« Je livre, sans le comprendre vraiment, le rite que m’ont donné à voir les mères : la danse sur le mort. Il évoque ces énigmatiques figures rupestres du Tassili sur le sens desquelles les archéologues continuent à s’interroger. » (Dominique Sewane, Le Souffle du mort)
La pensée dite objective (ou pensée positive, ou pensée scientifique) en scellant d’une manière définitive la séparation entre le sujet pensant et son environnement perçu comme non humain se présente comme l’aboutissement de la pensée religieuse. Elle en marque l’accomplissement. Elle entérine la fin de la pensée religieuse, non parce qu’elle en serait la véritable critique, mais parce qu’elle en est l’achèvement, le point final : la séparation entre l’humain et l’au-delà de l’humain dont nous entretenait la pensée religieuse a atteint son aboutissement, l’au-delà de l’humain est tout bonnement le non-humain. Et le non-humain, celui qui n’entre pas comme sujet dans une relation entre sujets, dans une relation subjective, n’a que l’apparence d’un être humain, il est dieu ou esclave. Le marchand est un esclave qui a choisi d’être un dieu, ou, du moins, qui a vu dans l’argent, le dieu tout-puissant à servir. L’au-delà du sujet n’est pas un dieu ou un esprit comme on le croyait communément sans trop réfléchir à la question, mais l’objet, il est l’apparence qui rend l’humain hors de portée (comme l’esclave n’offre que l’apparence de l’humain), qui rend le soi hors d’atteinte, qui rend le soi inaccessible, comme le voulait Kant avec juste raison.
Dieu pouvait bien représenter l’être dans son envergure générique, dont l’éloignement figurait la séparation à l’intérieur de la société entre la classe de la pensée et l’ensemble de la société. Cette séparation n’était pas totalement achevée dans une société féodale sous un État théocratique, et l’éloignement n’était pas absolu. L’être dans son ampleur générique gardait un peu d’humanité. Il se faisait encore accessible pour les cœurs sensibles. Deux idées surnageaient au point de constituer un idéal et une éthique : celle du dévouement au bien commun et celle du don. Ce n’est plus le cas de nos jours, l’argent a définitivement envahi les mœurs et les cœurs. L’idéologie scientifique est le point extrême de l’idéologie religieuse La nature serait-elle la face cachée de Dieu ? La digue, qui retenait dans certaines limites une activité commerciale de plus en plus débridée, a cédé et l’activité marchande nous submerge, ce qui représente, nous devons en convenir, un changement d’optique considérable, un déplacement d’angle de 180 degrés. La lune montrerait-elle son derrière ? La nature serait-elle la partie honteuse de Jehova ?
On peut toujours penser que l’idéologie scientifique est plus pratique que l’idéologie religieuse, elle aboutit sur la production de marchandises alors que l’idéologie religieuse paraît assez vaine du point de vue pratique, elle se contente de fabriquer des saints. Le saint homme est l’idéal proposé par l’idéologie religieuse. L’idéologie religieuse en même temps qu’elle incite à la soumission est une propagande pour un certain de type de comportement : le dévouement à la cause commune. Sommes-nous si éloignés de la religion du bien commun avec l’idéologie scientifique ? Je ne le pense pas. Le savant, de son côté, est amené, lui aussi, à faire abstraction de tout ce qu’il est, à faire le sacrifice de toute sa subjectivité, pour le bien commun, représenté par la marchandise. Il est inventeur et producteur de marchandises en vue du bien commun. Le scientifique, un moine contemporain ? Il en a gardé (pensons aux scientifiques travaillant pour Monsanto) toute l’hypocrisie. L’objectivité est une forme de sainteté et la production de la richesse appelle un certain type de comportement : le sacrifice de soi et de toute subjectivité, qui parachève l’idéologie religieuse. Mais alors que la religion garde l’idée du bien commun et de la communauté humaine, l’idéologie moderne fait l’éloge de l’individualisme et de l’intérêt privé en opposition au communalisme que l’on retrouve dans la pensée religieuse [1].
