique, Bronislaw Malinowski nous décrit les grandes expéditions d’échanges cérémoniels, le kula, entreprises dans les îles Trobriand par les peuples de ces îles, Marcel Mauss s’en inspire dans son Essai sur le don [6] : la règle est de partir sans avoir rien à échanger, même sans avoir rien à donner, fût-ce en échange d’une nourriture, on affecte de ne faire que recevoir. Ce n’est qu’un an plus tard, quand la tribu visitée viendra à son tour pour recevoir, que des présents seront donnés en retour avec magnificence.
Les cadeaux reçus sont exposés lors du retour au pays sur la grève de Muwa. « On détermine alors, écrit Marcel Mauss, celui qui a été le plus beau, c’est-à-dire le plus chanceux, le meilleur commerçant. » Cette expression, « le meilleur commerçant », est malvenue, le kula n’a rien à voir avec le commerce. En l’employant, Marcel Mauss biaise la réalité alors même qu’il venait de préciser, à la suite de Malinowski, que les Trobriandais distinguaient nettement le troc, ou gimwali, du kula — que « l’on distingue soigneusement du simple échange économique de marchandises utiles qui porte le nom de gimwali ». Le gimwali est un échange de biens entre deux parties qui se sont entendues au préalable, après un marchandage serré et tenace, sur une équivalence entre les biens échangés. C’est un échange privé entre particuliers, ce qui le distingue très nettement du kula qui repose sur des dons solennels faits en public. C’est bien le troc (ou gimwali) qui s’apparente le plus à l’échange marchand, et tout le savoir-faire du commerçant consiste à tirer un bénéfice particulier, un profit tout personnel, un intérêt qualifié de matériel, de cet échange. Le troc est réduit au particulier, il n’a pas la dimension sociale et publique (que nous pouvons qualifier d’universelle ou de spirituelle) de l’échange cérémoniel [7]. Quand un Trobriandais montre peu de générosité et cherche à tirer un profit tout personnel du kula, on dit qu’il conduit sa kula comme un gimwali. Quand le potlatch dans le Nord-Ouest américain est fait dans un autre esprit que celui du don, en vue d’un gain immédiat et personnel, par exemple, il est l’objet de mépris. Le potlatch et le kula portent en eux une part d’aléatoire, une incertitude que s’interdit le commerçant, le retour reste en suspens, rien n’est décidé à l’avance et c’est bien dans cette incertitude, dans cette vacance, dans cette attente, dans ce défi, que se loge l’esprit, que se fait jour la pensée : la pensée de l’autre et qui nous anime avec une force impérieuse et nous appelle à offrir un présent en retour à un cadeau reçu. Ne pas le faire, ce serait déchoir, à nos propres yeux et aux yeux de tout le public témoin de la scène ; ce serait perdre la face, perdre tout prestige et toute reconnaissance. Nulle part que dans le potlatch le prestige d’un chef et de tout son clan n’est lié à l’exactitude à rendre par des cadeaux plus nombreux et plus importants les dons reçus antérieurement, « de façon, remarque Marcel Mauss, à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés [8] ».
Un état d’excitation s’empare de mon partenaire,
Un état d’excitation s’empare de son chien,
Un état d’excitation s’empare de sa ceinture…
D’ailleurs nous sommes amenés à saisir cette « pensée de l’autre » dans les deux sens du terme, dans son aller et retour, dans sa réciprocité. C’est bien dans cet instant solennel du don que surgit ce qui n’existait pas encore, la pensée et, avec elle, la conscience de soi comme être humain. Et cette pensée, suspendue dans le ciel de l’incertitude, trouve sa réalisation dans le retour, dans les présents que l’on reçoit en retour et qui sont véritablement une présence ou une confirmation de l’esprit qui nous a animés, à la mesure de notre générosité et de notre défi, de notre grandeur d’âme. On parie sur l’esprit comme on lance une bouteille à la mer et cet esprit nous revient sous une forme tangible comme cadeaux de toute beauté [9]. C’est le don comme moteur de la circulation en sens contraire des mwali, ces beaux bracelets taillés et polis dans une coquille, et des soulava, colliers de nacre du spondyle rouge, et c’est l’esprit, la pensée, qui fait tourner le manège du kula d’est en ouest et d’ouest en est. Rien à voir avec le commerce. Et comme ces mwali ou soulava, ces bracelets ou ces colliers, sont beaux ! Ils portent en eux, dans leur forme, dans leur couleur, dans leur esthétique, toute une passion : la présence insondable de l’esprit qui a porté et animé toute une vie d’hommes et de femmes. Les propriétaires les manient et les regardent pendant des heures. On pose ses vaygu’a sur le front, sur la poitrine du moribond, on les frotte sur son ventre, on les fait danser devant son nez. Ils sont son suprême confort [10].
