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Ni le Centre ni la Périphérie II. Écouter le jaune

Le calendrier et la géographie de la différence

mercredi 30 avril 2008, par SCI Marcos

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée le 13 décembre 2007
à 19 heures
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

« Le risque pour ceux et celles qui sont différent(e)s, c’est de se mettre à se ressembler beaucoup. »
Don Durito de la Lacandona

La lutte des femmes. Du centre vers la périphérie ?

Auparavant nous avons abordé le fait qu’il existait dans la pensée d’en haut un abîme entre théorie et réalité, ainsi que de la boulimie théorique qui l’accompagne et constitue une mode au sein d’une grande partie de l’intelligentsia progressiste. Nous aimerions maintenant nous pencher sur ce point précis de la géographie prétendument scientifique qu’est le centre et dans lequel la pierre conceptuelle, autrement dit la mode intellectuelle, tombe et produit les ondes qui vont affecter la périphérie.

Il se passe que ces théories et ces pratiques, partant du centre, ne s’étendent pas jusqu’à la périphérie uniquement en altérant les pensées et les pratiques de ces secteurs éloignés, mais aussi et surtout en s’imposant comme vérité et modèle à suivre.

Il a déjà été question de l’apparition de nouveaux acteurs et sujets sociaux et nous avons notamment mentionné les femmes, les jeunes femmes et les jeunes hommes, et les autres amours.

Le fait est que ces « nouveaux » acteurs de l’histoire quotidienne donnent lieu à de nouvelles constructions théoriques qui, toujours en partant du centre émetteur, se traduisent en pratiques politiques et en formes d’organisation.

En ce qui concerne la lutte des genres, et plus particulièrement dans le cas du féminisme, il se passe la même chose. D’une des métropoles surgit une conception de ce qu’est le féminisme, de ses caractéristiques, de ses objectifs, de ses formes et de son but, qui de là est exporté en divers points de la périphérie devenant à leur tour des centres pour d’autres périphéries.

Ce transfert s’opère sans les habituels problèmes et « embrouilles » propres aux différentes géographies.

Paradoxalement, ce transfert n’a pourtant pas lieu, lui non plus, de manière équitable. Si je dis « paradoxalement », c’est parce qu’un des aspects essentiels de cette lutte est précisément son exigence d’égalité, d’égalité de genre.

J’espère que les compañeras et compañeros qui mènent ce combat et qui m’écouteront ou me liront voudront bien me pardonner la manière réduite et simpliste avec laquelle j’aborde ce sujet. Non pas que je veuille préserver mon côté phallocrate, si naturel et spontané - sans rire -, mais parce que, en évoquant cette question, on ne pense guère à l’énorme tâche qu’ils tentent de réaliser. Nous ne disons pas que leurs projets ne sont pas discutables. Ils le sont, et sur bien des aspects. Mais nous parlons d’une autre lutte de genre, d’un autre féminisme : qui vient d’en haut, du centre vers la périphérie.

Dans quelques jours, les femmes zapatistes réaliseront une rencontre dans laquelle leur expérience et leur parole occuperont une place unique, je ne m’étendrai donc pas longtemps sur cette question. Je voudrais cependant vous raconter la brève histoire d’une désillusion.

Dans les mois qui ont immédiatement suivi notre soulèvement, un groupe de femmes féministes (c’est ainsi qu’elles se sont présentées) se sont rendues dans certaines communautés zapatistes.

Elles ne sont pas venues poser des questions, écouter, connaître, respecter. Non, elles sont venues dire aux femmes zapatistes ce qu’elles devaient faire, elles sont venues les libérer de l’oppression des mâles zapatistes (à commencer par le Sup, bien entendu) et leur dire quels étaient leurs droits. Elles sont venus commander, au bout du compte.