Nous nous trouvons face à deux types de comportement, l’un chargé de subjectivité dans le sens où il pose encore la question de la relation à autrui, en fin de compte la question sociale ; l’autre qui ne s’intéresse plus à la question sociale proprement dite pour prôner un comportement individualiste [2]. Quand la marchandise n’avait pas encore envahi toute la société, la personne se trouvait nécessairement imbriquée et impliquée dans une relation aux autres, et cette relation était, par définition, subjective. La subjectivité définit le rapport d’une personne à une autre personne. Avec la marchandise, c’est bien la subjectivité qui disparaît et s’efface, et, avec elle, les sentiments, bons ou mauvais, que l’on peut éprouver. Nous n’éprouvons pas de sentiments à l’égard d’une marchandise, tout juste des émotions (esthétiques ou autres) Le rapport d’une personne à une marchandise n’est plus un rapport subjectif, il serait plutôt un rapport d’ordre objectif, qui nous renvoie à nous-mêmes et à la satisfaction de nos besoins (de tout ordre). En faisant obstacle à la relation intersubjective, la marchandise interdit l’expression du subjectif. Face à une telle situation, nous ne sommes plus des sujets, nous ne sommes plus que des individus ; nous n’avons plus en face de nous une personne, un partenaire de l’échange. En général, l’argent interdit l’éveil des sentiments. Nous ne nous débattons plus dans un monde humain fait de sentiments et de ressentiments, de chair et d’humeurs, bonnes ou mauvaises, nous nous trouvons projetés dans le ciel de la marchandise, dans le meilleur des mondes possibles, celui du Prisonnier, où ce sont toujours les autres qui meurent.
L’autre (sa présence, son existence et sa reconnaissance) s’efface devant l’argent. D’un coup de baguette magique, l’argent fait disparaître autrui. L’être humain, le sujet social a disparu de notre horizon, nous vivons dans un monde sans sujets, nous errons avec plus ou moins de grâce dans un désert humain. L’argent nous isole des autres, il élève le plus souvent un mur infranchissable entre nous et les caissières du Prisunic. Il met définitivement fin à toute relation intersubjective. Il nous libère des sentiments et des ressentiments, il nous libère de la gêne d’être humains, il nous libère de notre Passion, nous ne sommes plus emberlificotés de sentiments, il nous soulage d’un grand poids, il nous allège de la présence indécente de l’autre. Nous ne sommes plus en enfer, dirait monsieur Sartre, nous nous sommes élevés au paradis, nous marchons sur notre petit nuage en poussant notre caddie dans les allées du Prisunic.
L’idéologie qui nourrit la pensée religieuse pourrait bien être l’idéologie des trois fonctions mise en exergue par Georges Dumézil concernant la civilisation indo-européenne, et qu’il est sans doute possible de repérer sous un aspect légèrement différent dans d’autres civilisations comme la civilisation et la culture chinoises. Je dirai que l’idéologie religieuse opposée à l’idéologie scientifique concerne principalement les sociétés théocratiques, elle parle de séparation entre les composantes qui forment désormais la société en les distinguant les unes des autres — alors que dans la société originelle cette distinction n’existe pas : chaque membre de la société est à la fois, un être animé par la pensée, un guerrier et un producteur de richesse (de biens qui entrent dans un système d’échange des uns avec les autres). La distinction apparaît quand il y a conquête et domination d’un peuple sur l’autre avec constitution d’une classe de la pensée héréditaire appelée aristocratie. Cette classe conquérante et dominatrice se réserve les deux premières fonctions : la prêtrise et la guerre, la prière et l’arc, la pensée et la puissance, le haut clergé opposé au bas, la cavalerie opposée à la piétaille. La troisième fonction, celle qui correspond à la richesse et à sa production est soumise aux deux premières mais elle n’est pas directement entre les mains de l’aristocratie. Cette vue de la société partagée entre ses trois composantes est plus une idéologie qu’une cosmovision, ainsi que le signale Georges Dumézil. La cosmovision serait celle d’un monde gouverné par les dieux, une réalité en miroir, une réalité miroir d’une surréalité quand ce qui se passe sur la terre n’est qu’une transposition de ce qui se passe dans les cieux : la terre et les humains seraient en quelque sorte l’inconscience des dieux, l’ombre projetée des dieux, leur part humaine, comme le voulaient Homère et Platon.