Dans certains potlatch, le défi le plus grand consiste à donner tout ce que nous avons, toute notre richesse, ne rien garder. Je me demande si cette dépense totale à laquelle se livrent parfois les Tlingit, les Kwakiutl, les Haïda ou les Tsimshian ne rappelle pas le don primordial à l’origine de l’humain, quand la femme ou l’homme ou la gens ne gardent rien pour eux pour faire don de ce qu’ils ont chassé ou cueilli aux autres, à ceux qui font partie de leur communauté ; et c’est bien à ce prix qu’une communauté (ou une société) humaine existe, et c’est par ce don aux autres, par ce risque incommensurable qui consiste à se démunir de tout pour se trouver à la merci d’un retour, que l’humain s’est émancipé de la horde. Renouer avec cet instant où l’humain a surgi : le défi que relèvent les clans consiste à se trouver à la merci des autres clans. L’humanité est un risque à prendre.
Il ne s’agit pas de chercher dans le kula des îles Trobriand ou dans le potlatch auquel se livrent les peuples indiens du Nord-Ouest américain les prémices d’une activité marchande encore mal dégrossie, d’y deviner des mécanismes de prêts, d’usure, d’intérêts, d’emprunts qui définissent et décrivent les jeux et les enjeux de l’argent dans une société marchande. Je serai partisan d’effectuer la démarche inverse, de rechercher dans notre société les survivances du kula ou du potlatch, d’une pratique qui est tombée en désuétude. Dans quels recoins, dans quelles marges, dans quels bas-fonds, dans quelles cultures souterraines, dans quelles cultures underground survit-elle ? Nous nous apercevrons alors que son étincelle, sa lueur, se fait de plus en plus faible, qu’elle est sur le point de s’éteindre complètement et nous pourrons alors nous interroger avec une certaine préoccupation sur ce qui disparaît avec cette pratique du don. Par contre ce qui a pris une importance sans précédent au point d’étouffer l’esprit du don, c’est bien le gimwali. Alors que le troc était inconnu chez les peuples indiens du Nord-Ouest, méprisé, et sa pratique marginale, dans la vie sociale des Trobriandais, il prend désormais dans notre monde le devant de la scène pour s’imposer comme la seule activité socialement reconnue.
La donation elle-même affecte des formes très solennelles, la chose reçue est dédaignée, on se défie d’elle, on ne la prend qu’un instant après qu’elle a été jetée au pied ; le donateur affecte une modestie exagérée : après avoir amené solennellement, et au son de conque, son présent, il s’excuse de ne donner que ses restes et jette au pied du rival et partenaire la chose donnée.
Malinowski est l’observateur attentif de la chose, et son observation est subtile, précise et intelligente : ce qu’il décrit dans ces lignes est l’art de donner, et cet art fait partie de tout un savoir-vivre. J’ai pu retrouver des traces de ce genre de pratique, avec tout le formalisme qui l’accompagne, dans quelques bars louches des cités portuaires, le son de conque en moins ; et, plus généralement, au gré des circonstances de la vie courante parmi ceux qui, dans les quartiers populaires, gardaient encore ce « je-ne-sais-quoi » qui leur inspirait tout un savoir-vivre. Ces pratiques ont-elles totalement disparu ? Je me souviens que la police s’employait avec un zèle tout particulier à fermer ces « lieux de débauche ».
