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Notes anthropologiques (II)

lundi 10 juillet 2017, par Georges Lapierre

Lorsqu’un serpent mord une personne, son esprit pénètre dans le corps de la victime, s’y transforme à nouveau en serpent et le chamane doit, pour guérir son patient, extraire par succion les os et les crocs du reptile réincarné. Cette explication du mal causé par la morsure d’un serpent, rapportée par Alfred Métraux dans son article sur « Le chamanisme chez les Indiens du Grand Chaco », nous plonge dans une tout autre vision du monde. Le venin n’est pas saisi comme une chose dotée de certaines propriétés, mais comme sujet, nous pourrions même avancer qu’il se transforme en sujet devant nos yeux ; c’est un sujet-esprit en quelque sorte mais qui reste tout de même bien concret, un serpent en chair et en os et en crocs. Le venin, ou l’esprit du serpent, ne se conçoit pas abstrait de son efficience c’est-à-dire de son mode d’être, de son corps. Et c’est au sein de cette vision de la réalité où l’esprit s’actualise selon un certain mode, le serpent n’étant que le corps de l’esprit ou le mode d’être du venin, qu’agit le chamane. C’est parce qu’il agit dans le cadre d’une vision de la réalité partagée par son patient qu’il peut être efficace ou aussi parce qu’il se place dans un domaine, la magie, qui a sa propre logique et qui obéit à des lois de cause à effet qui nous sont étrangères. Toute la pantomime du chamane aboutissant à la succion a un effet, elle agit. Mais dans quel domaine agit-elle ?

Aussi bien le malade, victime de la morsure du serpent, que le venin ne sont posés comme objets, les effets du venin ne sont pas de l’ordre de la chimie modifiant des propriétés physiologiques chez le patient, ils sont d’un autre ordre. Le mode d’être du venin s’attaque au mode d’être de l’homme. Nous sommes dans des domaines spirituels, un monde où les esprits ont leur vie propre (le mode d’être des esprits), et qui échappe en grande partie au commun des mortels. C’est un monde secret, occulte, seuls les chamanes reconnus et élus par un esprit, aidés parfois par des plantes psychotropes, peuvent y accéder. Le chamane mataco, écrit Alfred Métraux, accomplit les tâches qui lui sont demandées en se plongeant dans un état de torpeur ou de surexcitation nerveuse au moyen de la poudre de « hatax » faite avec des graines de sebil (Piptadenia macrocarpa) qu’il prend par le nez sous forme de prise. Pendant tout le temps qu’il se trouve sous l’effet du narcotique, il tire des sons aigus d’un sifflet fait de la jambe d’un oiseau, généralement un yulo. Par cette opération non seulement il détache son âme du corps, mais encore la transforme en oiseau qui s’envole vers la terre des esprits ou vers le soleil.

Sons aigus des sifflets ou lancinants des maracas, danse, transe, suppliques, incantations, gestes ritualisés, toute cette pantomime parle aux esprits, une communication s’établit, l’esprit qui anime le patient s’en trouve renforcé, l’esprit du serpent s’en trouve affaibli. Les danses, par exemple, disent les Indiens du Grand Chaco, forcent l’esprit de la maladie à se retirer, car l’esprit se sent contraint de se joindre aux danseurs et à les accompagner, il finit par être épuisé par cette sollicitation continuelle à danser et préfère s’en aller.

« Felipe (le chamane) souffla de nouveau sur la cuisse et la jambe du blessé tout en crachotant et en faisant entendre des pöpöpöpöpö saccadés. La main en creux, il faisait constamment le geste de repousser quelque chose — en l’occurrence, le serpent. Il ne s’arrêta que pour conjurer, d’un chant monotone, le serpent à partir. Le serpent est censé reconnaître le chant ; il l’entend chaque fois qu’il a mordu un homme. [1] »

