« La vie devient toujours plus séparée du réel, sans but et vide de sens pour tous, à l’exception d’une élite minuscule qui s’accroche à l’illusion de garder l’initiative. » (Kenneth Rexroth)
Notre époque se caractérise par un fait remarquable qui n’a pas encore attiré toute notre attention : la marchandise se dématérialise de plus en plus, elle perd de la lourdeur, qui était la sienne jusqu’à présent ; elle devient éthérée, ce qui est le propre de l’apparence. La marchandise qui nous attire et fascine désormais est la marchandise qui a trait à la communication. Il s’agit de communiquer, de communiquer toujours plus. La teneur de la communication n’a pas d’importance, elle peut consister dans la photo attendrissante de chatons sur la couette comme dans l’envoi de quelques lignes de réflexion concernant notre réalité.
Ce qui compte et ce qui a de l’importance, ce n’est pas l’objet de la communication, c’est la communication elle-même. Le sujet de la communication ne fait pas sens ou il n’a le sens que du prétexte, c’est la communication qui fait sens. Cette communication n’est plus celle de l’échange cérémoniel de dons dans lequel des collectivités se trouvent impliquées et engagées, c’est une communication entre individus grâce à tout un attirail de marchandises perfectionnées la permettant. Ces individus n’ont pas besoin de se connaître, ils ne sont pas des sujets, ils sont seulement des individus, l’important est qu’ils puissent échanger entre eux ; les objets de l’échange, les biens échangés, n’ont pas d’importance non plus, d’ailleurs ce ne sont pas des biens, ils ont perdu leur lourdeur de biens matériels, ils ont perdu la lourdeur du réel. En fin de compte par le biais de tout un appareillage perfectionné, nous échangeons des émotions sous la forme d’images, de petits chats, de chatons ou de bastons, de caricatures souriantes ou tristes, et même, parfois, sous la forme d’idées. Oui, c’est cela, nous partageons des émotions et uniquement des émotions. Nous partageons des images. D’ailleurs l’individu dans l’isolement social où il se trouve actuellement peut-il partager autre chose que des émotions, ces sentiments fugaces qui le traversent un court instant ?
Autrefois, la marchandise nous attirait, nous étions sensibles à son apparence, à ce qu’elle représentait, à l’esprit dont elle était l’apparence, nous étions sensibles à la visibilité de la pensée dont elle était le fugace moment, la matérialisation éphémère et heureuse ; nous nous entourions de marchandises que nous jugions prestigieuses un peu comme un primitif s’entoure le cou d’un collier de coquillages, oui, la marchandise nous attirait, la perfection d’une voiture, la lumière de ses formes, la puissance de son moteur nous fascinaient et nous enchantaient. La marchandise garde bien encore un certain attrait, un certain piquant ; pourtant l’émotion qui nous portait dans un élan irrésistible vers elle s’estompe légèrement, se fait moins impérieuse, ce n’est plus la voiture ou la télévision dernier cri qui éveille des sentiments endormis en nous, ce n’est plus tout à fait l’ordinateur ou le dernier modèle de téléphone portable, oui, un peu…, mais c’est surtout l’image qu’il nous promet et les émotions, que cette image éveillera, qui nous portent et qui nous animent. Ce n’est plus la matérialisation de l’esprit, la pensée animant le monde se cristallisant qui nous fascine, mais son image et, plus encore, la communication qu’elle nous promet, qu’elle actualise et qu’elle incite. C’est l’esprit qui nous fascine, c’est la pensée elle-même qui nous fascine et nous nous jetons les uns vers les autres dans une embrassade immatérielle, dans la douceur immatérielle de l’image. Nous ne sommes plus qu’une image et nous tenons désespérément à cette image que nous donnons, que nous communiquons tout autour de nous.