Pourquoi Marcel Mauss, le théoricien, éprouve-t-il le besoin d’ajouter à une description qui se suffit à elle-même la phrase suivante : « Et pourtant, au fond, ce sont des mécanismes d’obligation, et même d’obligation par les choses, qui jouent » ? Pourquoi tire-t-il d’une manière somme toute un peu forcée cette pratique dans la sphère du droit et de l’obligation, et même de l’obligation par les choses ? Ne cherche-t-il pas à faire d’une pratique à première vue non aliénée un pratique aliénée ? Voilà que la pensée de cette pratique du don et du retour se trouve aliénée dans la chose même ! Mais cette chose qui pense à notre place ne serait-elle pas plutôt l’argent, ou la monnaie ? À mon sens, elle n’échappe pas, cette pensée, à celui qui donne comme à celui qui reçoit, même si, par la force des choses, elle a pu échapper à l’anthropologue [11] (qui n’entre pas dans la ronde, tourne, tourne petit manège, qui ne met pas en jeu son être avec son cadeau et qui ne risque rien).
Donner c’est prendre à rebrousse-poil nos instincts les plus primitifs qui nous poussent à agir pour notre propre compte ; c’est prendre un risque considérable, le risque d’être humain. L’acte de donner s’accompagne toujours d’une appréhension, c’est faire le pas au-dessus d’un vide immense. C’est faire disparaître l’animalité pour faire surgir l’humain. C’est l’acte créateur du soi, de la vie sociale, de ce que nous sommes. Nous voyons bien comment l’activité marchande nous caresse dans le sens du poil pour réduire l’homme à n’être plus qu’un individu.
Quand un grand frère ou le chef d’une tribu préparait, avec l’aide de tout son clan, une expédition lointaine pleine d’incertitude et qu’il en appelait aux ancêtres en rappelant leurs hauts faits, je ne pense pas qu’il était animé seulement par la chose, par la pensée contenue dans l’objet. Il était bien animé par sa propre pensée, par une pensée qui était sienne mais aussi celle de tout son clan et même celle de ses ancêtres par-dessus le marché ! Ce que nous appelons encore esprit [12].
Les chefs qui s’engagent dans un potlatch incarnent les ancêtres dont ils portent le nom, dont ils dansent les danses et dont les esprits les possèdent.
« Nous qui dansons ici pour vous, nous ne sommes pas vraiment nous-mêmes. Ce sont nos oncles morts depuis longtemps qui sont en train de danser ici. »
Sommes-nous aliénés quand nous sommes possédés par l’esprit de nos ancêtres ? Quand l’esprit qui se trouve à l’origine de notre humanité revit en nous ?
Nous saisissons mal aujourd’hui cette ampleur de la pensée, qui touche l’être dans sa dimension collective, nous en restons à l’individuel et à cette pensée qui nous est étrangère et qui nous conduit à nous servir d’une carte bleue. Cette mutilation n’a sans doute pas échappé à Tamati Ranaipiri (cf. « Notes anthropologiques V ») qui a trouvé une image, celle du hau contenu dans le taonga, dans la chose même, pour tenter d’expliquer à l’anthropologue la force impérieuse de l’esprit, la force impérieuse de l’humain.
Dans une note [13], Marcel Mauss tente de justifier l’emploi à tout va qu’il fait du terme de monnaie quand il écrit par exemple que l’objet des échanges cérémoniels comme le kula est une sorte de monnaie : « L’objet essentiel de ces échanges-donations sont les vaygu’a, sorte de monnaie. Il en est de deux genres, les mwali, beaux bracelets taillés et polis dans une coquille et portés dans les grandes occasions par leurs propriétaires ou leurs parents ; les soulava, colliers ouvrés par les habiles tourneurs de Sinaketa dans la jolie nacre du spondyle rouge. Ils sont portés solennellement par les femmes… [14] »
Marcel Mauss étend la notion de monnaie à tout bien échangé, surtout quand celui-ci devient répétitif et a tendance à devenir une référence à laquelle on a recours pour d’autres formes d’échanges, qui ne sont pas nécessairement cérémoniels : les cuivres blasonnés ou les couvertures dans le Nord-Ouest américain ; les nattes de Samoa ; les colliers de coquillages de Mélanésie ; le bétail dans certaines sociétés africaines comme les Maasaï ou les Zulu, par exemple. Il avance comme justification le fait que M. Brudo, ami de Malinowski, résident aux Trobriand, payait ses pêcheurs de perles aussi bien avec des mwali ou des soulava qu’avec de la monnaie européenne ou de la marchandise. En effet si ce marchand de perles payait ses pêcheurs avec des vaygu’a, ceux-ci pouvaient bien être considérés comme de la monnaie ! Mais ils sont de la monnaie parce que le marchand de perles en use comme monnaie d’échange : travail contre de l’argent, pour son plus grand profit [15]. Dans cet exemple, nous avons affaire à un troc ou à un gimwali et non pas à un kula. Certes il arrivait parfois que les commerçants, par ruse, fassent semblant d’entrer dans ce jeu du don et du retour, mais ils trichaient, ils le faisaient pour un bénéfice tout personnel : verroterie contre fourrures, par exemple, échange qui se transformait pour eux en une somme coquette d’argent à la fin du cycle. Les indigènes qui s’embarquaient pour un échange cérémoniel, eux n’en usaient pas comme de la monnaie. Ainsi ce qu’avance Marcel Mauss comme preuve se retourne-t-il contre lui, et l’élargissement qu’il cherche à donner à cette notion de monnaie semble une astuce lui permettant de défendre sa cause qui consiste à prétendre que le kula, comme le potlatch, n’est qu’une forme mal dégrossie de l’échange marchand que nous connaissons. C’est de l’idéologie.
