Freud propose une fiction de l’origine de l’humanité fondée sur le renoncement à la jouissance : après la révolte des fils et le meurtre du père, les frères s’entendent pour renoncer à la jouissance immédiate des femmes de la horde, et faire de l’échange des sœurs une règle de la vie sociale (c’est l’interdit de l’inceste). Dans cette fiction nous pouvons bien deviner tout le poids de la religion patriarcale et d’une époque où les femmes ne sont pas considérées comme sujet social au même titre que les hommes. En fait au départ de l’humain, ce ne sont pas seulement les hommes qui renoncent à la jouissance immédiate des femmes, ce sont aussi les femmes qui renoncent à la jouissance immédiate des hommes. Mais, là, nous nous éloignons de Freud et de notre époque.
Avec la dictature de l’argent, qui commande un rapport immédiat au monde, la jouissance, que ce soit celle d’une marchandise, d’un homme ou d’une femme, revient sur le tapis et, avec elle, la mise en question de ce qui faisait notre humanité : le renoncement à la jouissance immédiate. Grâce à l’argent, la femme deviendrait l’objet immédiat de la jouissance de l’homme (et inversement, l’homme deviendrait l’objet immédiat de la jouissance de la femme). Ce devenir marchandise de la personne ouvre de nouvelles et intéressantes perspectives à nos fantasmes sans pour autant résoudre le rapport dominant maître/esclave qui se trouve au centre de notre vie sociale. Bien au contraire.
Dans un monde patriarcal, où aucune barrière ne s’élève plus entre l’individu et sa soif de puissance, la femme jeune et séduisante, perçue comme une marchandise, devient la cible des obsessions perverses de l’homme et de sa volonté de pouvoir. Au Mexique, ce devenir se fait particulièrement inquiétant et tragique. Le meurtre sordide des femmes prend actuellement dans ce pays des proportions des plus alarmantes. Contre Freud et bien des psychanalystes, je dirai que, dans une société patriarcale comme la société chrétienne, les hommes n’ont jamais vraiment renoncé à la jouissance, mais que leurs conditions sociales, où domine un rapport de domination entre faux sujets et non-sujets, les condamnent à ne connaître qu’une perversion de la jouissance. Cette perversion de la jouissance ne signifie pas une absence de jouissance. Ni renoncement ni absence, mais perversion.
Nous sommes amenés à prendre en considération ce devenir marchandise du monde, aussi bien le devenir marchandise de notre environnement, de l’eau, de l’arbre, de la montagne, que le devenir marchandise de la personne, de l’homme ou de la femme. Il bouleverse profondément nos convictions les plus intimes et les plus assurées. La marchandise est contradictoire, elle est à la fois publique, elle se donne à tous et tous peuvent l’acquérir, et privée une fois acquise. Elle peut être prestigieuse et jalousement gardée et défendue comme elle peut être commune et jetable. Nous pouvons en jouir en solitaire comme nous pouvons en partager la jouissance.
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J’appelle jouissance la satisfaction d’un besoin et cette satisfaction peut être immédiate : j’ai soif, je bois, j’étanche ma soif et cela me procure un bien-être que je nomme jouissance. Je me précipite à la fontaine ou à la source la plus proche ; je n’attends pas que quelqu’un m’offre un verre d’eau. Si je dois attendre que quelqu’un m’offre un verre d’eau, ma jouissance n’est plus immédiate et ma soif devient désir d’un verre d’eau. Maintenant si j’ai de l’argent, je n’attends pas que quelqu’un m’offre un verre d’eau, j’entre dans le premier magasin venu et j’achète une bouteille de coca-cola. Je comble moi-même mon désir, non pas d’un verre d’eau, mais d’une marchandise qui se veut attirante et dont l’attraction est attisée par ma soif. Mon désir d’un verre d’eau s’est transformé en désir d’une marchandise, désir que je peux combler sans passer par autrui, et, pour ainsi dire, d’une manière immédiate, grâce à l’argent.
