la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Accueil > essais et documents > réflexions et analyses > Mexique 2000 : fenêtres ouvertes, portes à ouvrir

Mexique 2000 : fenêtres ouvertes, portes à ouvrir

dimanche 31 décembre 2000, par SCI Marcos

À la Lucha insurgée,
qui le 9 septembre,
en mourant, nous légua l’unique
chose qu’elle avait : son exemple.

Montagnes du Sud-Est mexicain. Comme toujours, la lune s’est laissée tomber sur la colline. Un fracas de verre brisé est suivi d’un murmure. On dirait un ruisseau. On dirait la pluie. Ce sont des pas. Des milliers de pas. Une armée d’ombres s’efforce de recueillir les morceaux du miroir brisé. Avec prudence, ils placent les pièces du casse-tête qui tentera d’être le reflet de ce fragment de réalité qui - qui en doute ? - ne cesse de bouger. Avec une joyeuse inquiétude, ils se rendent compte qu’il manque quelques pièces. Bien que les morceaux ramassés aient à peine permis de construire un miroir incomplet et mal recollé, on arrive à voir dans son reflet, bien que pas très claires, des figures qui ne sont plus seulement des taches informes. Doucement, ils lèvent le miroir rapiécé et le pointent vers l’occident, juste en direction de cet autre miroir qui brille là-haut, chaque matin, s’obstinant à passer, jour après jour.

Sans cesser de nous voir, mais en voyant surtout l’autre et les autres, ceux que nous sommes, guerriers écrivains, nous prenons la parole.

Là-bas, là-haut, tous tirent sur les pendules.

Mexique 2 juillet de l’an 2000. La nuit. Les médias de communication électronique, l’IFE, Zedillo, les candidats et les partis politiques (dans cet ordre), disent ce que l’on avait pas entendu dans les dernières soixante et onze années : le PRI perd la présidence de la République.

Il en restera les campagnes électorales des partis politiques les plus chères de l’histoire et celles du plus bas niveau politique. Le point commun de ces campagnes a été un profond mépris du citoyen. Plus proches de la publicité commerciale, les campagnes pour la présidence ont pris le citoyen comme un acheteur sans mémoire qui paie comptant, ne pose pas beaucoup de questions et qui n’exige pas de garantie. Dans sa marche obstinée dont le cap diverge de celui de la citoyenneté, la classe politique mexicaine a souffert de la disparité entre ses offres et les expectatives des gens. Après de consciencieuses analyses (et un gaspillage en millions pour payer les consultants), les politiques ont découvert quelque chose d’incompréhensible : les gens voulaient un changement. C’est ainsi que les offres se sont concentrées sur le thème du « changement ». Et c’est de « changement » qu’ont parlé les trois principaux candidats à la présidence de la République.

Mais, aujourd’hui, c’est fini. Le 2 juillet, on attend les réponses de ceux qui n’ont jamais eu le droit de choisir les questions. On a beaucoup dit, on dit et on dira sur ce qui est arrivé ce jour, 2 juillet de l’an 2000, mais, pour les écrivains, il est clair que la réponse a été, majoritairement, un « NON ! ».

Avec ce « NON ! » fait arme et drapeau, une multitude anonyme de Mexicains et de Mexicaines ont donné le coup de grâce à un système politique qui, pendant plus de sept décennies, a semé l’histoire nationale de catastrophes et de cadavres. Les morts sur le chemin ont été nombreux : la justice, la démocratie, la liberté, la souveraineté nationale, la paix, la vie digne, la vérité, la légitimité, la honte et, surtout, l’espérance. Ces morts revivent périodiquement : 1965, 1968, 1985, 1988, 1994, 1997.

Pour parler des morts vivants, il n’y a que les écrivains, si morts et si vivants eux-mêmes. Et ils disent que, ce 2 juillet, sont morts quelques morts (entre autres : le système de parti d’État) et que d’autres morts ont vécu (entre autres, les citoyens). Le 2 juillet 2000 n’a fait que confirmer un secret de Polichinelle : la crise du système de parti d’État. Le fait que, du nombre total de votants, le compte en faveur du candidat du PRI n’ait pas été suffisant pour conquérir la présidence de la République n’est pas ce qui interpelle le plus. Ce qui attire l’attention, c’est que tout l’appareil d’État n’ait pas été capable d’obtenir ce qu’il avait eu (bien qu’avec une difficulté croissante dans les derniers sexennats) pendant ces soixante et onze ans : la fraude électorale sous toutes ses formes. Malgré les menaces, les chantages, les tromperies, les mensonges et les crimes, plus de 40 millions de Mexicains ont dit « NON ! » au système politique qui, ventriloque tricheur, avait supplanté la voix des plus nombreux avec un « OUI ! » qui a perdu peu à peu son éclat au fil des ans.

Cependant, de par sa nature, de par la diversité des causes qui le motivent, ce « NON ! » rend difficile son écoute et permet que d’autres bruits l’étouffent.

