Au début, avec l’émergence d’un peuple dominant qui va constituer l’aristocratie sociale, la pratique du don reste importante et forme encore le fondement de la vie en commun, son esprit. Cet aspect, je dois dire, ne ressort pas de l’étude des historiens, nous le retrouvons parfois au cinéma, dans les récits de voyage ou d’exploration, nous en faisons aussi l’expérience si nous nous donnons l’occasion de nous immerger dans d’autres civilisations que la nôtre. Il faut croire que les historiens ne vont pas au cinéma, ne lisent pas des récits de voyage et ne font pas d’autres expériences de vie que celle que leur impose leur civilisation. Il me semble que l’idéologie tient une place trop envahissante chez eux et qu’ils délaissent, pour des préjugés tenaces, l’ouverture sur le réel et sa diversité que leur propose encore le monde. C’est bien sur une conception grandiose du don, le don cérémoniel d’hospitalité, que repose le prestige de la classe dominante dans notre antiquité, mais le don sous une forme moins grandiloquente et ostentatoire n’a sans doute pas disparu de la vie sociale de la population et constitue encore l’esprit des échanges que les habitants ont entre eux.
Pourtant cette pratique va se trouver chevauchée par une pratique tout autre, celle du marchand. Nous nous trouvons dans une société partagée entre l’esprit sous son aspect subjectif reposant sur le don et l’esprit sous son aspect que je qualifierai d’objectif lié à l’intérêt de l’individu, représenté par le marchand. Cette opposition à l’intérieur de la société va composer la personnalité de l’aristocrate tiraillée entre l’élégance désintéressée du sujet et la froideur de l’individu fermé sur son intérêt particulier. Cette opposition entre le noble et le marchand le plus souvent dans la même personne, entre le sujet et l’individu, va se perpétuer pendant longtemps, jusqu’à notre époque où il semblerait que l’individu, avec difficulté, je l’accorde, ait pris toute la place, consacrant ainsi l’avantage de l’esprit du marchand sur l’ensemble de la vie sociale.
Les nobles à la tête de leurs vastes domaines forment la courroie de transmission entre les marchands et ceux qui travaillent. Qui a la pensée dans sa fonction sociale, le noble ou le marchand ? À première vue, nous pensons que c’est le noble, c’est bien lui qui supprime en pensée (comme dirait Hegel) le travail de ses serfs en vue de son propre prestige et de la reconnaissance de ses pairs : tenir son rang, telle est l’obsession de l’aristocrate et il dépense le travail de ses serfs à la guerre, à l’échange de cadeaux et aux jeux de société. Pourtant, dans l’ombre, tapi à l’abri des feux de la rampe, se trouve le marchand, c’est lui qui tire les ficelles de cette mise en scène de la noblesse. Nous pouvons donc, « à bon droit » avancer que derrière le noble qui « supprime en pensée le travail de ses paysans », dans le faste et le luxe d’une vie consacrée par l’esprit du don, se trouvent le bourgeois et la pensée du marchand dans ses œuvres, le « métier sans nom » du marchand, et cela dès la plus haute Antiquité.
Quand la bourgeoisie s’empare de l’État, elle ne fait que rendre visible son pouvoir, qui était jusqu’alors caché et qui œuvrait dans l’obscurité. Elle prenait un risque, elle rendait visible l’aliénation de la pensée.
Finalement les nobles guerriers, comme d’ailleurs les clercs, donnaient le change, ils disaient que c’était encore la pensée du don qui se trouvait à l’origine de la vie sociale, une pensée non aliénée (la pensée subjective), alors que toute l’activité sociale se trouvait en réalité sous la coupe et le commandement de la pensée du marchand, de la pensée sous sa forme aliénée (la pensée dite objective). Aujourd’hui, nous pouvons bien révéler le pot aux roses quand la pensée sous sa forme objective a pris le dessus dans notre civilisation et ne craint plus rien. Le retour du sujet et, avec lui, le retour de la pensée subjective, c’est un vœu que nous pouvons toujours faire les nuits d’août quand nous apercevons une étoile filante, mais j’ignore s’il se réalisera.