Nous ne retenons plus l’être que par le fil de l’apparence. Ce n’est plus un rapport à l’autre directement vécu, c’est tout un monde, celui de la marchandise ou, plus précisément en ce temps de l’informatique, celui de l’activité marchande à l’état pur qui s’intercale entre les individus, entre moi et autrui par exemple. Nous ne prêtons que peu d’attention à ce fait. Toute l’activité marchande peut bien se glisser entre moi et autrui, toute une manière d’être, toute une idéologie, peut bien s’interposer entre moi et le monde, elle ne gêne pas la communication. Bien au contraire, elle la facilite et la rend plus facile. La toile d’araignée des réseaux sociaux couvre la planète, on n’arrête pas de communiquer ; on n’arrête pas le progrès, et ce réseau informatique qui couvre la planète entière est la pointe avancée du progrès, un progrès qui consiste à mettre les gens en communication les uns avec les autres. Et cette communication se passe derrière l’écran de toute une technologie qui échappe la plupart du temps à ceux qui s’en servent. Cette technologie se trouve entièrement entre les mains des marchands. L’individu de nos sociétés est pris dans la toile d’araignée de la communication de tous avec tous et cette toile d’araignée dans laquelle il se fait prendre comme une mouche affamée uniquement de communication est tissée et mise en place par les maîtres de sa vie. Notre désir de communication est tel qu’il nous asservit totalement à un monde, celui de la marchandise, dont la communication est l’aboutissement.
Tout communique avec tout et cette communication universelle nous cache la réalité. La différence s’amenuise de plus en plus entre un jeu vidéo où le joueur s’amuse à tuer des ennemis tout en étant chez lui comme dans un cocon et le travail des militaires manœuvrant en toute sécurité sur leur écran radar des clones visant à tuer des ennemis. Nous sommes de plus en plus éloignés de la réalité. Tout se passe comme si l’activité de communication de tous avec tous dressait un écran entre nous et la conscience que nous pourrions avoir du réel. On en vient à cette situation paradoxale où la communication s’oppose à la communication, où la communication fait obstacle à la communication. « Elle nous invite à croire que sur la surface glacée d’Internet, nous pourrons “communiquer” d’un point de la planète à l’autre sans conflit, dès lors sans surprise. Les trublions qui se soustrairaient à la convivialité internationale ne seraient plus qu’ennuyeux passéistes, trouble-fête, voués à une élimination de la scène mondiale à plus ou moins long terme. [1] » Pourtant en imposant ce mode de communication à l’ensemble de la planète, ainsi que le laisse entendre Dominique Sewane, c’est tout le mode de vie qui va avec que nous imposons et qui s’étend implacablement à toute la planète. Deux phénomènes définissent ce mode de vie : l’effacement ou la disparition du sujet au profit de son image et le surgissement de l’apparence (et dans ce cas, l’apparence de communication) qui devient dès lors toute la réalité.
La communication est à la fois un moyen et une fin, en tant que moyen, elle est le bras armé de l’idée, elle est le moyen par lequel l’idée se réalise, elle permet la mise en œuvre d’une stratégie et cette stratégie qui est celle du commerce dans son ampleur géopolitique est dictée par les commerçants eux-mêmes. Elle est aussi sa propre fin, elle est la communication vue par les marchands, la communication selon le point de vue du marchand, la communication selon le marchand : ce ne sont plus des sujets qui communiquent mais des individus. Ce fait apporte une certaine irréalité à la communication, une certaine irréalité concernant la fin poursuivie ; par contre en tant que moyen poursuivant une fin, la communication s’ancre bien dans le réel, elle s’ancre dans le malheur des femmes et des hommes. Nous nous trouvons dans un monde où la communication réelle, la division du travail sur l’ensemble de la planète, l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises, a pour fin la communication fictive ou irréelle de tous avec tous. Et parfaitement espionnée et contrôlée par le pouvoir.
Ce n’est pas une mince affaire, on peut rester chez soi et communiquer avec le bout du monde, y trouver les partenaires d’un jeu vidéo, par exemple. La guerre sociale fait rage, on massacre à tour de bras, on torture sans aucune retenue, mais nous vivons dans un monde de plus en plus humain. En apparence. L’apparence s’est interposée entre nous et la réalité. Plus nous communiquons et plus nous escamotons le réel, plus le réel s’éloigne et se perd à l’horizon — pour nous qui n’en sommes que les spectateurs. Nous vivons dans un monde inversé où tout ce qui est réel devient irréel alors que l’irréalité de l’apparence devient notre seule réalité. Nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, nous nous massacrons à tour de bras dans des jeux vidéo et nous avons éloigné la mort et le malheur de notre univers. Le vaste monde du réel dans lequel on meurt nous est devenu étranger, il est devenu notre ailleurs, l’ailleurs lointain d’une nécessité et d’une confrontation avec le réel qui ne nous regarde plus.