Elles ont courtisé les femmes qu’elles pensaient être les chefs (et d’une façon très masculine, soit dit en passant). À travers elles, elles ont essayé d’imposer, du dehors, dans la forme et dans le contenu, une lutte de genre dont elles n’ont même pas cherché à vérifier l’existence ou non, ni à quel degré, au sein des communautés indigènes zapatistes.

Elles n’ont pas essayé de savoir si elles avaient été écoutées et comprises. Non, elles avaient rempli leur mission « libératrice ». Elles sont donc reparties dans leurs métropoles, ont écrit des articles pour journaux et revues, publié des livres, voyagé tous frais payés à l’étranger pour donner des conférences, obtenu des postes au sein du gouvernement, etc.

Il n’y a rien à redire là-dessus, tout le monde se paye ses vacances comme il peut. Nous aimerions simplement rappeler qu’elles n’ont pas eu le moindre impact au sein des communautés et qu’elles n’ont rien apporté de mieux aux femmes qui y vivaient.

Cette désillusion initiale a marqué les relations ultérieures entre les femmes zapatistes et les féministes et débouché sur un conflit souterrain que les féministes ont évidemment attribué au caractère phallocrate hiérarchique et militariste de l’EZLN. À tel point qu’un groupe de commandantes en est venu à refuser un projet sur les droits de la femme. Il s’agissait de venir donner des cours conçus par des citadines, impartis par des citadines et évalués par des citadines. Nos compañeras s’y opposaient car elles voulaient pouvoir décider, elles, des contenus, impartir, elles, les cours, et évaluer elles-mêmes les résultats et tout ce qui se ferait ensuite.

Le résultat, vous pourrez en pendre connaissance en assistant à cette rencontre au Caracol de La Garrucha et en y entendant, de la bouche de femmes zapatistes, cette histoire et bien d’autres. Cela vous aiderait peut-être à mieux comprendre, à avoir la disposition et l’envie de comprendre. Peut-être comprendriez-vous, à l’instar de Sylvia Marcos dans l’Israël des bédouines, que les femmes zapatistes, comme beaucoup d’autres femmes en de nombreux points du globe, transgressent les lois sans renier leur culture, se rebellent en tant que femmes mais sans cesser d’être indigènes et aussi, ne l’oublions pas, sans cesser d’être zapatistes.

Il y a plusieurs années, un journaliste m’a dit qu’il avait rencontré sur la route une zapatiste et qu’il l’avait « prise en stop » jusqu’à son village. « Elle était en uniforme, portait un pantalon ou des bottes ? » lui ai-je demandé, intrigué. À quoi le journaliste m’a répondu : « Non, elle portait un baquet, une blouse brodée et marchait pieds nus. Et puis, elle portait son fils sur la hanche. » « Comment avez-vous su qu’elle était zapatiste ? » ai-je insisté. Et le journaliste m’a répondu, le plus naturellement du monde : « C’est simple, les zapatistes s’arrêtent différemment, marchent différemment, vous regardent différemment. - Comment ça ? ai-je redemandé - Mais voyons, comme des zapatistes », dit-il. Puis il a sorti son magnétophone pour m’interroger sur la proposition de dialogue du gouvernement, sur les prochaines élections, sur les livres que j’avais lus et autres questions également absurdes.

Il faut cependant signaler que cette distance s’est réduite grâce au travail et à la compréhension de nos compañeras féministes de l’Autre Campagne, et tout particulièrement grâce aux efforts de nos compañeras de l’Autre Jovel.

De mon point de vue de phallocrate, de part et d’autre, la différence entre les unes et les autres a été bien comprise. Un processus de reconnaissance mutuelle a donc commencé, qui aboutira à quelque chose de très autre et qui fera sans aucun doute trembler sur leurs bases non seulement le système patriarcal dans son ensemble mais aussi tous ceux qui commencent à peine à comprendre la force et le pouvoir de cette différence ; chose qui nous amène à répéter, quoique dans un autre sens, le mot d’ordre : Vive la différence ! « ¡Viva la diferencia ! »

De cette tension qui se transforme progressivement en un lien et en un pont naîtra un nouveau calendrier et une nouvelle géographie. Un calendrier et une géographie où la femme, dans son égalité et dans sa différence, occupera le lieu qu’elle aura conquis dans sa lutte à elle, la plus pénible des luttes, la plus complexe et la plus continuelle de toutes les luttes antisystème.