La médecine occidentale se place dans une tout autre perspective, elle s’efforce d’avoir une action sur la chose même perçue comme objet et non comme un mode d’être c’est-à-dire comme vivant, animée par le mouvement de la vie, par une énergie vitale qui lui est propre, une manière d’être. La maladie pour la pensée primitive et, plus généralement, pour la pensée spontanée est conçue comme l’action agressive d’un agent [2], d’un sujet animé d’un mauvais esprit (prenons donc les mots ou les explications au pied de la lettre comme nous le suggère Lévy-Bruhl !) qui a pris une forme matérielle (épine, pointe de flèche, cristaux de quartz, etc.) ou animale (insecte, ver, scarabée, serpent, etc.). Ces représentations de la maladie ou des forces du mal nous viennent spontanément à l’esprit, « une femme souffrant apparemment de sinusite prétendait qu’un ver lui rongeait la chair à la base du nez ». Elles sont prises au sérieux dans le monde dit primitif, elles ne sont plus prises au sérieux chez nous, où elles sont écartées et rejetées avec une certaine condescendance par les docteurs en médecine ; ce qui marque tout de même une séparation, une fracture entre le médecin et le patient, qui se trouve alors réduit, je dirai à son corps défendant, à l’état d’objet. Par contre une connivence existe dans le monde dit primitif entre le medicine-man et le malade. Et le chamane, bien qu’il soit considéré comme un être à part, joue sur cette connivence, ou de cette connivence, et ce sont bien des cristaux ou des pointes de silex, des scarabées, des crocs ou des os de serpent qu’il retire du corps du malade. Le malade n’est pas réduit à l’état de chose, mais reste un être pensant dont on aura pris en considération la représentation qu’il se fait de sa maladie.

« Ma voisine dans le campement me fit appeler un matin pour se plaindre de violents maux de tête. L’aspirine, cette panacée dont j’usais généreusement, ne lui fit aucun effet. Elle se fit alors couper les cheveux, se ceignit le front d’un chiffon et appela un chamane. Celui-ci lui “souffla” le crâne et procéda à de violentes succions. Il retira de sa bouche un énorme scarabée noir qu’il me montra triomphalement. » (Alfred Métraux, 1967, p. 130.)

Alfred Métraux ne nous dit pas si les cures chamaniques auxquelles il a assisté ont été couronnées de succès, ou non. Il semblerait pourtant que, dans bien des cas, les guérisons furent patentes. Le patient ou cette part mal connue de lui que nous appelons le corps réagissent aux manœuvres du chamane. Comme si lui et son corps (l’être et son mode d’être, l’être étant contenu dans son mode d’être), attaqués par une puissance adverse, reprenaient force pour retrouver et puiser au plus profond d’eux-mêmes les ressources nécessaires pour vaincre le mal. La médecine que nous connaissons ne joue pas cette carte ou cette partie qui consiste à saisir l’être humain comme être venu d’un environnement cosmique et social complexe, dans un équilibre entre des forces contraires ; toujours précaire, cet équilibre, et toujours à conquérir ou à reconquérir.

Cependant notre médecine est de plus en plus confrontée (et souvent dépassée) à l’idée d’interaction, de réaction, de réponse, en fin de compte à ce jeu de la vie et de la mort dans lequel se trouve impliqué tout être vivant. La science confrontée à ce jeu de la guerre ne cherche pas à développer véritablement une stratégie, elle n’en a ni les moyens ni la conviction. Elle reste dans un schéma simplifié, dont elle ne peut s’émanciper, qui consiste à réduire le vivant en objet, à des formules de plus en plus complexes mais qui laissent de côté toute la partie, la plupart du temps imprévisible ou difficilement prévisible, des réactions en chaîne, des reconstructions et des nouvelles configurations, qui apparaissent non seulement dans un cas clinique délimité, mais dans celui bien plus vaste du milieu social et de l’environnement cosmique. La science et la conviction qui l’anime, asservir tout ce qui existe, finissent par dresser autour d’elles une muraille qui les enferme dans leur propre monde.

Nous pouvons aussi nous demander à quoi réagit véritablement le patient ? Est-ce la constitution chimique du médicament qui a un effet direct sur le composant physiologique du mal ou bien nous trouvons-nous sans nous en douter dans un tout autre domaine, celui de la croyance ou de la foi ? Incontestablement la foi en un monde, le nôtre, celui de la science, de l’asservissement et de la marchandise, tient une grande place. C’est un point de vue partagé entre le médecin et son patient, une croyance partagée à l’efficacité de la science, des laboratoires de recherches et des médicaments-marchandises, ainsi qu’à toutes les techniques et panoplies qui accompagnent ce savoir. C’est parce que le médecin comme le sorcier dans une autre civilisation agissent tous les deux dans le cadre d’une cosmovision partagée par leur client qu’ils ont des chances de réussir. Et cette cosmovision partagée par le médecin et son client est le résultat d’un mode de vie sociale commun à tous les deux. Tobie Nathan a pu montrer ainsi les limites de la médecine occidentale confrontée aux émigrés, qui dans leur village de Kabylie ou du Niger connaissaient une vie sociale bien différente de la nôtre et dont le souvenir encore vivant et tenace s’est prolongé au cours de leur exil, accompagné, ce souvenir, d’une appréhension de la réalité distincte de la nôtre.