Les morts morts le 2 juillet laissent beaucoup de vide, et l’anonymat des morts vivants permet que l’espace principal qui leur correspond apparaisse également vide. C’est ainsi que commence la bagarre pour remplir ces vides et s’attribuer le titre de vainqueur. Et pour cela, l’IFE, Zedillo, Fox, les partis politiques et quelques intellectuels de lettres et hontes défuntes se piétinent.

Si la signification réelle de ce qui est arrivé le 2 juillet était comprise, les médias ne suffiraient pas pour interviewer les protagonistes : des millions d’hommes et de femmes. Dans la campagne et dans les rues marche une multitude de héros anonymes, ceux qu’il faudrait retenir, pour les féliciter de l’acte de rébellion féconde, leur demander un autographe et une photo, et leur dire d’un ton franc : ne te rends pas ! Comme cela n’a pas été possible, les médias hésitèrent pour savoir quel était le protagoniste de cette élection : l’IFE ? Malgré les poses de son président, cela a à peine duré quelques heures, personne n’y a souscrit. Zedillo ? Grâce à l’argent dilapidé à tort et à travers, il a tenu quelques jours, mais le problème a été qu’il n’avait plus qu’à accepter les résultats, ou était-ce une option de commettre un délit en méconnaissant la déroute ? La popularité d’un personnage ne peut se maintenir sur la base de ce qu’il aurait pu être un délinquant électoral, et qu’il ne l’a pas été. Fox ? Personne, pas même lui, ne l’a cru. Alors, qui a été le protagoniste de ce 2 juillet ? Le pays ? La nation ? Il est très problématique d’élever un monument à la nation et il serait étrange d’élever une statue en l’honneur du « citoyen inconnu ». 2 juillet. C’est le nom du vaincu. Mais le nom du vainqueur continue d’être vacant. Comme le temps passe, là-bas en haut, les uns et les autres tirent sur les pendules en criant : « Un moment ! L’histoire, c’est moi ! » Ce cri occulte la question qu’ils se posent intérieurement : « Que s’est-il passé ? »

Le Parti révolutionnaire institutionnel tire sur la pendule lorsque l’on découvre le dépouillement d’un règne dans lequel, on suppose, les sujets auraient été reconnaissants, à tout jamais, de la bénédiction d’être gouvernés par le PRI. Au lieu des remerciements et des crécelles, le 2 juillet a laissé une brèche définitive sous la ligne de flottaison. Comme l’inertie est également une loi politique, la direction du PRI baisse la tête et le dos par respect pour palper la décision de Zedillo de se rendre à une évidence qui, pour la première fois, remplit les huit colonnes : la majorité des Mexicains rejette le PRI. La soumission a duré quelques minutes ou peut-être quelques heures. Rapidement ont surgi les lamentations, qui ensuite se sont convertis en réclamations et plus tard en accusations : « Le responsable de la déroute du PRI est Zedillo. » À la question « qui a vaincu le PRI ? », les priistes répondent « Zedillo ». Et le petit homme gris, qui à partir d’aujourd’hui cherchera inutilement un parapluie qui le protège de l’inévitable, ne fut pas plus qu’un gris fossoyeur. En tirant sur la pendule et aux cris de « Ce fut Zedillo ! », les priistes oublient quelque chose de fondamental : leur histoire. Parce que l’échec du PRI est le produit de leur histoire. Ce que les priistes n’ont pas compris, c’est que la présidence de la République, ils ont commencé à la perdre en... 1982 ! lorsque Miguel de la Madrid Hurtado était titulaire du pouvoir exécutif fédéral.

Avec l’arrivée de De la Madrid, une nouvelle classe politique se fraya un chemin dans le PRI : celui des technocrates. Outre leurs études supérieures à l’étranger, les technocrates avaient en commun leur manque de sensibilité face aux problèmes sociaux, l’absence de militance partisane et une conception de l’État qui différaient diamétralement de celle des « vieux » priistes. Les technocrates ont pris le pouvoir et, donc, le PRI. Dans les gouvernements antérieurs, le PRI, ce honteux secrétariat d’État, avait maintenu une relation plus ou moins stable avec les organisations et les groupes du parti grâce aux programmes sociaux. Mais l’arrivée des technocrates laissa de côté la politique sociale et, avec elle, la base d’appui du PRI. Et ce n’est pas tout. « Le PRI n’était déjà plus, d’un autre côté, l’espace où se forgeaient les carrières politiques, et la nouvelle, connue peu de temps après l’arrivée de la technocratie au pouvoir, a eu un fort impact parmi les priistes. La majorité des fonctionnaires hauts et moyens du gouvernement de De la Madrid n’avaient non seulement pas de carrière de parti, mais n’étaient même pas membres du PRI, et cela a produit un énorme scandale. » (Luis Javier Garrido, « La rupture (1982-1988) », dans Proceso, édition spéciale : « L’enfer du PRI ». Août 2000. p. 48.)