Reprenons ces trois cas de figure. Premier cas de figure : l’eau est seulement la chose ou l’objet qui va étancher ma soif et je me précipite à la fontaine ou à une source d’eau quelconque sans autres considérations. Deuxième cas, je frappe à la porte d’une maison et l’usage m’interdit de me précipiter dans la cuisine pour remplir un verre d’eau, l’usage vient s’intercaler entre mon besoin et sa satisfaction ; sa satisfaction n’est pas immédiate, je demande poliment un verre d’eau, et l’hôte ou l’hôtesse me l’apporte gentiment avec le sourire. La jouissance est toujours là, je n’ai pas renoncé à la jouissance, elle est seulement un peu différée et elle dépend de la bonne volonté et de la bonne disposition d’une autre personne, elle n’en sera que plus forte. Troisième cas, j’entre dans le premier Casino venu et j’achète une bouteille d’eau ou de coca-cola. L’argent (qui est la pensée de la médiation matérialisée que je peux mettre dans ma poche et transporter avec moi) me permet d’atteindre directement l’objet de mon besoin sans passer par autrui, et cet objet n’est plus de l’eau, c’est une marchandise, qui est souvent plus désirable qu’un simple verre d’eau.
L’argent me place dans une situation paradoxale : d’une part, je dois passer par lui pour satisfaire un besoin et la satisfaction, médiatisée par lui, ne peut être dite immédiate ; d’autre part, l’argent me permet de passer outre à la médiation d’autrui vu en tant que sujet (mais non à celle du marchand) et d’atteindre directement l’objet désiré. Entre moi et l’objet de mon désir s’est glissée la pensée du marchand, et l’objet de mon désir est devenu une marchandise. Mais cette pensée du marchand est une pensée impersonnelle, qui a pris forme, qui s’est matérialisée. En devenant objet, elle s’est extériorisée et agit pour son propre compte, et le rapport qu’elle établit est ou paraît immédiat. Nous pourrions dire que c’est le marchand qui assure la médiation, mais ce marchand n’est pas une personne définie, il n’est pas un sujet véritable, il est « tous » les marchands, il est la pensée de tous les marchands. Le commerçant, en l’occurrence le gérant du Casino, ne se présente pas comme sujet dans une relation sociale entre deux sujets, c’est seulement une figure qui représente tous les marchands, il peut fort bien disparaître, s’évaporer, pour être remplacé par un pot, une cruche, une timbale ou tout autre récipient ou mécanisme dans lequel je verserais mon dû, comme ces appareils qui existent déjà dans les grandes surfaces où il suffit, après avoir enregistré notre achat, de glisser notre carte bleue dans la fente prévue à cet effet. Entre le besoin et sa satisfaction il n’y a plus personne, ce qui donne le sentiment d’un rapport immédiat et aussi celui de pouvoir satisfaire mes désirs sans autres considérations, pourtant la pensée du marchand est toujours là, elle reste omniprésente.
Nous avons fait une première expérience avec un verre d’eau, nous pourrions presque faire la même expérience en remplaçant l’eau par une femme (ou par un homme). Dans le premier cas de figure, la femme (ou l’homme) est vu comme chose ou objet pouvant satisfaire un besoin, dans ce cas, d’ordre sexuel. Je note tout de même que cet « objet » (homme ou femme) n’est en rien comparable à l’eau, c’est un objet fantastique [1]. Elle (ou il) n’est toujours pas vue comme sujet dans une relation construite et réciproque entre sujets, qui veut que le désir de l’un coïncide (ou finisse par coïncider) avec le désir de l’autre. Dans le deuxième cas, nous avons affaire à une demande en mariage selon les règles en usage dans la société. Dans le troisième cas, la femme, ou l’homme, est parée des attributs de la marchandise et se fait désirable. Dans ces trois cas de figure, il n’y a pas véritablement renoncement à la jouissance comme le veulent Freud et les psychanalystes, la jouissance peut seulement se trouver entravée par des considérations d’un autre ordre (vie sociale, éducation, expériences sexuelles, etc.) pouvant entraîner une certaine inhibition, et avec une femme ou un homme l’inhibition est, en général, plus grande qu’avec un verre d’eau, même pour les buveurs de vin. Surtout l’inhibition vient de l’absence d’une relation véritable et construite entre deux sujets. Nous pouvons aussi noter qu’avec la marchandise l’inhibition tend à disparaît, le devenir marchandise du monde, et par suite de la personne, nous promet la fin de l’inhibition, sans nous proposer pour autant un rapport intersubjectif.
