C’est un texte difficile à saisir, s’y mélangent plusieurs éléments que nous devons prendre en considération si nous voulons arriver à le pénétrer. Tamati Ranaipiri est un informateur maori. Il est, non seulement, comme l’écrit Marcel Mauss, imprégné de cet esprit théologique et juridique propre à ce peuple, mais il a aussi une connaissance intime, implicite, des concepts qu’il voudrait expliquer à son interlocuteur. Pour lui, les concepts de hau, de taonga, d’utu possèdent l’évidence non questionnable de la coutume et des usages d’un peuple et d’une civilisation. Ces concepts sont pratiques, ils sont directement liés à un savoir-vivre, aux règles d’un savoir-vivre remontant à un passé atemporel et fondateur. Ensuite, il tente de faire comprendre ces concepts à quelqu’un, en l’occurrence l’anthropologue R. Elsdon Best, qu’il sait étranger, pratiquant et connaissant d’autres formes d’échanges ou une autre forme d’échange. Il va essayer, pour se faire comprendre, de rapprocher ces deux types d’échanges : l’échange qui se pratique chez lui et l’échange qui se pratique chez son interlocuteur, de trouver des points communs, ce qui pourrait les rapprocher, tout en marquant ce qui les différencie. Nous sommes continuellement à cheval entre deux conceptions opposées de l’échange, entre deux évidences que Tamati Ranaipiri cherche à concilier [1] tout en s’efforçant à faire entendre leur différence. C’est un piège. Le piège dans lequel sont tombés et tombent encore les anthropologues est le suivant : deviner dans la forme d’échange que connaissent les Maori (ou tout autre peuple) les prémices de la forme d’échange qu’ils (les anthropologues) connaissent, voir dans l’échange maori une forme archaïque, préfigurant la forme d’échange qu’ils, les anthropologues, ou que nous pratiquons.
Commençons par le présent ou le cadeau, le taonga. Le taonga n’est pas n’importe quel présent, n’importe quel cadeau, comme pourrait le laisser entendre Tamati Ranaipiri, ce n’est pas un « article », encore moins une marchandise. En premier lieu, il s’agit d’un présent de haute valeur, c’est un cadeau prestigieux. Il fut dans le passé, dans l`histoire familiale, lignagère ou clanique, du donateur un présent considéré comme prestigieux, c’est-à-dire apportant prestige et notoriété, au clan et au lignage et, par contrecoup, à chaque personne du clan dont le donateur. Il est aussi prestigieux pour celui qui le reçoit, pour le donataire ; il lui confère prestige et notoriété aux yeux de la tribu. Pour cette raison R. Elsdon Best, ou tout autre anthropologue, ne recevra jamais ce genre de cadeau, à moins qu’il ne soit totalement intégré à un clan, aussi le discours que tient Tamati Ranaipiri est-il une pure spéculation. Les taonga, les fameux jades propriété sacrée des chefs et des clans ; les tiki ou hei-tiki, ces figurines sculptées qui protègent des esprits ; les diverses sortes de nattes et jusqu’aux formules magiques considérées comme talisman, ne sont pas des biens matériels. Les jades, les tiki et les nattes sont, comme les formules magiques, les chants ou les danses, des biens spirituels. Ils sont signifiants et ils signifient que le clan et les personnes qui le composent entrent dans le vaste réseau de communication de tous les clans avec tous les clans, dans le vaste réseau de dons et de dons en retour qui lient entre eux les clans des pêcheurs, des agriculteurs et des chasseurs. Là se trouve le spirituel, là se trouve la pensée. Les taonga, ces biens de haute valeur spirituelle, ces biens à haute tension, attestent aux yeux de tous que le clan et les personnes qui le composent sont reconnus par les autres clans comme êtres spirituels, êtres nés de la pensée, nés de l’acte pratique de communication de tous avec tous, de ce discours plein de sens qu’est la tribu. « Tout va et vient comme s’il y avait échange constant d’une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations. » (Mauss, 1950, p. 164.)