*

Les plus sages parmi nos sages racontent que les premiers d’entre les dieux, ceux qui créèrent le monde, ont fait la couleur jaune à partir du rire des petites filles et des petits garçons. En nous le rappelant, nous avons décidé de vous raconter un conte qui est destiné aux enfants en bas âge mais que les plus grands ne vont pas avoir d’autre moyen que d’écouter, parce que... parce que... Eh bien, parce que ce serait vraiment mal venu que vous vous échappiez avant la fin de cette session de notre colloque.

Maintenant qu’il est clair que vous allez fuir à toutes jambes, soyez gentils et faites-le discrètement pour que les organisateurs ne l’aient pas mauvaise.

Alors, pour celles qui vont rester, voici le conte en question...

Comme j’ai déjà raconté l’histoire de Décembre auparavant, je ne ferai que la résumer brièvement. Décembre était une gamine, une toute petite fille. Elle était née au mois de novembre, mais comme ses parents ne parlaient que leur propre langue, ça a été le cafouillage le plus complet quand ils sont allés enregistrer sa naissance. Le fonctionnaire en charge leur demanda une foule de choses à la fois : où elle était née, quand, et quel mois on était (il était à moitié saoul) et ainsi de suite. Sa mère s’apprêtait à lui dire quel mois on était quand l’autre lui a redemandé précipitamment comment ils voulaient l’appeler. Il a entendu « décembre », évidemment, et tout a dérapé parce que, quand ses parents se sont rendu compte de l’erreur, il aurait fallu recommencer tout à zéro. Alors cette petite fille née en novembre s’est donc appelée Décembre. Or, quand ils grondent leurs enfants, les adultes ont coutume de ne pas se rappeler leur nom et de les appeler de toutes sortes de nom jusqu’à ce qu’ils tombent sur le bon. Décembre, elle, était grondée moins sévèrement que les autres, parce sa mère commençait par lui dire Janvier, Février et ainsi de suite et quand elle arrivait à Décembre elle ne se rappelait plus pour quoi elle voulait la gronder !

Dans une autre aventure, il y a longtemps de cela maintenant, Décembre a connu un hibou dont elle s’est fait un ami. C’est l’époque où elle a surmonté le défi lancé par la flûte tordue et je ne sais plus quelle autre espièglerie.

Bien. Alors, voilà le conte de...

Décembre et l’histoire du livre qui n’avait pas de mains

Un soir, tard, presque à la nuit tombée, un de ces soirs qui annoncent une pluie de lumières, Décembre se promenait, comme ça, sans plus. Elle ne pensait pas spécialement à quelque chose, elle s’amusait à ramasser des cailloux et des branches, elle accrochait les cailloux aux arbres et faisait des tas de branches au bord du chemin, et elle leur donnait des noms. Là, c’était un « arbre à pierres », ici, une « montagne de branches ». Autrement dit, notre petite Décembre ne trouvait pas seulement le moyen de mettre de l’ordre dans ses pensées mais en plus elle rangeait le monde.

Elle avait aussi sur elle des crayons de couleur, j’ignore d’ailleurs qui avait bien pu lui en faire cadeau. Et quand elle n’accrochait pas des cailloux aux arbres et qu’elle ne faisait pas un tas avec les branches qu’elle ramassait, Décembre prenait ses crayons de couleur dans sa petite musette et se mettait à colorier tout ce qui lui passait sous la main.

Ainsi, notre petite Décembre folâtrait tranquillement, fredonnant une chanson sur un air de corrido-cumbia-ranchera-norteña, quand soudain, « paf ! » : voilà qu’elle aperçoit, posé comme ça au beau milieu du chemin, un livre...