Il nous arrive de croire que la société marchande nous libère de la société chrétienne et patriarcale, comme la société chrétienne nous aurait libérés de la société antique et esclavagiste. Ce n’est pas exact, c’est une illusion de le penser et c’est un piège. La société marchande se présente comme le prolongement et le perfectionnement de la société chrétienne comme celle-ci a été le prolongement et le perfectionnement de la société esclavagiste, à tel point, d’ailleurs, que la société marchande, comme la société chrétienne, n’a pas hésité à recourir à l’esclavage sous son aspect le plus primitif quand ce recours aux formes archaïques de l’esclavage a été jugé nécessaire et profitable.
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Nous sommes loin d’avoir épuisé ces trois cas de figure. Freud et les psychanalystes se trompent, la médiation des usages, c’est-à-dire des règles de la vie sociale, comme la médiation de l’argent ne présentent pas un obstacle à la jouissance et n’appellent pas à un renoncement, elles peuvent seulement pervertir la jouissance, ce qui est différent et ce n’est pas le renoncement à la jouissance immédiate qui est en cause mais bien un type de rapport, la relation sujet/non-sujet. Pour qu’il y ait renoncement, il faut un autre ingrédient à l’interdiction, il faut qu’elle soit vue comme arbitraire, comme le bon plaisir des maîtres et des clercs : c’est le gardien d’un camp de travail qui refuse de l’eau au prisonnier. Dans la fiction de Freud, ce ne sont pas les fils ou les frères qui renoncent à la jouissance, ils la règlent tout simplement, ils la diffèrent, ils n’en font plus un objectif immédiat. En renonçant à la satisfaction immédiate, les fils se posent et se définissent comme sujets entrant dans une vie sociale dont ils accaparent et s’approprient la pensée. Par contre ce sont bien les femmes qui, écartées de la décision, doivent renoncer non seulement à la jouissance immédiate mais à la pensée. Pour elles, cette décision ne peut être vue que comme arbitraire, prise à leur insu par les mâles de la horde. Dans la mesure où elles ne sont pas dans le coup, elles peuvent soit se soumettre, accepter leur sort de non-sujet et tenter d’y trouver de la jouissance, soit se révolter et rechercher alors la jouissance immédiate, ou encore renoncer à la jouissance immédiate pour devenir sujets au même titre que les hommes. C’est bien ce que craignent les mâles et les clercs des religions patriarcales, où la femme est souvent perçue et présentée comme une créature du diable, un être pervers soumis à ses instincts, et qui risque à tout moment d’être entraînée par eux ; il s’agit alors pour les hommes de l’encadrer et de la maintenir dans sa condition de propriété dont la jouissance leur est réservée par la grâce de Dieu.
Se réserver la jouissance de l’eau, d’une femme ou d’un homme c’est aussi en interdire l’accès à autrui et cela reste l’expression la plus claire du pouvoir. En devenant privée, la jouissance devient un plaisir nocif lié au pouvoir et à son expression : un plaisir, d’une certaine manière, destructeur et morbide, ce qu’avait pressenti Freud en parlant à son sujet de pulsion de mort. La jouissance de la femme comme la jouissance d’une propriété est d’ordre privé et l’on peut alors réellement se demander s’il y a jouissance dans le sens du plaisir que l’on peut éprouver à satisfaire un désir. Non seulement la jouissance s’en trouve pervertie, mais le mot lui-même est perverti. La jouissance est à chercher ailleurs et, dans cette quête de la jouissance, la femme a un avantage sur l’homme. L’homme reste lié par le contrat, somme toute purement moral, qu’il a établi avec les autres mâles de la horde et qui l’a conduit à renoncer à la jouissance immédiate, ce n’est pas le cas de la femme, aucun contrat moral ne la lie, et elle peut donc théoriquement s’adonner à la jouissance immédiate sans restriction. C’est ce que craignent par-dessus tout les hommes dans une société où ils sont aux commandes. Dans ce type de société, la femme est doublement pénalisée : en tant qu’objet, la jouissance lui est difficile sinon interdite, et elle doit, en plus, y renoncer définitivement. Si l’adultère est puni des deux côtés, il est bien plus sévèrement puni du côté des femmes, pour les raisons que je viens d’évoquer. Remarquons tout de même que l’argent donne accès à la jouissance et les hommes (et parfois les femmes) ne s’en privent pas ; cependant le rapport reste un rapport sujet/objet et la jouissance, toujours pervertie et peu satisfaisante.