Ce vaste champ d’un discours plein de sens, ce vaste champ de la pensée que représente l’acte pratique de communication est le soi. Le taonga est en quelque sorte ce soi matérialisé, devenu tangible. Donner un taonga, ce n’est pas seulement donner une part de soi, c’est donner la part du soi qui nous revient ; c’est entrer dans la danse, c’est entrer à nouveau dans la ronde. C’est jouer son va-tout. Mettre ainsi en jeu ce qui atteste aux yeux de tous notre humanité, le fait que nous sommes des êtres spirituels, reste un défi qui rapproche ces pratiques du potlatch et des prestations totales de type agonistique. Et c’est seulement en mettant en jeu l’humain que l’humain peut nous revenir, en mettant en jeu notre humanité que l’humanité nous revient. C’est ce que tente d’expliquer Tamati Ranaipiri à l’anthropologue Elsdon Best. Vainement ?
Le hau est le spirituel, ce qui surgit de l’acte pratique de communication, il est ce qui surgit de l’échange de tous les clans avec tous les clans et qui se matérialise dans les biens reçus comme présents, comme cadeaux venus des autres clans. Le spirituel n’est pas une donnée que l’on peut saisir et maintenir dans notre poche ou dans un compte en banque, il est un pari, un défi, il ne peut surgir et se révéler qu’à travers le don, cette suspension du temps, cette irrésolution d’un devenir improbable en équilibre instable comme un coup de dés lancés dans l’espace infini, dans le vide sidéral, les dés roulent, tournent sur eux-mêmes, semblent hésiter un bref instant, pour finir par s’immobiliser, ce suspens. Mais il oblige. Les taonga obligent. Une fois que l’on a accepté un taonga, et ne pas l’accepter ce serait perdre la face, une fois que l’on est entré dans la danse, une fois que l’on est entré dans la ronde, on ne peut que faire circuler les taonga, c’est le jeu. Une fillette vous le dira ! Comment en est-on arrivé à nous interroger sur ce qu’est l’esprit ? Cela me fait penser aux rires des zapatistes, la grande rigolade, quand les hommes d’État du Mexique leur demandaient ce qu’était la dignité !
Ce ne sont pas des individus qui échangent des cadeaux, mais des sujets, c’est-à-dire des femmes et des hommes qui ont une dimension collective. Ils font partie d’un lignage et d’un clan, ils reçoivent leur identité de cette appartenance, on est fils de ; petit-fils de ; neveu de, etc., chacun est pris dans un réseau étroit de relations qui le rattachent aux autres comme les mailles serrées d’un tapis ou d’une natte. Tamati Ranaipiri nous induit en erreur quand il s’efforce de se faire comprendre de son interlocuteur et qu’il met le « vous » désignant l’anthropologue sur le même plan que lui : l’un est un individu qui n’est plus rattaché à un clan, l’autre, Tamati Ranaipiri, reste encore lié à un lignage et à un clan, et il est perçu ainsi par les Maori. Il y a dès le départ erreur sur les personnes. Dans Les Lances du crépuscule, Philippe Descola nous parlent des amiks qui échangent entre eux des cadeaux prestigieux par-dessus leur clan et leur tribu, comme s’ils étaient des individus isolés comme lui, l’anthropologue, ou nous, ses lecteurs. Je ne pense pas que ce soit le cas ou alors l’idéologie de notre société marchande aura pénétré et se sera imposée dans ces contrées lointaines. Le don, dans sa dimension cérémonielle, et c’est cette dimension publique qui lui donne son esprit, engage toute une collectivité. L’individu en tant que tel se trouve écarté de l’échange cérémoniel, il est plutôt impliqué dans un échange privé comme le troc ou l’échange marchand. Tamati Ranaipiri se rend bien compte que la confusion sur les personnes risque d’entraîner une confusion au sujet de l’échange, il insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un échange marchand ni d’un troc : « Vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. » Nous retrouvons la même confusion pour le retour avec le choix par le traducteur d’un mot bien ambigu, celui de « paiement », pour le mot indigène d’utu : « (Une troisième personne) décide de rendre quelque chose en paiement (utu) (du don que je lui ai fait), il me fait présent de quelque chose (taonga). » En note, Marcel Mauss précise que le mot utu se dit de la satisfaction des vengeurs de sang, des compensations, des repaiements, de la responsabilité, etc. La vengeance, la vendetta ou les compensations impliquent là aussi une réponse collective à un meurtre, par exemple. Nous retrouvons cette dimension qui déborde l’individu avec les fêtes où c’est la communauté tout entière qui invite les communautés voisines par l’intermédiaire de son majordome et au cours desquelles se joue une certaine forme de potlatch, avec festin, libations, distributions de cadeaux. Aux communautés invitées alors de répondre dignement à leur tour à cette invitation qui a un peu l’allure d’un défi.