Il y a aussi le fait que le médecin, entouré d’objets inconnus et mystérieux, de payak dirait un Indien [3], et se livrant au rituel de l’auscultation avec tous ses grigris, reste, pour beaucoup de ses patients, un sorcier agissant dans le monde des esprits. Je me demande si les succès que peut parfois rencontrer la médecine ne sont pas dus à cette erreur sur la personne.

« En magie ce sont les idées inconscientes qui agissent. [4] » (Marcel Mauss)

« Le geste est un signe et un langage. Paroles et actes s’équivalent absolument. » Et, enfin : « En somme, les rites magiques sont extraordinairement formels et tendent, non pas à la simplicité du geste laïque, mais au raffinement le plus extrême de la préciosité mystique. » (Marcel Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie ».)

En fait la magie s’insère dans un système de pensée, dans une cosmovision, à l’antipode de notre cosmovision qui pose l’existence d’une réalité extérieure au sujet, dite objective. Pour la pensée magique la coupure n’existe pas, il n’y a pas deux réalités, une réalité objective (la nature, le corps) et une réalité subjective (l’humanité, la culture, l’esprit). Pour la pensée magique, il n’existe qu’une seule réalité et c’est la réalité subjective. Et la pensée magique a sans aucun doute raison contre la pensée scientifique.

La pensée dite scientifique, dite encore objective, a pu se développer au sein d’une civilisation esclavagiste édifiée sur l’opposition entre ceux qui ont la pensée de leur activité sociale et ceux qui ne l’ont pas, ou qui ne l’ont plus. À l’intérieur même de la société existait (ou existe, si nous faisons référence à l’actualité que nous connaissons) deux domaines, celui de la pensée et celui de la non-pensée, le domaine du sujet et celui de l’objet. La pensée en arrive donc par réflexe, par automatisme, à poser spontanément l’existence, en face d’elle, du domaine qui lui est opposé et qui lui fait face, celui de la non-pensée, de l’objet, et qui lui est nécessairement asservi. Pourtant même notre civilisation n’échappe pas au fait qu’il n’existe toujours qu’une seule réalité, la réalité subjective ou, pour utiliser un terme philosophique, le soi : le non-soi, l’extériorité, se trouvant à l’intérieur du soi. La pensée magique, qui se meut et agit dans le soi et uniquement dans le soi, a encore un bel avenir parmi nous, même si la présence d’un non-soi à l’intérieur du soi peut lui compliquer la vie.

C’est à l’intérieur du soi, au sein d’une réalité entièrement subjective, qu’agit la pensée magique. Et elle intervient en agissant sur les composantes du soi, et ces composantes sont forcément « subjectives », elles sont du domaine de la pensée. C’est ce que pourrait exprimer Marcel Mauss quand il suggère que ce sont les idées inconscientes qui agissent en magie. Nous en arrivons à l’idée que le soi est un langage, mais un langage dans son aspect purement formel, comme acte pratique de communication. C’est à ce niveau qu’intervient la magie, elle renouvelle l’acte pratique de communication, ce que souligne encore une fois Mauss quand il remarque que les rites magiques sont extraordinairement formels pour tendre « au raffinement le plus extrême de la préciosité mystique ». Et les règles qui commandent l’acte pratique de communication, comme les règles de grammaire pour le langage, appartiennent au domaine de la pensée et elles ne sont pas conscientes la plupart du temps.

Le soi est toute la réalité et cette réalité est spirituelle, c’est la pensée réalisée, l’acte pratique de communication et cet acte pratique de communication n’est pas limité à la société, il englobe la société et son espace vital, le ciel étoilé, la lune, le soleil, le vent et les nuages. Dans le monde primitif rien ne vient faire obstacle à la fluidité des rencontres, aucun non-soi ne vient s’intercaler dans cette effusion des êtres et des esprits. L’acte magique consiste à rétablir cette fluidité un instant interrompue par la malveillance d’un esprit (d’un sujet humain ou non). Cette fluidité est seulement l’expression de la pensée, que nous pouvons sans trop de dommages confondre avec la pensée elle-même. La pensée, en tant qu’acte pratique de communication, a peu à voir avec le monde des idées lié à la conscience de soi, elle le déborde largement et de toutes parts, elle est un au-delà de la conscience (expression plus adéquate que le terme d’inconscience). Cela ne signifie pas qu’elle soit étrangère à l’individu partagé entre conscience et inconscience, elle en constitue au contraire le fondement. Elle constitue le fondement du sujet social, et le sujet social n’est pas tout à fait l’individu partagé entre conscience et inconscience que nous connaissons.