Décembre était ravie ! Elle saisit immédiatement ses crayons de couleur et avança avec détermination vers le livre, bien décidée à le remplir en long et en large de raies et de cercles et de traits, et même d’un gribouillis qui était censé être le portrait vivant de « Panfililla », la petite chienne qui l’accompagnait - et qui était plutôt une vraie mule, soit dit en passant (et sans vouloir offenser les personnes présentes).

Notre petite Décembre était maintenant tout près du livre qui était au milieu du chemin et elle s’imaginait déjà le Conseil de bon gouvernement lui donner la permission de peindre une fresque murale sur le mur de l’école autonome, elle se voyait déjà demander à une dame « société civile » de la prendre en photo avec Panfililla, toutes les deux devant le mur peint, et elle pensait que si jamais sa fresque murale ne ressemblait pas assez à la Panfililla, elle effectuerait sur place les rectifications nécessaires... Pas sur la peinture du mur, bien sûr, mais sur le corps de sa Panfililla.

Tout cela se bousculait dans sa tête quand, tout à coup, juste au moment où elle s’apprêtait à prendre le livre dans ses mains, « vlan ! » : le livre s’ouvrit en deux tout seul et s’envola en battant des pages.

« Boudiou, s’exclama Décembre, sur un ton qui ne laissait aucun doute quant à ses origines plébéiennes, alors comme ça ce livre vouole ! » Après quelques battements de ses pages, le livre s’est doucement posé quelques mètres plus loin, en plein milieu du chemin. Évidemment, Décembre a aussitôt couru vers le livre pour l’attraper, mais avant qu’elle n’y parvienne, il s’envola de nouveau. Elle se dit que ce livre avait envie de jouer, alors, qu’à cela ne tienne, elle aussi ! Et la voilà partie, gambadant en tout sens aux trousses de ce livre volant, pendant que Panfililla, qui avait mis à profit sa distraction pour se gaver d’une demi-douzaine de pierres et de deux douzaines de branches, s’était couchée pour faire sa digestion, un peu patraque, se contentant de remuer les oreilles d’un côté et de l’autre au gré des zigzags que faisait Décembre à la poursuite du livre.

La course-poursuite dura un bon moment, mais Décembre finit par être très épuisée et vint s’affaler à côté de sa Panfililla.

« Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire, maintenant ? » lui demanda Décembre.

Panfililla se contenta de remuer une oreille, incapable pour l’instant d’aboyer parce qu’elle était très occupée à essayer de digérer un morceau d’ambre.

« Ça y est, j’ai une idée, dit Décembre, je vais aller chercher monsieur Hibou et je vais lui demander quoi faire. »

Panfililla remua les deux oreilles, l’air de dire « vas-y, moi, je t’attends ici », non sans tourner la tête vers la moitié d’un tas de branches qui lui restait à engouffrer.

Voilà donc Décembre partie retrouver son ami le Hibou. Elle le trouva perché sur son arbre, en train de lire une revue pleine de jeunes femmes toutes nues.

Ici, monsieur Hibou interrompt ce conte car il tient à faire une rectification à l’intention de l’honorable assistance :

« N’écoutez pas ce que raconte le Sup, ce n’était pas une revue de jeunes femmes toutes nues, mais un catalogue de lingerie, le catalogue Victoria Secrets, pour être exact. Ce n’est pas pareil ! »

Soit. Alors, Hibou était en train de feuilleter une revue de jeunes femmes à moitié habillées, quand est arrivée Décembre qui, comme ça, sans anesthésie, sans même crier gare, lui a lancé :

« Écoute, monsieur Hibou, pourquoi il y a des livres qui vouolent ? »

« On dit “vole”, pas “vouole” », corrigea Hibou. Et il ajouta aussitôt : « Et non, les livres ne volent pas, les livres sont dans les étagères, dans les bibliothèques, sur les bureaux des scientifiques et, quand personne ne les achète, dehors sur les tables pendant les colloques. »

« Il y en a un qui le fait », lui répondit Décembre, avant de lui raconter tout ce qui s’était passé avec le livre volant.