Les échanges cérémoniels mettent continuellement en jeu la question de l’égalité ou de la parité, c’est la question qui hante d’une manière obsessionnelle pourrait-on dire, les clans, les tribus, les peuples, les communautés humaines. L’humanité est à ce prix : reconnaître l’autre ou être reconnu par lui, non comme semblables mais comme égaux, là se trouve le défi, c’est le défi à la parité. Chaque fois, le clan ou la tribu se met en jeu, elle joue son va-tout, elle met en jeu son autonomie et sa liberté, et son existence, car les choses peuvent mal tourner et c’est la guerre — ou la soumission ? (Cf. [bleu violet]Être ouragans[/bleu violet] et les chapitres consacrés au sujet.) Je voudrais revenir un peu sur cette question de la soumission. En général ne pas être en mesure de relever le défi revient, nous disent les anthropologues, à faire allégeance au donateur, accepter son ascendance sur nous. C’est bien possible. Pourtant je remarque que quand il y a subordination c’est le subordonné qui offre des présents au dominant en échange d’une protection aléatoire, le présent est alors une marque d’allégeance et ceux qui dominent, ou qui en ont l’intention, se gardent bien de retourner ces présents. Dans les échanges cérémoniels, nous avons affaire à la situation inverse puisque ce sont ceux qui ne sont pas en mesure de rendre qui se mette en position d’être dominés ; cela ne signifie pas qu’ils le sont, ce ne sont peut-être là que des spéculations d’anthropologues ou d’historiens, qui voudraient que le pouvoir trouvât les conditions de son émergence et de son exercice dans la tribu ou dans le peuple même.
Dans ce texte clé, Tamati Ranaipiri s’efforce de marquer la différence entre le « don » propre aux échanges cérémoniels et les autres formes d’échange comme le troc et les échanges marchands. Il marque cette différence en faisant intervenir une troisième personne : « Or, je donne cet article à une troisième personne… » Marcel Mauss note dans ses commentaires que ce « texte capital », « étonnamment clair par moments », « n’offre qu’une obscurité : l’intervention d’une tierce personne » (p. 159), pour ma part je serais tenté de dire le contraire, que ce texte peut être confus par moment mais qu’il apporte un éclairage important, capital même, en faisant intervenir une tierce personne. En général, l’échange tel que nous l’entendons a lieu entre deux partenaires (commerciaux ou autres), deux partenaires d’un troc ou d’un échange marchand qui s’entendent entre eux pour fixer les modalités de l’échange et les quantités échangées [2] (« vous me le donnez sans prix fixé ; nous ne faisons pas de marché à ce propos »). Même les échanges reposant sur les règles du droit régissant la vie sociale posent l’existence de deux parties (oncles/neveux, frères/sœurs, lignage de l’époux / lignage de l’épouse, etc.). Que signifie cette intervention d’un troisième larron ? Il annonce la ronde, la circulation des biens, l’acte pratique de communication de tous avec tous, de tous les clans avec tous les clans ; il annonce le mouvement, le mouvement de la pensée qui se déploie. Chercher à l’endiguer dans les règles du droit revient à freiner, à arrêter et à fixer ce mouvement de la pensée, surgissant et se déployant. Le don est dionysiaque, c’est le dieu qui meurt et qui renaît, c’est l’esprit qui joue avec le feu. Le don est bien autre chose que l’échange proprement dit. Cette troisième personne apporte une autre dimension à ce qui fait notre humanité. Elle annonce la ronde, elle émancipe l’échange d’une réciprocité étroite, limitée à un va-et-vient entre deux parties. Elle est une invitation à la danse, une invitation à la ronde.