Les mwali comme les soulava, comme les blasons de cuivre (comme les couvertures) ne sont pas des marchandises pour tous ceux qui participent à un kula ou à un potlatch, par contre ils le deviennent définitivement quand un collectionneur, un colon ou un anthropologue les achètent ou les échangent contre de l’argent.
Marcel Mauss, comme bien des anthropologues et bien des sociologues, s’efforce de définir la chose en elle-même et selon une fonction unique dans un échange entre deux parties ou entre deux personnes : les plaques de cuivre, les couvertures, les colliers, les bracelets, les coquillages, les nattes, les florins, les louis d’or, l’argent, le bétail…, pour dire qu’il s’agit là de monnaie dans une définition large, et qui se veut objective, de la chose et de sa fonction. Ce faisant, il met de côté l’essentiel : l’esprit qui préside à l’échange, le subjectif, c’est lui qui dit de quel échange il s’agit : un échange social selon les règles du droit ; un échange cérémoniel et agnostique ; un échange marchand et privé. Mélanger ces trois types d’échange pour n’en retenir qu’un seul, celui qui est dominant dans notre civilisation, c’est faire preuve de présomption. L’aristocrate russe qui flambait sa fortune dans les casinos de la côte d’Azur donnait aux plaques qu’il jetait sur les tables de baccara un autre sens que celui que l’on donne généralement au terme de monnaie. Les conquistadores qui jouaient aux dés les disques d’or dont ils s’étaient emparés lors de la conquête de Mexico Tenochtitlán donnaient, eux aussi, un autre sens que celui de monnaie à la chose, en l’occurrence, les disques d’or. Il nous arrive parfois de faire un usage riche de l’argent ou de la monnaie lorsque l’on offre sans compter des dollars ou tout autre billet de banque lors d’un mariage ou d’une fête. C’est chose rare à notre époque quand toute vie se trouve rétrécie à la notion de monnaie et il faut sans doute être éleveur de chèvres dans les montagnes du Guerrero ou gitan, ou touareg, ou…, pour s’adonner encore à ce genre de pratique.
En général le sens que nous donnons aux mots vient de notre expérience et c’est bien notre pratique sociale dominante qui éclaire pour nous le sens du mot monnaie. Pour nous la notion de monnaie reste liée à l’échange marchand et à tout ce qu’il implique. Je vais jusqu’à dire que la monnaie est la pensée du marchand matérialisée, le point de vue du marchand, l’idée que le marchand se fait de l’échange et qu’il nous impose. Il nous impose un gimwali. Le Trobriandais, le Kwakiutl, le Maasaï, l’aristocrate russe, le Gitan se font le plus souvent une tout autre idée de l’échange. Les biens de haut prestige (qui peuvent être aussi, de notre point de vue, de l’argent ou des marchandises comme les couvertures du potlatch) circulant d’un clan à l’autre au cours des échanges cérémoniels, n’ont rien à voir avec l’idée que nous nous faisons de la monnaie. Rester dans le vague ou dans une indéfinition du mot revient à privilégier et à imposer notre point de vue et, d’une certaine manière, marquer la supériorité de notre civilisation sur les autres civilisations. C’est une attitude colonialiste.