Je serais tenté d’avancer que le sujet social, réprimé, refoulé, nié, constitue la part inconsciente de l’individu contemporain. J’en reviens à Freud pour qui l’inconscient est structuré comme un langage. Ce langage, comme acte pratique de communication, ne représenterait-il pas la part qui revient au sujet social disparu dans l’individu contemporain ?

« Le soleil est un grand cannibale qui n’aime pas être dérangé. » Le domaine de la pensée ne se limite pas à la vie sociale et au sujet animé par la pensée de son activité sociale. Il est autrement vaste car il concerne tout le cosmos. Pour la pensée originelle, il n’y a pas d’un côté le monde de la pensée et de l’autre côté le monde de la non-pensée : « La terre est notre mère, d’elle naît et croît tout ce qui nous donne vie. En elle respire et vit chaque rivière, chaque rocher, chaque colline. [5] » L’univers tout entier est animé par la pensée. Il est le soi dans un monde où le non-soi n’existe pas : un cosmos, un univers entièrement subjectif, le monde de l’intersubjectivité. De notre côté, nous sommes embarrassés par le non-soi, par sa présence obsédante qui nous empêche de saisir cette pensée originelle dans toute son ampleur. Le non-soi s’intercale pour faire obstacle entre le sujet et le réel, entre le sujet et le soi.

En même temps que disparaissaient la vie tribale et la vie communale, nous avons été arrachés à notre milieu : vallées, montagnes, plaines, hauts plateaux, rivages, fleuves, lagunes, mers. Nous ne saisissons plus le vivant d’un territoire, sa spiritualité, l’échange de tous avec tous, l’acte pratique de communication de tous les éléments avec tous les éléments que représentent un lieu de vie ou encore un territoire. C’est pourtant cette spiritualité, cet acte pratique de communication, ce langage propre à un territoire, qui nous a formés et modelés, qui a formé et modelé notre être, comme elle a formé et modelé l’être des plantes et des animaux de ce même territoire, un peu comme si nous nous trouvions tous à l’intérieur d’un même placenta. C’est ce que nous pourrions entendre par « hau », terme maori pour désigner l’esprit d’un territoire : le hau de la forêt, le hau de la plaine, le hau du fleuve. Par quel terme définir cette spiritualité ? Échange ou don ?

Nous entrons dans le débat qui oppose Lévi-Strauss à Mauss. « C’est l’échange qui constitue le phénomène primitif », insiste Claude Lévi-Strauss dans sa brève critique de l’Essai sur le don de Marcel Mauss.

À mon sens le phénomène primitif serait plutôt le don, l’échange ne serait qu’une conséquence du don. Ce qui élève l’homme au spirituel dans sa dimension universelle, ce n’est pas l’échange à proprement parler, mais le don. C’est le cerf qui se fait peyotl pour que le chasseur wixarika puisse l’attraper et le manger, et avoir ainsi accès à la connaissance (à la naissance à soi, c’est-à-dire à la pensée dans sa dimension cosmique) et chanter pour la première fois. Tous les mythes primitifs parlent du don, les animaux se donnent aux chasseurs, les plantes se donnent, et les êtres humains eux-mêmes finissent, en général avec plus de réticences, par faire le don de leur vie en retour. Le don marque une rupture dans un rapport immédiat au monde et cette fracture ouvre sur le spirituel, cette brèche donne sur le vide abyssal et vertigineux de la mort. De la pensée de la mort. Maurice Leenhardt comme Marcel Mauss le disent : « on donne toujours une part de soi », et j’ajouterai : une part du soi, car le don a, pour les primitifs, une ampleur collective qu’il a malheureusement perdue chez nous [6]. Le don est avant tout le don d’une vie pour une vie en retour. La figure de la pensée aurait donc l’aspect de ces sculptures aztèques représentant une tête humaine séparée nettement en deux parties : une moitié de visage humain, une moitié de tête de mort. Oui, c’est bien la figure de la pensée, la pensée ne surgit pas de l’opposition des contraires, de la vie et de la mort, mais de leur union, de leur assemblage, et c’est le don.