Le don est au commencement. C’est ce qui fonde une communauté humaine : la femme ne garde pas pour elle les baies qu’elle aura cueillies, elle les donne, le chasseur ne garde pas pour lui le gibier qu’il aura tué, il le donne. Et le don n’est pas le partage, la femme comme l’homme ne gardent rien pour eux, c’est le jeu ! Le partage, c’est le droit ; le don c’est autre chose, le don, c’est le spirituel. Bien sûr, ils ne sont pas exclus pour autant de la communauté et ils recevront à leur tour (et en retour) de la nourriture de la part des autres membres de la tribu, mais ce retour est en suspens ; c’est dans cette suspension du temps que se trouve l’esprit, c’est dans cette suspension du temps, dans cette vacance, que l’humain prend naissance. Le don est au commencement et il reste l’élément essentiel de toute communauté humaine ; encore aujourd’hui, il arrive à survivre (difficilement) dans un monde marchand qui lui est absolument contraire ! Le don ne se laisse pas saisir par la règle, par le droit, le don comme le retour ne peuvent être contraints par la force coercitive du droit ; s’il y a obligation, celle-ci est subjective, intérieure au sujet, propre au sujet, on dit qu’elle est d’ordre morale ou éthique ; en fait c’est le statut d’être humain de la personne concernée qui se trouve en jeu : ne pas rendre c’est perdre la face, c’est perdre son nom, son identité, son humanité. Là encore, on se trouve dans une société où la personne est liée aux autres, où l’identité d’une personne, son être, n’est pas une donnée ou une « essence » de cette dite personne, mais naît de la relation qu’elle entretient avec les autres. Dans un monde individualiste où l’individu a réussi à s’émanciper de la communauté des humains afin d’agir pour son propre compte, perdre la face n’a plus d’importance, n’a plus de conséquences, on n’en meurt plus : regardons les hommes politiques et les marchands ! Les marchands peuvent bien acheter et revendre à bon prix les hei-tiki, les collectionneurs les acheter, les uns et les autres ne perdront pas la face ; les hei-tiki non plus, mais ils seront devenus des marchandises, rien de plus, et ils ne protègent plus des mauvais esprits.
Le don crée l’humain et il se volatilise sous la contrainte, il est ce qui s’oppose au principe d’autorité, il est libre et volatil, c’est son côté anarchiste : l’esprit n’en fait qu’à sa tête.
Dans le petit discours de Tamati Ranaipiri, nous assistons à une tentative intéressante pour saisir l’esprit insaisissable et volatil du don. Et cet essai aboutit, nous pourrions dire logiquement, à l’aliénation de l’esprit : Tamati Ranaipiri est amené à représenter par un concept, celui de hau, par une idée, ce qui est directement et subjectivement vécu. Le hau devient ainsi, dans ce vain essai pour l’appréhender, l’esprit de la chose même, l’esprit qui se trouve extérieur à l’humain, enfermé dans l’objet, devenu objet, et qui oblige, et a force de loi. Intéressant, non ?
La chose, en l’occurrence le taonga, imposant par elle-même l’obligation de la passer, de la rendre, faisant sa propre police, devenue autorité, se substituant au droit puisque le droit ne peut intervenir dans cette affaire, le don échappant à la sphère du droit. L’autorité du droit contenue dans la chose même ! Transférée dans la chose. Ce qui est insaisissable par le droit devient l’esprit de la chose. Ce qui est au départ, par principe et définition, inaliénable, se trouve par la force de la démonstration aliéné dans l’objet. La chose devenue porteuse de l’esprit, devenue esprit, en impose. L’esprit désormais aliéné dans la chose oblige et contraint. Tamati Ranaipiri pouvait difficilement faire autrement face à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est l’esprit et qui pose cette question absurde pour un Maori : qu’est-ce que le hau ? Comment faire entendre la puissance, qui en impose, de l’esprit à quelqu’un qui ne la connaît pas, qui ne la vit pas, qui ne pratique pas le don, qui n’a jamais fait tourner de sa vie des taonga dans la ronde humaine, dans la danse de l’humanité ? L’esprit se vit, il ne s’explique pas. Tenter de l’expliciter, c’est déjà l’aliéner. Tamati Ranaipiri était en quelque sorte contraint à représenter l’esprit, à représenter ce qui ne peut pas être représenté. Il a trouvé la solution de l’aliéner dans la chose même, c’est un moindre mal. Il n’a pas vraiment répondu aux préoccupations des anthropologues, bien au contraire il n’a fait qu’augmenter leur désarroi : comment le hau peut-il être contenu dans une chose ? se disent-ils. L’esprit pour les Maori reste l’acte pratique de communication, l’acte pratique qui consiste à faire tourner les taonga. L’esprit n’est pas contenu dans une chose pour les Maori, mais il est bien contenu dans une chose pour les anthropologues, qui ont quotidiennement affaire à l’argent, mais leur prépotence est si grande qu’il ne leur vient pas à l’idée de s’interroger sur ce qui commande leur vie.