Dans l’Antiquité grecque, il y a bien eu une cité-État qui a tenté d’échapper à l’ingérence de l’activité marchande, c’est Sparte. Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge de Sparte et des États qui ont tenté de freiner et de s’opposer à l’activité des marchands et qui, encore aujourd’hui, tentent d’arrêter l’envahissement marchand en élevant les digues de la loi, comme si l’aliénation du pouvoir (représenté dans ce cas par la volonté d’un seul individu) pouvait s’opposer au pouvoir de l’aliénation. Il s’agit plutôt en ces temps des commencements de marquer une intuition qui révèle une réalité : l’omniprésence de l’activité marchande derrière la formation des États, liant dans une même fatalité historique le développement de l’activité marchande, la naissance de l’État et celle de l’argent [1].
Jusqu’au VIe siècle avant notre ère derrière la classe aristocratique que formaient ceux qu’on appelait les Homoioi, les Égaux, les maîtres de la terre, se trouvaient les marchands et les nobles qui se consacraient au commerce, les Périèques, dont le statut est mal défini et ambigu : nobles ou marchands ? Ou les deux ? Et puis il y avait ceux qui travaillaient la terre et produisaient des marchandises, paysans et artisans, les Hilotes. Jusqu’au VIe siècle, donc, Sparte fournissait en marchandises de luxe le continent grec, les îles de la mer Égée, une partie de l’Occident et jusqu’en Égypte. L’artisanat de Laconie, la céramique et le travail du bronze, était renommé et recherché, et l’activité marchande florissante.
Pourtant au VIe siècle, alors que plusieurs cités grecques commencent à frapper monnaie, Sparte choisit délibérément le choix opposé et interdit la circulation de la monnaie d’or et d’argent, réduisant ainsi d’une manière drastique et brutale toute l’activité commerciale. Ce serait Lycurgue qui, selon Plutarque, aurait pris cette décision, il aurait supprimé des monnaies d’or et d’argent pour une monnaie de fer destinée à un usage purement interne : « Les conséquences d’une telle décision apparaissent très clairement dans la biographie de Lycurgue rédigée par Plutarque : il était désormais inutile de fabriquer à Sparte des objets de luxe, car on ne pouvait plus les exporter ; il était également inutile de faire parvenir dans la cité des biens étrangers, car personne n’aurait pu les acheter » (Maria Cecilia D’Ercole, 2019, p. 561). À partir de ce moment l’activité marchande de Sparte a périclité, l’aristocratie a délaissé le commerce à grande échelle pour se consacrer uniquement à la guerre et à sa propre renommée.
Dans les autres cités grecques comme à Corinthe ou à Athènes, l’activité marchande, reposant en grande partie sur la production de marchandises de luxe dues à un artisanat dynamique et spécialisé, est prédominante et c’est bien elle et ses exigences qui, à mon sens, impose, à travers les tyrans issus le plus souvent de l’élite oligarchique comme Cypsélos à Corinthe et les législateurs comme Solon à Athènes, une solidarité de fait entre une oligarchie issue de la noblesse et qui se livre au grand commerce, et ceux qui travaillent et qui s’enrichissent par cette contribution à l’échange commercial — enrichissant considérablement cette même oligarchie. La paix sociale était devenue indispensable et obligatoire afin que l’activité marchande puisse se continuer et se développer dans de bonnes conditions.
Le VIIe et le VIe siècle marquent une époque charnière dans l’histoire de la Grèce ; les historiens comme Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet se sont surtout intéressés à la formation des États et à la naissance, avec la démocratie, de la pensée rationnelle [2]. Leur lecture apporte une perspective nouvelle sur notre civilisation et il serait d’un grand intérêt de relier ces nouveautés dans le domaine de la politique et de la philosophie avec l’importance grandissante que prend à cette époque l’activité marchande. À mon sens la cause première de tous ces événements marquants et décisifs aussi bien sur le plan de l’organisation sociale que sur celui de la pensée reste l’ampleur prise par l’activité marchande. C’est elle qui se trouve à l’origine de l’État, qui regroupe sous l’autorité d’un pouvoir unique les différentes catégories sociales, l’aristocratie et le « peuple », les riches et les pauvres, ceux qui ont la pensée dans sa fonction sociale, les riches, et ceux qui travaillent pour les riches, les pauvres ; c’est aussi à cette époque qu’apparaît, sur le plan humain, avec la monnaie garantie par l’État, l’individu et la pensée objective (dite encore pensée rationnelle, la raison). Aristote, qui attribue à Solon l’idée selon laquelle « l’homme peut sans limite accroître sa richesse », avait sans doute deviné l’unité et la cause première de ce mouvement général qui travaillait en profondeur la société grecque à cette époque : l’importance prise par le négoce.