Hibou referma sa revue de jeunes femmes en petite tenue, sans oublier de marquer la page qu’il était en train de consulter, bien entendu, et lui dit, très sûr de lui :

« Très bien. Alors, allons faire une enquête. Laisse-moi juste le temps de m’habiller correctement. »

« D’accord », dit Décembre. Et pendant qu’elle attendait sagement monsieur Hibou, elle s’est mise à accrocher aux branches de son arbre des cailloux qu’elle avait réussi à sauver de la gourmandise de Panfililla.

Entre-temps, Hibou avait ouvert un gigantesque coffre pour y chercher des vêtements appropriés, tout en marmonnant : « Hum, le fouet, non... Le porte-jarretelles, non plus... Le déshabillé, encore moins... mmmh... »

« Ah ! Voilà ! », s’exclama-t-il, avant d’enfiler un passe-montagne noir.

Le passe-montagne couvrant son visage, il prit une pipe et demanda à Décembre :

« Alors, qu’est-ce que tu dis de mon déguisement ? »

Décembre le regarda un moment sans comprendre, avant de lui jeter :

« Et de quoi es-tu déguisé, exactement ?

- Comment ça de quoi, dit monsieur Hibou. Mais de sous-commandant, pardi ! Si le livre volant me voit en hibou, il ne va même pas me laisser m’approcher, parce que les hiboux aiment beaucoup les livres, tandis que les sous-commandants n’en font rien, ils ne s’en servent même pas de cale sous les tables. »

Ici, le Sup interrompt ce conte pour fournir des éclaircissements au public :

« N’écoutez pas ce que raconte monsieur Hibou, c’est faux, les sous-commandants se servent des livres, par exemple quand il n’y a plus de bois sec pour le feu... »

Euh...

Bon, bref, je vous disais donc que Décembre et monsieur Hibou déguisé en sous-commandant sont redescendus de l’arbre pour rejoindre l’endroit où Décembre avait laissé Panfililla l’attendre.

Quand ils sont arrivés là où attendait la chienne, ils l’ont trouvée en train d’essayer simultanément de ronger la moitié d’une pantoufle et de digérer l’autre moitié.

« Mes pantoufles, des vraies Palacio ! » s’exclama, scandalisé, monsieur Hibou. Et le voilà à se battre avec Panfililla en tiraillant pour essayer de sauver la moitié de sa pantoufle, qui se trouvait être la moitié avant, ce qui fait qu’à la rigueur elle aurait pu passer pour une pantoufle version minimaliste.

Décembre alla l’aider et murmura quelque chose à l’oreille de Panfililla, ce qui eut pour effet de lui faire relâcher immédiatement la moitié avant de la pantoufle de Hibou.

« Ouf », respira, soulagé, Hibou. Et tandis qu’il passait en revue les dégâts, il demanda à Décembre :

« Que lui a-tu dis pour qu’elle la lâche ? »

Sans rien perdre de sa contenance, Décembre lui répondit : « Que je lui donnerais la moitié de l’autre pantoufle. »

« Quoi ? » cria monsieur Hibou. « Mes pantoufles ! Ma réputation ! Mon prestige ! Mon statut intellectuel ! »

On en était là, quand, « paf ! » : Décembre remarqua, tout près de là où ils étaient, le livre volant.

« Le voilà ! » cria Décembre à monsieur Hibou.

Celui-ci rectifia comme il le put la tenue de son passe-montagne, alluma sa pipe et dit à Décembre :

« Attends ici, moi, je vais aller y voir de plus près. »

Puis Hibou s’est avancé jusqu’au livre volant, qui ne l’a pas reconnu sous son déguisement de sous-commandant. Or il est bien connu que les livres racontent aux sous-commandants beaucoup de choses, y compris ce qui n’est pas écrit dedans, aussi Hibou et le livre ont-ils parlé pendant un bon moment.