L’humain ne nous regarde plus. L’humain confronté à la mort, l’humain en sueur et en désespoir, l’humain ensanglanté ne nous regarde plus. Nous le rejetons loin de nous comme nous rejetons les immigrés dans cet ailleurs que nous ne voulons pas connaître : l’enfer du réel. Nous nous sommes élevés dans le monde paradisiaque de la fiction et de l’apparence. La réalité ne nous concerne plus. La réalité est désormais un lieu dévasté par la guerre. L’humain est désormais un lieu dévasté. Le lieu d’une confrontation inégale : être humain et mourir ou bien en être seulement une image, une idée qui nous est chère dans le ciel d’un monde immatériel. Face à ce dilemme, il semblerait que nous ayons choisi d’être humains seulement en apparence. Le monde humain dans lequel existent encore des sujets en résistance ne nous concerne plus. La confrontation ne nous concerne plus. Nous communiquons dans un parfait isolement. Nous sommes conduits à palier l’absence de communication réelle par une débauche de communication fictive.
Cet infini réseau de communication est parfois détourné de sa fonction première, qui consiste à nous maintenir dans un état second, pour nous appeler à manifester, à nous manifester. Serait-ce là l’ultime moment de la rébellion que l’on peut encore attendre et espérer ? Nous manifester. Mais quel est ce nous que nous sommes appelés à manifester ?
La relation est étroite, pour ne pas dire totale, entre le progrès de l’activité marchande, l’échange de tous avec tous, la communication généralisée, et le devenir monde de notre réalité comme apparence. Comment un souhait peut-il se satisfaire de ce qui lui est contraire, d’une apparence de réalité, d’un succédané, d’un semblant de réalité ? Le monde fonctionne sur cette dynamique qui veut que l’insatisfaction engendre l’objet de son insatisfaction. Le souhait d’une communication réelle engendre l’irréalité d’une communication devenue fictive, l’apparence d’une communication véritable. L’absence de communication réelle engendre la communication comme apparence de communication. Tous communiquent avec tous en apparence. Perdus dans un vide sidéral, nous communiquons avec l’univers. Nous avons asservi l’humain à l’humain, à notre infini désir de communication. Le genre est sacrifié au genre, il est sacrifié à l’activité générique de communication de tous avec tous. Le monde de l’apparence est aussi celui de notre ruine, déjà nous errons dans les ruines de demain.
« Même les hommes de Néandertal, qui vécurent en Europe ou en Proche-Orient entre 200 000 ans et 27 000 ans environ avant notre ère, nous ont laissé plusieurs dizaines de tombes, où parfois des fleurs on été déposées, mais sans différence notables de statut. Dans la période suivante, celle du paléolithique supérieur, marquée par l’arrivée, depuis l’Afrique, des hommes et des femmes modernes (les Homo sapiens sapiens), nous connaissons aussi de nombreuses tombes qui ne montrent pas plus de différences fortes de statut social. » (Jean-Paul Demoule, Les Dix Millénaires oubliés qui ont fait l’histoire.)
Ce que suggère Jean-Paul Demoule, c’est seulement l’idée d’un commencement, d’une société égalitaire dans laquelle n’interviendrait pas encore une séparation — une division à l’intérieur de la pensée, à l’intérieur de ce tout social (tous animés par la pensée dans sa fonction sociale) qui est la réalité de la pensée. La vie sociale, la communication de tous avec tous, est alors le projet de la pensée dans son mouvement réalisé, abouti. Avec l’émergence d’une aristocratie dans la société se fait alors jour une division dans la pensée entre sa réalité (l’échange de tous avec tous) et sa représentation (l’aristocratie, l’élite sociale qui la représente), la pensée qui se donne à voir, qui devient visible, qui se vêt d’apparence et d’étiquette, l’échange qui se donne à voir, qui devient spectacle de l’échange.
Si nous concevons la société comme la réalité de la pensée, l’émergence d’une classe sociale détentrice de la pensée correspondrait sur le plan de la pensée à l’émergence de l’apparence. Hegel nous dit qu’il s’agit là d’un moment nécessaire de la conscience, celui de la représentation. La communication concrète, pratique, sur le terrain, entre les joueurs d’une équipe de foot devient, pour nous qui sommes assis dans la tribune, un pur spectacle qui nous réjouit : le spectacle de la communication. C’est un point de vue, c’est le point de vue de Hegel et des philosophes chrétiens et millénaristes. Ce point de vue sera repris par Marx et les marxistes mais seulement après en avoir gommé le côté subjectif, et, dans un certain sens subversif, le sens le plus dangereux. C’est la critique par Marx de l’idéologie hégélienne.