Le hau n’offre pas une théorie de l’échange en précisant sa raison dernière comme l’avance Claude Lévi-Strauss, il est ce qui agit, ce qui se trouve avant l’échange, l’esprit du don, le vertige de la pensée, la confrontation avec le néant en mettant en jeu l’être (ou le soi) ; le hau est ce qui se trouve au commencement.

Nous percevons le décalage qui existe entre Claude Lévi-Strauss, qui place en premier l’échange, et Marcel Mauss, qui place en premier le don. Nous pouvons dire que Lévi-Strauss se défend de Mauss. L’Essai sur le don apporte à la réflexion anthropologique une ouverture que récuse Lévi-Strauss. Pourquoi ? Pour quelle raison ? Ou pour quelles raisons ?

Surtout Claude Lévi-Strauss cherche à tirer et à maintenir la réflexion anthropologique dans les limites et les carcans de la science et de la réflexion dite objective, c’est-à-dire dans une relation sujet (le savant, l’universitaire, le contemporain) versus objet (l’autre, celui qui n’est pas assimilable au sujet). L’esprit du don, le hau, la pensée, l’émotion, le mana, le vertige ne sont pas des données objectives, ce sont des données éminemment subjectives qui ancrent l’homme et l’anthropologie dans le subjectif. Cela n’a pas l’heur de plaire à notre savant et pourtant nous sommes en plein dans le sujet !

Pour la pensée objective il est très difficile, sinon impossible, de saisir les correspondances ou les liens entre le milieu, la société, l’homme, le corps. Elle perçoit bien que des rapports existent, elle les signale, elle en fait l’objet de son attention, elle multiplie ainsi presque à l’infini ses thèmes d’étude, des sciences du comportement à l’astronomie, pour finir par se perdre dans une complexité insurmontable. À chaque tentative, s’interpose la pensée objective pour imposer sa propre méthode d’appréhension de la réalité et reconstituer un domaine qui lui est propre et qui lui revient ; un domaine qui repose sur la séparation que nous voudrions justement éviter entre l’homme (le sujet), le milieu, la société, le corps.

À chaque fois la science anthropologique reproduit la séparation dans laquelle se trouve l’homme contemporain à l’intérieur de la civilisation qui produit la science anthropologique. Ce fameux sujet de l’acte scientifique posant la relation sujet/objet est bien en quelque sorte l’« essence » de l’homme contemporain vivant au sein de la civilisation occidentale, chrétienne et capitaliste. Et cet homme contemporain est défini par la séparation ; la séparation est sa marque de fabrique et son signe. Il se trouve à tout jamais séparé de la pensée de sa propre activité sociale, qui lui est devenue à ce point extérieure qu’elle a pris la forme objective du capital et matérielle de l’argent [7]. Comment à partir de la pensée objective reposant sur la séparation pouvons-nous saisir les correspondances entre le sujet, le milieu, la société et le corps ?

La spiritualité est la référence qui permet de saisir le lien unissant ensemble, en un tout, l’environnement, la société, l’être humain et le corps. Il faudrait pouvoir saisir ces quatre éléments sous le signe de la pensée. Au sujet de la société et de l’être humain, nous concevons bien que la pensée soit le lien qui les définit, la société se présentant comme la réalisation de la pensée de la médiation et l’être humain comme celui qui est animé par la pensée de l’autre, c’est-à-dire par la pensée de son activité sociale. Nous sommes, pour ainsi dire, à la source du spirituel. Cependant pour la pensée originelle, pour la pensée non objective, le spirituel s’étend tout aussi bien à l’environnement et au corps. C’est notre conception de l’environnement et du corps qui serait fausse ou faussée : l’environnement est spirituel, c’est le cosmos ; et le corps est spirituel, c’est notre manière d’être, c’est le corps cosmique. Le terme de cosmos, sans nécessairement recourir à la distinction alchimique entre macrocosme et microcosme, conviendrait sans doute pour saisir cette totalité et les correspondances qui existent entre ses différentes facettes, expliquer pourquoi celui qui, pour différentes raisons, ne peut plus accomplir ses obligations sociales s’éteint et meurt ; et pourquoi aussi un manquement aux règles sociales peut déclencher une catastrophe comme une inondation ou une sécheresse prolongée.