Avec sa fiction, Freud généralise ce qu’il est amené à connaître dans l’Autriche du début du XXe siècle, la domination des hommes sur les femmes, en faisant remonter cette domination à l’origine de l’humanité. Je m’interroge sur le bien-fondé de cette généralisation. Le plus souvent les anthropologues ne remettent pas en question cette théorie et comme ils ont affaire aux hommes, ils ignorent en général quelle est exactement la position des femmes dans la société qu’ils étudient. Les anthropologues femmes, parce qu’elles ont accès au monde féminin, sont amenées à nuancer le propos unilatéral des observateurs masculins et à révéler le rôle important, et reconnu, que tiennent les femmes dans la société primitive. Cependant leurs propos restent souvent limités dans la mesure où ces anthropologues femmes viennent du monde décrit par Freud et qu’elles ont tendance, parfois pour des raisons idéologiques, à le généraliser. Pourtant le point de vue des femmes s’oppose le plus souvent à celui des hommes et la version apportée par elles sur l’origine de la civilisation est bien différente de celle de Freud :
« Il n’y avait pas de règles de mariage à l’époque, aussi se disputèrent-elles sur la manière dont elles se répartiraient les hommes. Certaines voulaient les mettre en commun, d’autres réussirent à imposer l’idée que chacune aurait le sien. Par couples donc, hommes et femmes firent un bout de chemin jusqu’à Janyingki, où elles accouchèrent de garçons et de filles. Alors dansant et tournant elles formèrent la grotte qui s’y trouve.« Les enfants grandirent. Coiffées des bandeaux reçus de Varan, les mères dansèrent la cérémonie Bouclier pour que leurs fils deviennent des hommes et reçoivent des épouses. Puis elles tendirent les bras et en sautillant s’éloignèrent vers les contrées de l’Est. Ayant traversé de grandes plaines désertes, elles disparurent sous terre en chantant… » (Barbara Glowczewski, Les Rêveurs du désert, Prélude [2].)
Je me demande si la domination des hommes sur les femmes ne correspond pas à la naissance de l’État et à la formation des sociétés complexes reposant sur l’ascendant qu’est amené à exercer un peuple guerrier sur des peuples sédentaires. Dans la civilisation aztèque, le droit pénal considère coupables d’adultère tout homme célibataire ou marié qui aura eu des relations avec une femme mariée, et toute femme mariée qui aura eu des relations avec un homme, qu’il soit marié ou célibataire. Alfredo López Austin nous fait remarquer que le traitement de la femme n’est pas égal à celui de l’homme, ainsi la qualification du délit prend toujours en compte la condition de la femme comme étant mariée et non celle de l’homme marié. (Alfredo López Austin, « La cosmovisión de la tradición mesoamericana », Arqueología, edición especial 70.) Je rappelle aussi que l’adultère était puni de la peine de mort.
Cette fiction de Freud, comme bien des mythes, n’est que la « vérité » de la société, du milieu et de l’époque de Freud : une société patriarcale et bourgeoise dans laquelle les femmes se voient contraintes à renoncer au plaisir au nom d’un intérêt supérieur défini par les hommes, en fait au nom du bon plaisir des hommes de leur milieu. Heureusement une telle situation ne se trouvait pas dans toutes les couches de la société viennoise ! Malheureusement, elle a une nette propension à s’étendre dans une société esclavagiste où ce ne sont pas uniquement les femmes qui sont considérées comme objets. Nous pouvons même avancer que nous sommes dans une civilisation du renoncement, mais d’un renoncement dont le côté arbitraire n’est plus visible. Dans un monde qui prône à tout instant la jouissance immédiate, rien ne semble nous obliger au renoncement, mais tout nous y contraint, c’est ce qui s’appelle la frustration.