Lévi-Strauss perçoit le piège et il dit avec raison que le hau n’est qu’une théorie, celle des sages Maori, mais il ajoute une théorie de l’échange, ce qui est plus douteux (cf. [bleu violet]« Notes anthropologiques II »[/bleu violet]). Je pense plutôt que les sages Maori, imprégnés de l’esprit théologique et juridique de la « maison des secrets », familiarisés avec la pensée retorse du droit, cherchent à trouver un fondement à cette pratique agonistique du don de cadeaux prestigieux, les taonga, entre les clans : fondement religieux, théologique, à partir duquel ils pourraient développer un ensemble de règles juridiques contraignantes. En ce sens, nous pouvons avancer que le droit est la première expression de l’aliénation de l’esprit, qui est tout aussi bien une aliénation de la pensée subjective, celle du sujet social entrant dans la ronde. Aussi la question — que se pose Marcel Mauss dans son introduction à l’Essai sur le don et que j’avais trouvée dérisoire (cf. [bleu violet]« Notes anthropologiques IV »[/bleu violet]) — « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? » est non seulement dérisoire, mais aussi révélatrice de toute une civilisation qui ne peut saisir la réalité que sous sa forme aliénée.
La pratique du don, que nous pouvons de nos jours assimiler à la fête communale ou villageoise traditionnelle, échappant encore à l’attraction de l’État, de l’argent et des marchandises [3], est à distinguer de l’échange reposant sur le droit et aussi de l’échange marchand. Elle nous invite à réfléchir sur cette « règle de droit et d’intérêt ». Le droit apparaît comme une décision collective réglementant l’échange, pris, justement, dans le sens de partage, et c’est la volonté ou le souhait de la collectivité qui est la force contraignante. La collectivité est l’autorité. C’est par le respect et la pratique de la règle, implicite ou explicite, fondant les échanges entre les partenaires sociaux sur laquelle repose une communauté, que l’on fait partie, ou non, de ladite communauté. Cette autorité émane avant tout de la cohésion collective, elle est surtout morale, que cette cohésion vienne à manquer et l’autorité imposant le respect de la règle s’en ressent. Avec la formation des États, cette autorité va naturellement passer de la communauté à l’État. C’est l’État qui décide du droit et de l’organisation des échanges à l’intérieur de la société et qui a force contraignante pour faire appliquer le droit.
Quand la règle de l’intérêt individuel et marchand en vient à dominer l’ensemble de la vie sociale, nous nous trouvons face à une véritable conflagration et c’est la conception même du droit telle qu’elle prévalait jusqu’alors qui est soudainement remise en cause. L’idée première du droit, l’organisation des échanges à l’intérieur d’une société, perd de sa consistance. Jusqu’alors le droit régentait les échanges au bénéfice de la collectivité, le plus souvent au bénéfice de la classe dominante guerrière et théocratique, mais cette classe dominante gardait un caractère social et prétendait agir pour une cause commune. Pendant un temps, la bourgeoisie, en se substituant à l’aristocratie, a pu donner le change et se présenter comme une classe qui gardait une dimension sociale. Ce n’est plus le cas désormais et les échanges ainsi que le droit qui les réglemente n’ont plus pour visée l’intérêt général mais l’intérêt particulier. Nous sommes bien loin du don et de l’échange cérémoniel, de ce qui se trouve au commencement de notre humanité.
Dans son article sur [bleu violet]« Fêtes religieuses et développement communautaire dans la région andine »[/bleu violet], Alfred Métraux écrit :
« Quechuas et Aymaras sont devenus conscients de l’exploitation impitoyable dont ils ont été victimes jusqu’à une date très récente et, dans beaucoup de régions, ils préfèrent investir le fruit de leur travail dans l’achat d’un camion ou d’un tracteur que dans des fêtes qui ne leur offraient que la seule consolation de l’oubli de leur misère. » (Alfred Métraux, 1967, p. 247.)
Décidément l’humain reste, comme le pompon d’un manège de foire, définitivement hors de portée de ceux qui font profession de l’étudier.
Messages
1. Notes anthropologiques (V), 5 octobre 2017, 13:48, par Marina
Source d’inspiration pour les situationnistes ?
Très beau texte, merci.