Pour Hegel, la société est la réalité de l’idée, l’idée trouvant sa réalité. Marx dit que c’est de l’idéologie, la société n’est pas spirituelle, comme le veulent Hegel et les philosophes chrétiens, elle est matérielle. Elle est matière à la réflexion scientifique tout comme l’univers, elle n’est plus une réalité spirituelle, elle est devenue une réalité non spirituelle, une réalité purement matérielle, une réalité objective, une pure apparence. Marx nous propose un changement d’optique radical qui ne voit que l’apparence. Ce changement d’optique selon lequel l’apparence est toute la réalité est bien celui voulu par notre civilisation marchande. Ce n’est pas un point de vue critique qu’apporte Karl Marx mais bien un point de vue convenu. En réduisant la réalité à sa seule apparence [2], il désamorce la charge subjective que pouvait encore contenir la philosophie de Hegel. Il se fait partisan de l’objectivité scientifique. La théorie de ce point de vue devient science et conscience, elle a prise sur la réalité sociale comme le scientifique a prise sur la nature.
La séparation, à l’intérieur de ce tout social, entre la pensée et la représentation de l’idée se trouve emportée dans une dialectique qui finit par la combler : l’apparence de communication devient la communication réelle. L’irréalité devient notre réalité. Rien d’étonnant à cela, ne sommes-nous pas des êtres de fiction ? L’idée rejoint l’idée. Nous pouvions toujours espérer avec Hegel que ce moment de la conscience qu’est l’émergence de la représentation aboutirait à la conscience de soi, qui consiste avant tout à agir en connaissance de cause. Ce n’est pas le cas. Du moins pour l’instant.
La question qui se pose serait la suivante : pouvons-nous rompre avec un mode de vie qui nous dicte notre manière de penser, notre façon d’appréhender la réalité, qui organise toute notre cosmovision ? Pouvons-nous passer de la communication comme apparence de communication à sa réalité, à la communication réelle ? Passer ainsi de la représentation de l’idée à sa réalisation ?
Devons-nous continuer à penser en tant que chrétiens et considérer notre monde comme unique et universel, ignorer les autres mondes ou les voir subordonnés à notre devenir ? Pour les chrétiens, pour les philosophes chrétiens, pour Hegel comme pour Marx, il n’y a qu’un seul monde, le leur, le monde chrétien et marchand. Ce monde est leur horizon. Il est conquérant et envahissant, il impose sa vision et sa représentation de la réalité comme la seule et unique cosmovision. D’une certaine façon cet impérialisme d’une pensée et d’un mode de vie donne foi aux avancées théoriques des philosophes chrétiens (ou, plus généralement, des philosophes monothéistes), selon lesquelles il n’existe en fait qu’un seul monde et qu’un seul devenir de la pensée. Doit-on penser que la communication comme apparence constitue une fin en soi, l’aboutissement d’un long processus historique dont l’origine se perd dans la nuit de notre temps [3] ?
Comment rompre avec la pensée que nous dicte notre condition présente ou notre mode de vie actuel ? Est-il même possible de le faire, de rompre avec une manière de vivre et de penser pour vivre et penser autrement ?
En comblant la séparation qui pouvait exister au sein de la société entre les détenteurs de la pensée et le vulgum pecus, la société marchande aurait-elle atteint ce degré de perfectionnement et de raffinement qu’elle nous offre à voir la vérité de notre condition humaine, son irréalité ?
