Un matin, je me promenais le long de la rivière qui coule près de chez moi, c’est l’Atoyac, quarante kilomètres plus en aval, elle traverse Oaxaca. Le soleil n’était pas encore très haut dans le ciel et j’évitais de l’avoir dans les yeux quand, soudain, je fus frôlé par une ombre qui m’a paru immense : un bel oiseau de proie planait au-dessus de ma tête, cela pouvait être un vautour, mais un peu gros pour être un zope ou zopilote (urubu ?), le vautour commun du Mexique, ce n’était pas non plus ce que les gens d’ici appellent un quiebra-huesos, un vautour plus gros que le zopilote, mais bien plus petit que le gypaète ou quebrantahuesos que nous pouvons encore apercevoir dans les Pyrénées espagnoles, non ce devait être ce que les Mexicains appellent un águila, un rapace plus gros que la buse, mais qui n’a rien à voir avec l’aigle royal des Alpes. Je l’ai revu un autre matin, planant haut dans le ciel au-dessus du village. Il semble avoir fait le vide autour de lui, je ne vois plus la bande de zopilotes, qui, le matin, prennent le soleil en haut d’un arbre mort, les ailes légèrement ouvertes ; les quiebra-huesos ont, eux aussi, disparu de leur perchoir habituel, un arbre tordu et hirsute qui se trouve en face de ma fenêtre.
À Mexico, face au Musée d’anthropologie, los voladores (ceux qui volent), originaires de Papantla dans l’État de Veracruz, se donnent en spectacle devant des touristes ébahis venus visiter le musée. Il faut avouer que leur numéro est impressionnant et vertigineux : du haut d’un mât étroit, genre mât de cocagne, mais bien plus haut, quatre Indiens richement vêtus se laissent tomber à la renverse, attachés à la taille, la jambe gauche entourant une corde au niveau de la cheville. La corde se dévide peu à peu en décrivant un large cercle autour de l’axe du poteau. Quatre Indiens, les danseurs, tournent ainsi en rond, la tête en bas, imitant le vol des oiseaux. Ils descendent lentement alors qu’un cinquième Indien juché tout en haut du mât joue de la flûte, imprimant un rythme lancinant et aigu au vol des aigles, à cette lente descente des rapaces. C’est la Danse des Aigles, la Danza de los Voladores ou Danza de las Águilas.
C’est une danse d’origine préhispanique qui avait réussi à se perpétuer jusqu’à nos jours dans une certaine clandestinité, se soustrayant à la censure vigilante des prêtres catholiques ou à celle des fonctionnaires de l’État. Il y a peu de temps encore, les Indiens montraient quelques réticences à en parler, à révéler certaines dispositions, à donner des explications. Pendant longtemps l’inquiétude transparaissait dans le souci du secret, dans cette petite cachotterie souvent inconsciente, qui élude certaines questions, change de sujets, détourne la conversation. Guy Stresser-Péan, jeune étudiant préparant en 1937-1938 une thèse sur le sujet, nous parle des difficultés qu’il a pu rencontrer en ce domaine [1]. Par exemple, il n’a pu assister aux rites préparatoires à cette danse et qui se sont tenus dans le plus grand secret pendant neuf nuits. De nombreux informateurs ont fini par se défiler comme si révéler certaines informations représentait une forme de trahison, comme rompre un pacte secret vis-à-vis de la communauté remontant à un lointain et indécis passé, quand il était dangereux pour le village et sa population de pratiquer les rites anciens — comme si la mémoire collective devait garder confusément le souvenir des interdits et des diktats du pouvoir, et des conséquences fâcheuses qui pouvaient en résulter pour la population si elle s’obstinait à ne pas en tenir compte. Un informateur, suite à une maladie, s’est cru victime de sorcellerie — ou qu’il avait été dénoncé aux dieux par un sorcier —, et il s’est enfermé dans un silence têtu. Cette attitude des gens vis-à-vis de l’anthropologue, qui cherche à savoir, est décrite par Guy Stresser-Péan au début de son livre, paru en français sous le titre La Danse du « volador ». Chez les Indiens du Mexique et de l’Amérique centrale.