Avant ce premier éloignement des dieux, qui traduit déjà une fracture au sein de la société humaine, la réalité, entièrement spirituelle, accompagnait les femmes et les hommes dans leur vie sociale. Qu’ils prennent l’aspect du souffle des morts ou des ancêtres enfantant les êtres dans le ventre des femmes, ou celui des forces souterraines ou des esprits de la terre, les yéténkpânra forment le quotidien des femmes et des hommes, ils accompagnent les [bleu violet]Batâmmariba[/bleu violet] dans leur vie de tous les jours, imprègnent leurs faits et gestes, s’incorporent à la vie du village, interviennent dans le quotidien des gens à tel point que le territoire des yéténkpânra s’infiltre dans celui du village et se mélange à l’espace social de la communauté : « Les yéténkpânra tolèrent les humains à condition qu’ils respectent leurs lois : observer les interdits de temps et de lieux qui réglementent la vie du village, célébrer à date fixe des sacrifices dans leurs sanctuaires. Ces célébrations sont principalement destinées à reconnaître aux yéténkpânra l’exclusivité de certaines parcelles. Le domaine de likpa, la brousse, infiltre le village sous forme de parcelles dévolues à “ceux de sous la terre”, petites brousses qui confèrent au village tâmmari, apparemment sans limite, un air de liberté. [3] »
Les femmes et les hommes vivent alors à l’intérieur du monde des esprits, ils sont les hôtes des esprits, ils sont les enfants des morts, ils ont été créés par le souffle des morts. Il n’y a pas de coupure dans le temps et il n’y a pas de séparation dans la société, les Batâmmariba sont des princes constate l’auteur. Surtout, ils nous montrent que l’esprit venu des profondeurs de la terre, le souffle des morts, est toute la réalité. La réalité est entièrement spirituelle, autant dire qu’elle est entièrement humaine et c’est bien cette réalité entièrement humaine, entièrement sociale, qui va se trouver, par quelque circonstance malheureuse, séparée en deux parties opposées : une partie consacrée par la pensée et une autre partie de plus en plus éloignée de la pensée, au point d’ailleurs où elle n’est plus qu’un monde sans pensée, celui de l’apparence. Dans un premier temps c’est le village et les terres qui l’entourent, le domaine des hommes, qui se trouve séparé de la brousse, qui devient le domaine des ancêtres ; dans un second temps, avec le naturalisme, l’opposition entre les deux mondes se fait définitive. Pourtant ce monde sans pensée dit naturel, ce monde de l’apparence, qui est devenu pour nous toute la réalité, constitue bien notre réalité et notre seule réalité, notre réalité en tant qu’êtres humains. Il signifie surtout que le subjectif (ou la subjectivité, ou la relation intersubjective) a disparu bel et bien de notre univers.
Selon l’idéologie trifonctionnelle mise en avant par Georges Dumézil, la société est divisée en trois classes : la classe des prêtres, celle des guerriers et celle des producteurs de richesse. Cette idéologie présente l’organisation de la société comme définitive et ne pouvant pas être modifiée. Si nous lisons attentivement ce que relève Georges Dumézil, nous nous rendons compte que, selon cette conception, la société se trouve divisée entre : la classe de la pensée, c’est la première fonction occupée par les brahmanes et le souverain [4] ; la classe des guerriers, étroitement liée à la première fonction ; enfin la fonction de production de richesse dévolue aux agriculteurs et aux pasteurs dans un premier temps, et, plus tard, aux marchands. C’est une vue idéologique de l’organisation sociale qui oriente et modèle la pensée, la part consciente comme la part inconsciente de la pensée, au point de devenir une cosmovision et d’imposer l’organisation de la société comme incritiquable. La première fonction est investie de la pensée dans sa dimension sociale, la deuxième a pour tâche de faire valoir la pensée et la troisième de la réaliser sous forme de richesse — que je qualifierai de richesse sociale dans la mesure où l’organisation sociale avec sa classe des brahmanes et des guerriers repose sur cette production de richesse, qui leur est destinée et qui devient la richesse de la relation qu’ont entre eux les membres de l’aristocratie (Maharajah et Cie), dans l’Odyssée, les rois et les nobles guerriers passent leur temps à se faire des cadeaux de grande valeur, trépieds et autres chaudrons. La troisième fonction consisterait à produire des biens, qui seront ensuite donnés ou donnés en retour comme cadeaux par les nobles.