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Dans une société patriarcale et monothéiste comme la société juive, chrétienne et musulmane, les hommes se réservent le privilège de la jouissance et de la pensée, les femmes renoncent à la jouissance et à la pensée en échange d’une reconnaissance et d’un rôle dans la société des hommes, limité le plus souvent à un pouvoir dans le domaine du domestique et de l’éducation des enfants, filles et garçons, jusqu’à leur passage dans la vie adulte. Dans une société patriarcale, c’est en tant qu’épouse que la femme est humaine. Se réserver le privilège de la jouissance, c’est aussi se réserver le privilège de la pensée (la pensée de l’activité sociale dans son ensemble). Dans une société juive, chrétienne, musulmane et capitaliste, ce sont les hommes qui spéculent. Dans ces temples de la pensée que sont les bourses, on trouve une majorité d’hommes ; dans les sociétés asiatiques où l’histoire des civilisations est différente, on trouve souvent une majorité de femmes. Nous devons nous dire aussi que rien (ou peu de chose) empêche une femme de se faire homme, ou un homme de se faire femme. Pourtant là n’est pas la question, la question est celle du sujet et de la relation entre sujets. En l’absence de cette relation, la jouissance est pervertie, il n’y a pas renoncement à la jouissance mais perversion de la jouissance.
Dans une société esclavagiste, le privilège de la jouissance, comme celui de la pensée, est réservé aux maîtres, c’est le droit de cuissage, que l’on retrouve sous différentes formes dans toute lhistoire de la société occidentale, jusqu’à nos jours. Avec l’argent, cette pensée que nous pouvons mettre dans notre poche, chacun se sent tout à la fois et tour à tour un peu maître et un peu esclave, l’esclave que nous sommes devant travailler pour le maître que nous sommes ou que nous avons l’illusion d’être[[Cette situation ambiguë se retrouve sur le plan de la jouissance et de ses perversions entre sadisme et masochisme.]]. L’argent, cette parcelle de pensée que nous pouvons mettre dans notre poche, mais aussi dans un sac à main, a délivré la femme de l’emprise des hommes. Elle n’est plus soumise à son époux, mais à l’entreprise qui l’a embauchée, tout comme son mari. Elle se trouve du coup dans la même situation que l’homme, c’est-à-dire tout à la fois maître et esclave. Ce qui la conduit à revendiquer, en tant que porteuse d’argent, le droit à la jouissance. Pourtant sans la pensée, il n’y a pas de jouissance, courir après la jouissance c’est courir après la pensée, et vice versa. Les psys ont encore de beaux jours devant eux.
C’est l’occasion de signaler l’ambiguïté de notre situation : être porteur d’argent, c’est, que nous le voulions ou non, entrer dans un rapport marchand et bien souvent ne connaître que ce genre de rapport : ah que la marchandise est belle ! Et devenir marchandise aux yeux de l’aimé ou de l’aimée… Pour souffrir le sort de toute marchandise.
L’illusion consiste à se dire que l’argent est la pensée et confondre les deux : courir après l’argent serait courir après la pensée ; avoir beaucoup d’argent et spéculer sur les transactions commerciales à venir ce serait s’approprier ou se réapproprier enfin la pensée de l’activité sociale se réalisant sans cesse. Toute illusion contient une part de vérité. L’argent représente bien la pensée, et nous pouvons même préciser de quelle pensée il s’agit : il s’agit de la pensée du marchand. Mais c’est une pensée qui nous échappe, qui se dérobe quand nous pensons la saisir. Sans doute parce qu’elle se trouve dans notre poche !
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Nous sommes pris au piège de l’apparence comme cette abeille qui vient d’entrer et qui se précipite sur la vitre pour espérer sortir. Elle s’agite et se désespère, jusqu’au moment où, prenant un peu de recul, s’élevant dans la pièce, elle trouve le chemin légèrement aéré, comme un souffle d’air imperceptible, de la sortie.