Cette réaction des hommes de savoir est significative. Ils sont les gardiens d’un secret qu’ils n’ont pas à divulguer. Ce savoir secret est directement en relation avec le sacré, et divulguer le sacré, en parler à un anthropologue, à un étranger, le partager avec quelqu’un qui n’a rien à voir, et qui se trouve en dehors de l’espace « culturel » où croît et se développe le sacré, c’est en quelque sorte le profaner. Le fait même que l’anthropologue cherche à savoir le rend suspect. Le sacré est une connaissance révélée, qui se vit, c’est une connaissance vécue, directement vécue, subjective, et qui fait corps avec la personne, la dire, c’est déjà l’objectiver et la trahir — ou la profaner. La profanation ne serait-elle pas une forme de trahison ?
Plus que quiconque dans la communauté, les gardiens des secrets, les connaisseurs du rituel, sont amenés, du fait de leur charge, à connaître un rapport plus suivi, plus rapproché et plus intime avec le sacré et, précisément, avec son expression ou actualisation dans la Danse des Aigles. Dans leurs « confidences » à l’anthropologue, ils ne font qu’expliciter, ou développer, ou encore commenter un savoir pratique, attaché à une chorégraphie, à des gestes rituels, qui sont par eux-mêmes porteurs d’une signification (et il n’est pas nécessaire que cette signification soit dite). Cette signification du rituel est directement accessible, sans qu’elle ait besoin d’être explicitée, pour les habitants du village. Elle pourrait être aussi directement accessible à l’anthropologue, mais celui-ci reste retranché sur son quant-à-soi, c’est-à-dire sur sa propre culture ou encore sur sa propre subjectivité et il cherche à avoir une connaissance indirecte, par ricochet, de la chose, une connaissance qui se veut objective, n’impliquant pas sa subjectivité.
Finalement le « sacré » de la Danse des Aigles est un secret qui n’en est pas un, un secret de Polichinelle, ouvert à tous, c’est une connaissance partagée subjectivement par tous, par tous ceux qui se rattachent à une même culture, à une même communauté de pensée. Il trouvait sa source dans la complicité qui existait entre le chef du rituel et les habitants du village. Le chef des danseurs est (ou était) la mémoire pérenne du village et de ses habitants, leur mémoire enfouie, un peu secrète et cachée, qui doit être défendue et protégée de l’ingérence et de la curiosité (qui n’est pas toujours désintéressée) d’autrui. Cependant cette mémoire allait peu à peu disparaître avec les derniers maîtres du rituel, qui ne seront plus remplacés après leur mort. Ce qui disparaît, en fait, est ce que nous appelons une vocation : le sentiment commun qui unit chaque membre de la communauté à un style de vie, lié à une mémoire collective, s’enracinant dans la durée : un esprit partagé, un mode d’être qui se perpétue. Ce que nous appelons vocation est sans doute cela : le rattachement de l’individu à l’esprit commun ; que cet esprit commun s’affaiblisse pour laisser la place à un état d’esprit plus fort et plus présent, plus envahissant aussi, et c’est la vocation qui s’en ressent ou qui prend une autre direction.
Aujourd’hui le vol des aigles n’est plus qu’une attraction foraine pour touristes, qui n’en retiennent plus que les aspects pittoresques et acrobatiques ; il semble avoir perdu pour toujours le sens ancien dont il était porteur, ce sens ancien s’est peu à peu effacé au cours du temps, de la colonie à nos jours ; nous n’avons plus qu’une enveloppe vide, creuse, un spectacle costumé, un jeu de cirque. Cette danse magique avait sans doute gardé un sens ténu auprès des communautés indiennes des villages reculés, où elle était encore spontanément pratiquée. L’est-elle toujours ? Ou bien faut-il remonter le cours des ans pour nous retrouver en 1937 avec Guy Stresser-Péan dans la Huasteca de San Luis Potosí ? Guy Stresser-Péan semble bien avoir recueilli les derniers et précieux vestiges, les derniers et précieux moments d’une pratique tombée désormais en désuétude.