☀
Marseille, le 26 avril de l’année 2020
Georges Lapierre
Messages
1. Notes anthropologiques (LII), 6 mai 2020, 17:32, par MD
L’amertume de ces quelques constats me paraît un brin anachronique. Ceci pour plusieurs raisons. Il semble qu’on puisse dater de près de 40 ans ce passage d’une prévalence de la communication sur un mode de pensée ou une idéologie dominante strictement économiques, au service d’une médiation par les choses, et qu’on ait pu déjà alors y voir une sorte de progrès. Du moins, si l’on s’entend sur cette progression « par le mauvais côté ». Il est indubitable que l’arrivée d’internet et le développement depuis des dits « réseaux sociaux » ont considérablement accéléré cette tendance. Les humains manifestent toujours davantage leur immense soif de communication, mais celle-ci est tout aussi continuellement colonisée et détournée par des puissances qui leur échappent et qu’ils produisent pourtant. Marchandise en effet, à laquelle on pourrait ajouter l’Etat et les moyens d’information dominants. Les « nouveaux » moyens de communication semblent confirmer cette remarque de Debord à propos du spectacle, cette médiation par les images, qui réunit le séparé mais en tant que séparé. Mais comme vous le dites, ce ne sont plus tant les choses ni les images qui nous fascinent, plutôt la pratique même de la communication. Un besoin de reconnaissance, de publicité. Et il y a probablement autant de raisons de s’en lamenter que de s’en réjouir. Le monde de la communication « autonomisée », pour elle-même, sans but, sans réalisation, est proprement cauchemardesque en effet. Fin de l’anonymat, généralisation du fétichisme de l’individu et du narcissisme, dépendance technologique, soumission à des moyens extérieurs. Toutefois le cours du monde ne va pas sans contradiction, il ne serait même mû que par elle. Malgré vos récurrentes références à Hegel à qui on doit cette découverte, c’est ce qui paraît paradoxalement absent de la plupart de vos écrits actuels, aussi intéressants et stimulants qu’ils puissent être par ailleurs. Il y manque le négatif, c’est-à-dire ce qui fait que le monde ne supporte pas de représentation fixe, d’opposition figée entre la mauvaise et fatale « civilisation » marchande et une ère enfin humaine toujours projetée, sans moyen terme donc, ou entre « des mondes » déjà existants, essentiellement différents et stables, sans nouveauté donc. Il n’existe qu’un seul monde, mais il change, encore faut-il y prêter attention.
Les « réseaux sociaux » ont cette particularité de rompre en partie l’unilatéralité de la communication quand l’allégorie du spectacle supposait toujours des spectateurs et des metteurs en scène. Établissement d’une sorte d’horizontalité pour n’en rien faire la plupart du temps, sinon nourrir le train-train de la satisfaction partielle. Les réseaux numériques sont des moyens de l’ennemi, comme tout ce qui existe. Les humains font toujours leur propre histoire, sans qu’ils en choisissent ces fameuses conditions, hérités du passé donc. Et dans un passé relativement récent qui n’aura pu vous échapper, certains d’entre eux ont, comme vous dites, détourné ces réseaux numériques à d’autres fins que celles envisagées par leurs concepteurs. Mais ces aventuriers ont surtout fait mieux en se donnant les moyens d’une réalisation de leur communication, en concrétisant notamment ce qui avait parfois commencé sur les réseaux « in real life ». « Dehors » pourrait-on dire en ces temps confinés. Près de nous dans le temps et dans l’espace, on peut parler de la révolte « gilet jaune » où chaque point du réseau numérique s’est trouvé « matérialisé » sur un rond-point, l’ensemble maillant tout le territoire national, et qui a su aller au-delà de ce qui restait en l’état une séparation en s’offrant de tumultueuses rencontres dans les métropoles dont la capitale. Si l’on remonte plus avant, le moment fondateur paraît se trouver dans les grands rassemblements sur des places publiques engendrés par les insurrections de Tunisie et d’Egypte. Pour l’anecdote et peut-être davantage, Tahrir, Change Square, la place de la Perle sont d’ailleurs des ronds-points. Cette séquence historique inédite peut être vu comme une expérience de suppression de la séparation, c’est-à-dire quand les conditions de la communication ne s’établissent pas dans les carcans habituels, mais dans un affranchissement voire une grande déclaration de guerre. Il s’y est dessiné un sujet collectif qu’à défaut de termes plus adéquats on a nommé « peuple », et qui se définissait en négatif comme formé par ceux qui veulent la chute du « régime » (nizam). Ce peuple-là ne semble exister que dans son autoconstitution, dans la suppression de toute extériorité, et donc dans un antagonisme radical d’avec l’État. Dans ces moments, enfantés la plupart du temps par des émeutes, on a vu s’exprimer conjointement le refus de la représentation et l’exigence d’une égalité de la parole, comme la dissolution des identités particulières. Sans excès de spéculation, on peut penser que ce qui s’est échangé là rompait allègrement avec ce qui se dit dans la communication soumise du quotidien. Il semble donc, pour répondre à vos interrogations au regard de ces quelques expériences historiques qui ont fait depuis des petits, qu’il soit possible de rompre avec une manière de vivre et de penser, ou plutôt de survivre et d’être pensé. Quant au « autrement », il tient vraisemblablement à de telles rencontres historiques, comme leurs résultats et leurs buts, plutôt qu’à quelque chose qui serait déjà là.