Décembre tombait de sommeil quand monsieur Hibou est venu la retrouver pour lui dire :

« Et voilà, le mystère est résolu.

- Alors, demanda Décembre, qu’est-ce qui s’est passé ?

- Élémentaire, ma chère Décembre, répondit Hibou. Il s’agit purement et simplement d’un cas aigu de “livre sans mains”.

- Un livre sans mains, dit Décembre. C’est quoi, ça ?

- Mais voyons, expliqua Hibou, un livre qui ne veut pas rester sur les étagères d’une librairie, ou d’une bibliothèque, ou sur un bureau, ou jeté au rebut dans un coin, ou servant de cale sous une table. C’est un livre qui veut être dans les mains de quelqu’un, qui a envie qu’on le lise, qu’on écrive dessus, qu’on y dessine ; qu’on l’aime, quoi.

- Moi ! s’écria Décembre toute joyeuse.

- Tu es sûre ? Un livre, ce n’est pas n’importe quoi. Ce n’est pas comme un dinosaure mangeur de pantoufles, dit Hibou, en lançant un regard mauvais à Panfililla, qui avait commencé à mordiller la pipe du déguisement de sous-commandant de monsieur Hibou.

- C’est pas “dinosaure” mais “dinoselle”, lui répondit fermement Décembre. Et oui, je suis sûre.

- Bon, bon. Alors, va essayer de le convaincre, lui, lâcha monsieur Hibou tandis qu’il tentait de reprendre sa pipe à Panfililla.

- Comment je dois faire ? lui demanda Décembre

- C’est très simple, lui expliqua Hibou. Tu dois t’approcher, mais pas trop près, attention, et tu ouvres bien grand les mains devant toi. Et s’il veut bien de toi, c’est lui qui viendra vers toi.

- Ça marche, dit Panfililla, euh... Pardon, Décembre.

Et elle s’est lavé les mains dans un baquet, parce qu’elle s’est soudain rappelée qu’elle ne se les était pas lavées, puis elle s’est approchée petit à petit du livre volant, pour éviter de l’effrayer. Et quand elle a jugé être assez près pour qu’il la voie mais sans prendre peur, elle tendit bien grandes ouvertes les mains devant elle.

Le livre s’est ouvert en deux, comme s’il s’apprêtait à s’envoler, mais semblait hésiter.

Décembre tendit un peu plus les mains et lui dit :

« Viens, allez viens, viens ! »

Alors le livre s’est envolé, mais, au lieu de s’échapper, il alla se poser droit dans les mains de Décembre.

La petite était folle de joie. Elle serrait très fort le livre contre sa poitrine ; tellement fort que le livre a lâché un prout !

Monsieur Hibou applaudit de satisfaction et Panfililla n’aboya pas mais au lieu de cela émit un rot qui avait une forte odeur de pantoufle mal digérée.

Sur ce, monsieur Hibou s’en fut recommencer à regarder des jeunes femmes... Pardon, il est reparti beaucoup lire et beaucoup étudier.

Décembre s’est mise à colorier le livre avec ses crayons de toutes les couleurs et ils ne vécurent pas heureux jusqu’à la fin de leurs jours parce que Panfililla, profitant d’un moment de distraction, a avalé la couverture du livre, la table des matières, les annexes et sept notes en bas de page.

C’est fi-ni.

Moralité : ne laissez rien à la portée de votre chienne, c’est peut-être une dinoselle déguisée.

Et maintenant, j’espère que Daniel Viglietti vous fera oublier bien vite cette conférence si peu orthodoxe et que les petites filles s’en rappelleront... pour toujours toujours.

Merci.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.
Décembre 2007.
Traduit par Ángel Caído.

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