Cet enrichissement d’une partie de la société civile et tout particulièrement des artisans permettra à ceux-ci de s’équiper militairement et de participer à la défense de la cité comme hoplites. Bien des historiens du monde antique disent qu’ils sont reconnus par la cité parce que leur engagement aux combats en tant qu’hoplites était devenu nécessaire ; pour ma part je n’y verrai qu’une conséquence indirecte. En fait, cette promotion et cette reconnaissance sociale est due principalement, non à leur engagement devenu prépondérant dans la défense de la cité, mais bien à leur engagement en tant qu’artisans, au savoir-faire incontournable, dans l’activité marchande [3], qui constituait la puissance secrète mais bien réelle de la cité.
Le choix de Sparte va à contre-courant du mouvement général qui emportait la civilisation née dans ce coin de la Méditerranée où, avec les États, les empires africains et du Proche-Orient, les royautés d’Anatolie, les cités-États de la péninsule grecque et de la côte ionienne, les cités-États de Phénicie consacrées au commerce, c’est bien l’activité marchande qui se développe et envahit tout le bassin méditerranéen. Toute la géographie politique à partir du bassin méditerranéen va bien se trouver continuellement modifiée jusqu’à connaître de véritables bouleversements, nous pouvons toujours nous demander si la cause profonde souvent méconnue de tous ces changements ne se trouve pas dans l’activité marchande elle-même, c’est-à-dire dans le déploiement irrésistible de la pensé, de la pensée comme aliénation de la pensée.
Le marchand est celui qui n’entre pas dans le jeu de la subjectivité, il s’est libéré à ce point des rapports intersubjectifs qu’il peut s’en jouer et les détourner à ses propres fins. L’individu nous libère du sujet, de la difficulté d’être sujet. L’activité des marchands a consisté à s’émanciper des relations intersubjectives sur lesquelles se fondait jusqu’alors la vie sociale. La relation entre sujets est le plus souvent une relation à haut risque car elle pose continuellement la question de l’égalité et de l’inégalité. Elle est sans cesse un défi à la reconnaissance, et la reconnaissance risque toujours de devenir la reconnaissance d’une dette. D’une dette en humanité. Avec la naissance d’une aristocratie, c’est toute la société qui se trouve en dette d’humanité à l’égard de cette même aristocratie. L’aristocratie tient toute la société par les couilles, dit Hegel. Seule l’insurrection serait en mesure de mettre fin à une telle situation. Cependant cette reconnaissance de dette est une reconnaissance morale. La dette est une dette d’honneur, elle remonte loin dans le temps et dans notre mémoire, elle est enfouie aux origines d’un monde reposant sur une inégalité, aux origines de notre être et, pour ainsi dire, de notre réalité. Pas facile ! Pas facile d’y mettre fin, pas facile de mettre fin à l’honneur d’une dette sans mettre fin à ce que nous sommes, à ce qui nous constitue comme êtres humains, à ce qui nous constitue encore comme sujets.
Nous sommes empêtrés dans le subjectif, aussi bien le « peuple » dont l’existence remonte aux temps héroïques, que l’aristocratie des Égaux que nous retrouvons dans l’Iliade. Devons-nous renoncer à être sujets pour devenir des individus ? C’est bien ce choix que nous proposent les marchands : s’émanciper définitivement des relations intersubjectives pour devenir des individus. C’est notre monde, un monde dominé par la pensée objective, qui semble bien avoir terrassé pour toujours la pensée subjective.
La Révolution, ou la Contre-Révolution, française marque ce tournant, qui peut effectivement se saisir comme la voie d’une libération ou d’une émancipation. La libération d’un assujettissement, et ce mot pourrait être pris au sens littéral : l’assujettissement est ce qui nous liait en tant que sujets (le sujet d’une dette) à l’aristocratie. Il était cette reconnaissance morale et subjective d’une dette et nous ne pouvions nous en libérer qu’en nous libérant du rapport intersubjectif qui nous liait à la classe dominante. C’est à ce moment qu’intervient la bourgeoisie qui avait construit son petit monde en marge des relations intersubjectives et c’était-elle qui tenait désormais l’aristocratie par les couilles. Qui est pris qui croyait prendre ! La bourgeoisie se pose en exemple, elle s’est libérée de la dette en se libérant de la relation intersubjective et elle nous invite à en faire autant, à ne plus être sujets, ne plus être les sujets du roi : oublier cet honneur d’être, y mettre fin une bonne fois pour toutes, sortir de cet imbroglio de la relation intersubjective et de la confusion des sentiments qui nous sont si contraires. Elle nous invite à devenir des individus comme un vulgaire marchand, c’est-à-dire comme tout le monde.