Le spirituel ne se limite pas à la société et au sujet social, il concerne toute la réalité, c’est ce que nous disent les primitifs et les mystiques.

Marcel Mauss a repéré ces correspondances et les signale dans son Essai sur l’idée de la mort, mais son attachement à la pensée positive le gêne aux entournures pour développer ses intuitions ; quant à Claude Lévi-Strauss, il s’empresse de désamorcer l’inconvénient (ou l’inconvenance ?) des remarques de Marcel Mauss en orientant la réflexion du lecteur sur tout autre chose bien plus superficiel qui serait le rapport entre le « physiologique » et le social, chaque société imposant à l’individu un usage rigoureusement déterminé de son corps.

Notes

[1Métraux (Alfred), Religion et magies indiennes d’Amérique du Sud, éditions Gallimard, 1967 (p. 131).

[2Nous aussi avec nos bactéries et nos virus. Le concept de virus est intéressant dans le sens où il est à cheval entre l’idée de sujet et celle d’objet, il est à la fois un sujet qui agit et se multiplie et un concept objectif, qui explique la maladie, sa raison et son évolution. Il pallie en quelque sorte l’absence d’un sujet réel (que l’on peut isoler) comme une bactérie ou celle d’un agent matériel (dont on peut connaître la formule chimique) comme le poison. Il se trouve entre les deux. Cette notion de virus est sans doute confuse, mais elle n’est peut-être pas si éloignée qu’elle le prétend de la pensée primitive pour qui l’esprit peut toujours se matérialiser, prendre forme : morceau de quartz, pointe de flèche, os, ou même scarabée ou petit serpent. La science rejette la notion d’esprit (bienveillant ou malveillant) aussi tout un vaste plan de la réalité lui échappe ; la psychanalyse tente de reprendre à son compte ce vaste plan de la réalité qui échappe à la science mais sans aller jusqu’à faire la critique de la pensée objective et de la civilisation dont cette pensée est issue.

[3Les payak sont des diables. « Les choses que nous ne connaissons pas sont pour nous des payak. »

[4En sortant cette phrase de son contexte, je la détourne volontairement. Sans trahir l’idée qu’elle exprime, je lui donne une autre orientation et une autre dimension que celles que lui donnait son auteur. Marcel Mauss est de la même génération que Freud, mais il ignorait, semble-t-il, les découvertes ou les idées de Freud au sujet de l’inconscient et, à plus forte raison tout ce vaste domaine de la vie occulte de la pensée derrière ce miroitement de surface qu’est la conscience. Pourtant cette vie occulte de la pensée derrière les paravents de la conscience est bien le vaste domaine investi par la magie dans une sorte de dialogue entre le monde des esprits et le patient par la médiation du mage ou du chamane. En ce sens la magie se rapproche de la psychanalyse mais avec une ampleur, une envergure que n’a pas la psychanalyse (et dont la psychanalyse ferait bien de s’inspirer). Ce serait d’ailleurs plutôt l’inverse, la psychanalyse qui se rapprocherait de la magie. Notons aussi pendant que nous y sommes que Lévi-Strauss, dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, et qui se veut un commentaire critique de Mauss, n’aborde cette question de l’inconscient et de la psychanalyse que de très loin et sur un tout autre plan (dont nous aurons peut-être l’occasion de parler un jour), et pourtant Lévi-Strauss, lui, n’ignorait pas tout le vaste champ ouvert à la connaissance de l’homme par Freud.
Marcel Mauss avait écrit : « D’ailleurs cette notion (de mana, d’orenda, de manitou, etc.) peut avoir existé sans avoir été exprimée : un peuple n’a pas plus besoin de formuler une pareille idée que d’énoncer les règles de sa grammaire. En magie, comme en religion, comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent. » (Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 109.) Pour anecdote, je rappelle que Claude Lévi-Strauss cite seulement la dernière phrase dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss : « En magie, comme en religion, comme en linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent. »

[5María de Jesús Patricio, porte-parole du Conseil indigène de gouvernement, Mexique.

[6J’aurai l’occasion de revenir sur cet aspect collectif du don, qui est, à mon sens, important et peu souligné et retenu dans un monde individualiste.

[7Ce qui conduit aux deux concepts dominant notre civilisation, celui d’objet et celui de matière.

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