Pourtant c’est toute la ruche humaine qui est prise au piège de l’apparence et ce piège exacerbe notre condition « humaine » actuelle. Loin de mettre fin à la relation maître/esclave, elle la renforce et l’exaspère, et c’est toute la société qui se trouve asservie au vain désir de jouissance de tout un chacun. Dans ce sauve-qui-peut désespéré, l’autre ne peut être qu’asservi, sans autre forme de procès, à notre soif redoublée et toujours insatisfaite de jouissance. Nous nous nourrissons de marchandises, nous comblons notre vide de marchandises de plus en plus attirantes, de plus en plus attrayantes, de plus en plus séduisantes, en vain. Et les hommes et les femmes se parent des attraits de la marchandise, des attraits de la séduction, des attraits de l’esprit, en vain. Étrange époque où l’homme est devenu l’esclave de lui-même, de sa propre idée de l’homme ; il n’est même pas devenu l’esclave d’un dieu tout-puissant, d’une pensée qui gardait encore les traces du sujet, une pensée subjective, non, il est devenu esclave de sa propre pensée, de son propre et infini désir qu’il tente de combler en s’entourant de marchandises. Nous ne peuplons plus notre univers de dieux et de déesses, des statues de nos divinités et d’images saintes, mais de miroirs où, tel Narcisse, nous contemplons notre reflet.
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L’eau n’est pas un objet, elle est esprit, l’esprit de l’eau est puissant et dangereux, il est aussi bienfaisant. Nous pouvons ignorer l’esprit de l’eau, ne pas le prendre en considération, comme nous pouvons ignorer l’esprit de la montagne où se loge un village, comme nous pouvons ignorer les gens de ce village. Nous ne serons qu’une absence, rien de plus, et nous passerons notre chemin.
Nous ne sommes pas sujets tout seuls, nous sommes sujets dans un rapport avec d’autres sujets. Nous sommes sujets quand nous voyons au fond du puits le serpent arc-en-ciel lové et paisiblement endormi. C’est l’{ik}, le serpent à la bouche et aux dents énormes. Pour se déplacer il se roule sur lui-même et c’est en se traînant qu’il va en quête de sa nourriture. Ce serpent est l’arc-en-ciel. L’odeur du sang le met dans une rage folle et déclenche des tornades et des cyclones et parfois un déluge[[Mythe pilaga rapporté par Alfred Métraux {in Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud}, NRF, éditions Gallimard, 1967 (p. 139).]]. Rien d’étonnant à cela, en Afrique le génie de l’eau est le python et le python est un des rares animaux qui ne fait pas couler le sang de ses proies, il les étouffe et les avale tout entières. L’anaconda des forêts amazoniennes aussi. Pour les Zulu, le python est l’esprit de l’eau, c’est le Seigneur des ombres et le maître des ancêtres. Un devin raconte comment il acquit ses pouvoirs surnaturels : un soir qu’il était très malade, il fut entraîné vers un étang par un mystérieux scarabée blanc. Il s’enfonça dans l’eau, parvint tout au fond et se trouva en présence d’un grand python entouré d’une multitude de serpents de tailles diverses : ceux-ci n’étaient autres que les ancêtres dont le python était le maître[[Berglund, Londres, 1975, cité par Luc de Heusch {in Le Sacrifice dans les religions africaines}, NRF, éditions Gallimard, 1986 (p. 93).]]. Cet étang est le lieu d’où émergea l’humanité primordiale.
J’aime bien aussi l’histoire du faiseur de pluie rapportée par Luc de Heusch (Luc de Heusch, 1986, p. 72). Quand sévit une grande sécheresse, la population fait appel à un faiseur de pluie. Elle sacrifie un mouton noir ; le faiseur de pluie se revêt alors de la dépouille du mouton, la peau retournée, la toison en dedans, le cuir et la graisse à l’extérieur ; puis il se dirige seul vers un cours d’eau. Il s’installe sur un promontoire au milieu des flots. Il dépose les cornes du mouton contenant la médecine magique à côté de lui. Il demeure longtemps immobile. Au cœur de la nuit un python émerge alors des profondeurs de l’eau et vient lécher la graisse qui adhère au manteau sacrificiel. Le python se couche ensuite sur les cornes magiques et y demeure paisiblement. Puis il disparaît brusquement, sans faire le moindre bruit.