C’est une perspective terrifiante.
En y regardant bien, nous nous apercevons qu’il ne peut y avoir que deux sortes d’individus : le marchand ou l’esclave, celui qui a la pensée comme aliénation de la pensée (le maître et son revolver) et celui qui creuse.
La bourgeoisie a pris en main notre destinée et le choix qu’elle nous laisse est terrible : ou devenir des individus marchands ou devenir des individus esclaves. Maîtres ou esclaves. Ce changement de statut de l’être humain fut la grande affaire des temps modernes, elle est toujours l’affaire d’aujourd’hui, notre affaire. Pour ne plus être esclaves, nous devenons marchands et nous nous vendons.
Une telle situation était déjà décelable dès l’Antiquité grecque. Quand le grand historien de la civilisation grecque, Moses I. Finley, note que l’esclavage en constituait le fondement, les fondations invisibles ; il aurait pu préciser que ce bouleversement, apporté par ce qu’il nomme l’« esclave marchandise », se trouvait essentiellement lié au développement sans précédent de l’activité marchande. La condition de l’être humain dans cette Antiquité est complexe et elle peut toucher une même personne qui peut être à la fois sujet dans une relation intersubjective ou individu pris dans une relation objective. Si nous avons affaire à une relation dite subjective, il peut être sujet (c’est le cas de Homoioi ou Égaux) ou assujetti, c’est le cas des Hilotes ou gens du peuple (qui restent sujets dans le sens où ils reconnaissent leur dette à l’égard de ceux qui les ont assujettis — et qui savent par-devers eux que la seule façon de supprimer cette dette est encore de s’insurger, de se révolter et de gagner) ; si nous avons affaire à une relation objective, qui entre dans le cadre de l’activité marchande et de l’individu, l’individu est alors maître (c’est le cas du marchand) ou esclave, c’est le cas de l’esclave marchandise qui travaille pour un maître. De telles distinctions peuvent paraître subtiles surtout à notre époque et dans notre civilisation marchande où il n’y a plus que des individus, elles nous permettent pourtant de saisir la complexité de la condition humaine dont l’héritage se fait encore sentir de nos jours.
Si nous osons regarder derrière nous sans nécessairement nous transformer en statues de sel et jeter un coup d’œil à notre histoire récente, l’enjeu de notre temps apparaît clairement. Nous ne connaissons plus dans les relations intersubjectives que le rapport du bourreau à sa victime et c’est bien ce que nous promet encore le monde de la puissance et de la séparation. L’autre, celui qui se laissait aller à sa subjectivité, devenait notre ennemi dans le monde réel ; une fois lavé de sa subjectivité, il devient notre ami sur Facebook. D’une certaine façon, nous nous sommes libérés de la relation intersubjective qui liait le bourreau à sa victime et la victime à son bourreau. Nous nous sommes libérés de l’horreur, mais nous en payons le prix, celui de notre soumission au point de vue individualiste du marchand. Nous nous sommes allégés de cette pesanteur si lourde bien qu’elle garde encore, parfois, son attrait (ou son attraction). Et je me demande si cet attrait n’est pas celui de notre rébellion et de notre attachement à la parité : une égalité et une reconnaissance qui n’est pas donnée et qui doit se conquérir et se construire. Le retour du sujet véritable. Il s’agit de redevenir des princes sans sujets, des voyous avec panache, des apaches avec panache.
Il reste bien encore quelques sujets dans un monde de l’humain évanescent, ce sont bien encore des sujets qui résistent à l’emprise des marchands, qui résistent à la pensée des marchands, qui résistent à la volonté des marchands. Ils ne résistent pas comme individus, ils résistent comme sujets engagés dans des relations entre sujets, ils résistent en tant que sujets sociaux, pris dans une vie sociale, qu’ils auront su maintenir, construire ou reconstruire.
Fils du peuple, dit du peuple, de ce peuple qui remonte aux origines du temps, j’ai hérité de cette reconnaissance de dette, elle m’a fait sujet, elle m’a fait aussi bandit d’honneur, et je reste accroché à cet honneur d’être bandit ou voyou.
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Marseille, le 15 février 2021
Georges Lapierre