Cette appréhension de la réalité sociale constituant le soc des civilisations indo-européennes n’est pas fausse. C’est une représentation idéologique qui serre au plus près la réalité sociale qu’elle représente sous forme de mythes, de légendes ou d’épopées ; en même temps, elle impose cette vue d’une réalité particulière, comme étant hors de la critique, comme « allant de soi ». C’est sa part idéologique alors même qu’elle confine à une cosmovision, à la vision réelle, véritable, évidente d’une réalité. C’est une réalité sociale, l’organisation de la société indo-européenne, qui est présentée comme la seule réalité et comme une réalité allant de soi. C’est dans ce passage de l’indéfini ou du relatif au défini (d’une réalité à une réalité allant de soi) que se trouve la propagande idéologique, celle-ci consiste à présenter une organisation sociale particulière comme étant la seule réalité. Le naturalisme qui oppose la culture à la nature n’est que la réalité d’une organisation particulière de la société présentée comme étant universelle. Le naturalisme est à la fois une idéologie et une cosmovision.
Lorsque la dernière fonction a évincé les deux premières, l’idéologie profonde qui s’impose et qui gouverne désormais la pensée n’est plus religieuse : notre cosmovision n’est plus celle d’un monde peuplé de dieux hantés par leur devenir et donnant un sens aux heurs et malheurs des hommes. Le sens a déserté la réalité, le sens ne nourrit plus la réalité comme l’eau nourrissait la terre. Le monde providentiel était encore un monde signifiant, le monde naturel ne l’est plus. Le monde naturel est un monde vide de sens. L’homme ne se nourrit plus de sens, sa vie n’est plus une légende ou une épopée, elle n’est plus faite d’aventures et de rêves, désormais l’homme se nourrit de marchandises, la marchandise est devenue le rêve et l’aventure de l’homme. L’idéologie profonde est désormais celle d’un monde sans esprit, réduit à son apparence (à sa physique) ; elle correspond à l’état de la société, à l’organisation sociale sur laquelle repose l’échange de tous avec tous et qui veut que l’humain soit désormais asservi à l’humain. La vie sociale ne dépend plus que d’une seule fonction : la fonction qui produit de la richesse comme apparence, qui produit de la vie sociale comme apparence de vie sociale. L’apparence est vide de sens, elle se réduit et se suffit à elle-même.
Il s’agit de mesurer l’importance de ce changement d’optique (c’est bien le cas de le dire puisqu’il est question de cosmovision). Il correspond à la disparition du sujet. Cette notion de sujet social était encore présente dans la religion, même si la pensée religieuse pouvait représenter un éloignement de l’idée de sujet. Avec le naturalisme, l’idée même d’un sujet disparaît complètement : la nature est bien un univers sans pensée, sans sujet, sans esprits. Il faut nous rendre à l’évidence : le sujet n’existe plus dans une société marchande, dans une vie sociale consacrée entièrement à la production et à l’échange de marchandises.
Si nous suivons la réflexion de Kenneth Rexroth concernant les dissidences religieuses (des origines à nos jours), nous nous rendons compte que la critique théorique d’un penseur du calibre de Maître Eckhart pourrait bien s’appliquer à notre époque avec quelques subtiles changements de vocabulaire :
« Mais l’influence de Maître Eckhart est plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’a été pendant des siècles. Eckhart s’attacha à résoudre le problème de la contingence et de l’omnipotence — et donc de la création de toute créature à partir de rien — en faisant de Dieu la seule réalité. Eckhart considérait l’intervention divine originelle sur le néant comme la source de la réalité dans la créature. Autrement dit, la réalité n’est qu’une relation, hiérarchiquement articulée, de la créature au créateur. Et, du point de vue de la créature, cette relation peut être inversée : si le fait d’avoir été créé constitue la réalité, Dieu devient le Rien divin. [5] »
Nous pouvons toujours penser au point où nous en sommes que c’est l’idée de l’échange qui est créatrice de l’humain, créatrice de la pensée chez la femme et chez l’homme. Et cette idée de l’échange constitutive de la vie sociale et venue de la vie sociale ne serait qu’une pure fiction.
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Marseille, première quinzaine
du mois d’avril de l’année 2020
Georges Lapierre