Peut-être, avant de nous précipiter pour étancher notre soif ardente, pourrions-nous, un court instant, adresser une pensée à l’esprit de l’eau, à cet esprit puissant, dangereux et bienveillant, au python arc-en-ciel ou à Quetzalcóatl, Quetzalcóatl des tempêtes et des cyclones apportant la pluie diluvienne, ou bien Quetzalcóatl, le serpent né des eaux souterraines et dont le corps, couvert de maïs comme des plumes vertes de l’oiseau quetzal, se glisse paisiblement entre les monts et les vallées du Mexique ?
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Le sujet a une dimension cosmique qui est celle du genre, il a bien peu à voir avec l’individu contemporain. C’est parce qu’il est porteur de l’esprit de la collectivité, l’esprit du clan, que chaque femme et chaque homme en particulier, avec sa personnalité qui lui est propre, peut se poser comme sujet social. Lors des grandes cérémonies d’hiver, quand chaque clan kwakiutl se lance dans une surenchère de générosité à l’égard des autres clans, dans une sorte de défi collectif, le prestige et la renommée de tous sont en jeu. Chacun, chaque membre de la phratrie, s’identifiant au clan, s
élève à la dimension du genre. Nous en faisons parfois l’essai et l’expérience lors des matchs de foot quand, supporters des virages nord, nous nous enflammons pour notre équipe. Nous retrouvons alors, pour un bref instant, cette dimension collective de l’être à laquelle nous aspirons encore.
Face à ce qui est en jeu dans le potlatch, la question que pose Marcel Mauss [3] dans son introduction à l’Essai sur le don me paraît dérisoire : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? »
Ce qui est posé dans cette histoire de don et de retour c’est l’humain et, avec l’humain, la sociabilité et la pensée, l’esprit. Ce qui se trouve en jeu dans cette affaire, c’est toujours l’humain, et l’humain, quoi qu’en pensent (ou n’en pensent pas) les anthropologues, repose sur le défi, l’être humain naît du défi, naît du renoncement immédiat à la jouissance, qui peut aller jusqu’à la destruction complète des richesses, c’est ce qui se passe dans le culte du cargo en Mélanésie ou ce qui a lieu au cours des échanges de type agonistique dans le Nord-Ouest américain. La jouissance est entre les mains de l’autre, c’est un pari. Évidemment, cela risque de mal tourner et c’est la guerre : mettre en jeu sa vie avec son identité. Devoir renoncer à la jouissance immédiate de la vie. C’est pour cette raison que le captif de guerre est sacrifié, c’est à ce prix qu’il est humain et même un peu plus car, en renonçant à la jouissance immédiate de la vie, il accède à la pensée, à l’être dans sa totalité spirituelle, privilège des dieux. Je comprends enfin pourquoi les Mexica disaient qu’ils sacrifiaient des dieux.
Aucun règlement, aucune « règle de droit ou d’intérêt » ne peut contenir ce qui se trouve au départ de l’humain et qui reste un défi et un pari. La règle de droit ou d’intérêt peut venir ensuite, dans un monde marchand, qui est à ce point éloigné des origines qu’il en est l’inversion.
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Avec le don, avec ce qui fait la vie sociale, il ne s’agit pas de renoncer à la jouissance, mais de la mettre en jeu, de la différer, de la médiatiser par toute la vie sociale ; elle n’est plus immédiate, elle nous revient chargée d’esprit. Elle n’est plus fruste, ce voyage l’a transformée, elle s’est faite désirée, elle nous revient chargée d’émotions, elle a pu être chantée, elle a trouvé les mots de son langage. Dire avec Freud et son disciple Lacan que le langage introduit une perte de la jouissance n’est pas tout à fait juste, le langage est la conséquence du renoncement à la jouissance immédiate. L’autre apparaît, celui qui m’apportera un verre d’eau ou qui m’offrira un verre de vin, ce don qui appelle au loin un retour est déjà un langage, il est déjà « parole ».