En 1937 déjà, la Danse des Aigles avait complètement disparu et les gens n’en gardaient plus qu’un vague souvenir. Guy Stresser-Péan a dû la ressusciter pour les besoins de sa thèse dans la région huastèque de San Luis Potosí : « Il a été nécessaire de ressusciter la Danza de los Voladores que les Huastecos avaient abandonnée depuis plusieurs années et vaincre les réticences des indigènes à expliquer la cérémonie. » Après de nombreuses et infructueuses recherches, il a pu trouver dans le village de Tamaletom une équipe et surtout un maître de cérémonie disposés à refaire pour lui cette danse sur la place centrale du village. L’ancien chef rituel et maître de musique venait de mourir, mais son fils, qui avait accompli par le passé la charge extrêmement périlleuse de chef des danseurs, a accepté, bien qu’âgé, de l’exécuter encore une fois. Même si Guy Stresser-Péan n’a pu trouver que des « anciens » pour les charges importantes (chef du rituel, chef de la danse, musicien), il a réussi tout de même à rencontrer des personnes qui non seulement avaient accompli des fonctions importantes dans la chorégraphie de cette danse, mais qui en gardaient encore un souvenir vivace, et cela, bien qu’elle ne fût plus pratiquée depuis quinze ou vingt ans.
C’est tout de même tragique de voir à quel point notre civilisation, le monde de la marchandise, fait le vide autour d’elle. Notre époque est marquée par une perte progressive de tout ce qui pouvait constituer le corps ou la chair de l’être, tout ce qui pouvait constituer une réalité. Nous pouvons avancer que ce qui constituait l’échafaudage de notre réalité s’effrite peu à peu et qu’il ne nous reste plus que la fiction. Nous vivons dans un monde où la fiction a pris la place de la réalité. Les langues disparaissent doucement et implacablement au profit d’une novlangue, en l’occurrence l’anglais, qui ne traduit plus qu’un rapport entre les choses. Où se trouvent notre voisin et notre voisine ? La suavité des mots, toute imprégnée, cette suavité, d’un passé, d’une mémoire collective, d’une culture, d’une manière d’être, d’une patience forgée dans la longueur du temps, a disparu ou est en train de disparaître. Nous n’avons plus qu’une langue sans attache, sans passé, sans mémoire, une langue devenue mécanique, une langue d’ordinateur, une langue de l’urgence, du momentané, une voix étudiée, une voix de gare, une voix de bal costumé. Nous sommes une époque où le marchand peut tout se permettre car nous sommes une époque amnésique, la mémoire collective se perd et il ne reste plus qu’une page blanche que le marchand peut remplir de guerres désastreuses, de génocides, de sang et de larmes et puis la page s’efface et une autre page tout aussi blanche apparaît, comme au cinéma. Serions-nous à une époque vieillissante et dégénérative qui efface peu à peu tout notre passé, toute notre mémoire collective ?
Cette danse spectaculaire a existé depuis l’antiquité préhispanique et devait être pratiquée par bien des peuples dans tout le Mexique mésoaméricain jusqu’au Guatemala et même jusqu’au Nicaragua. On en retrouvait encore des vestiges du temps de Guy Stresser-Péan parmi les Huastèques de San Luis Potosí et de Veracruz et aussi parmi les Totonaques de la Sierra de Puebla. Plusieurs facteurs importants ont contribué à sa disparition : dans les villes de la colonie, dans la vallée de Mexico, elle avait depuis longtemps perdu sa charge spirituelle pour n’être plus qu’un spectacle acrobatique, comme de nos jours. Dans les villages indiens, où elle devait garder un caractère religieux, elle a dû souvent, pour survivre, s’intégrer au culte catholique et aux commémorations religieuses de l’Église. Dans bien des endroits, la contre-révolution des années vingt [2], menée contre les peuples des campagnes, contre les curés, les coutumes et les « superstitions », a marqué la fin de la Danse des Voladores. Pouvons-nous affirmer que son souvenir a été gommé définitivement ? Sait-on jamais. Il existe bien tout un pan des anciens savoirs qui nous échappe ou qui se soustrait encore à notre curiosité et aux investigations trop intéressées de notre monde et de ses anthropologues — pour se transmettre dans le plus grand secret entre initiés ? Ce ne sont là que des suppositions, à première vue sans fondement.