Le PRI s’est transformé alors en une agence de placement de techniciens de l’administration publique.

Ce n’est pas tout. L’omniprésence du PRI au pouvoir a fait que l’alternance (car l’arrivée de Fox, c’est cela et uniquement cela) s’est présentée comme une transition. Les derniers titulaires du pouvoir exécutif et leurs cabinets respectifs, leurs politiques économiques et sociales, leurs manipulation de budget et leurs liens avec le narcotrafic sont coupables de ce que, pour la majorité des citoyens, la démocratisation du pays soit liée à la chute du PRI. Sont coupables également les gouverneurs et maires priistes qui ont construit des « caciquats » régionaux sur les cadavres de leurs opposants et sur la pauvreté de leurs gouvernés ; les députés et sénateurs qui ont regarder, impassibles, comment l’État social se démantelait et qui ont appuyé les initiatives néolibérales pour une poignée de billets ; les « alchimistes » électoraux qui ont fraudé encore et encore, sur le dos de millions de citoyens ; les juges corrompus et vénaux ; les policiers voleurs ; l’armée criminelle ; les chroniqueurs déguisés en journalistes. Enfin, les coupables de ce que des millions de Mexicains aient vu le PRI comme un obstacle au bien-être et à un bon gouvernement ont été... les priistes (Zedillo inclu).

Ont tiré sur la pendule le PRD et le néocardénisme lorsqu’ils ont découvert que la chute du PRI n’impliquait pas la victoire du PRD.

Habitués à penser avoir le monopole de l’opposition au PRI, les perrédistes ne concevaient pas la fin du parti d’État sans eux à sa tête. Et c’est alors que le PRI a perdu la présidence et que le PRD ne l’a pas gagnée. Arrêtez donc la pendule pour essayer de comprendre ce qui se passe. Ou plutôt, qui est responsable que l’histoire ne se soumette pas aux statuts du parti ? Dans les premiers jours, pour quelques intellectuels néocardénistes, les coupables étaient les votants qui n’avaient pas suivi Cárdenas Solórzano. Se sentant « trahis » par le peuple, avec rancœur, ils ont promis toutes sortes de fléaux et de maux pour le pays : « Maintenant vous allez voir ce qu’est la répression, maintenant vous allez voir ce qu’est le néolibéralisme, maintenant vous allez voir ce qu’est le fascisme, oui maintenant... » Mais quelqu’un appela à la sagesse et, heureusement ! commença alors à se poser la question que tous les perrédistes se posent : « Pourquoi avons-nous perdu comme nous avons perdu ? »

Dans la campagne électorale, la gauche parlementaire a montré que la possession du pouvoir politique est aussi la possession des fantasmes qui l’entourent. Pour le PRD, toute mobilisation sociale qui n’était pas sous sa férule, toute inconformité plus ou moins organisée hors de son influence et toute critique faite sur un ton autre que celui du silence faisaient partie d’une conspiration qui prétendait ruiner les aspirations de son candidat présidentiel, Cuauhtémoc Cárdenas Solórzano. Ainsi a-t-il abordé la grève étudiante de l’UNAM (1999-2000), les dénonciations pour fraude dans le processus électoral interne (1999), les plaintes citoyennes pour les déficiences des travaux gouvernementaux du District fédéral (1997-200) et les critiques que la presse honnête a faites à l’encontre de son gouvernement (1997-2000) (bien qu’il ne faille pas oublier que les médias se sont auto-érigés en « Sainte Inquisition » en obéissant à des intérêts illégitimes : la révérence devant le prince en exil ou la défense du présentateur narco).

Il est préoccupant que, pour la direction du PRD, le changement démocratique ne sera effectif que lorsque ses candidats seront au pouvoir. Préoccupant, parce que, en y arrivant, un de ses premiers décrets sera de mettre un terme à la lutte pour la démocratie et que quiconque osera lever ce drapeau sera taxé (et poursuivi, parce que tel est le but de l’appareil d’État) de sabotage, d’être un agent de la droite ou du surnom qui sera à la mode à ce moment-là.

La campagne présidentielle du PRD a commencé obsédée par le centre (qui en politique, n’est autre que la droite en passe de s’asseoir), puis elle a glissé vers la gauche. Mais sur le chemin de cette glissade, elle a fait plusieurs victimes : la crédibilité, la confiance, la cohérence et l’espérance.

Les discussions avec le PAN pour présenter une candidature commune et la rupture postérieure, l’ardeur à se montrer « compatible » avec le pouvoir de Zedillo (cet incompréhensible adieu de Cárdenas à Zedillo après avoir laissé le gouvernement du District fédéral), le (pour le moins) pas très sain processus électoral interne pour élire le président du PRD, pour n’en mentionner que quelques-uns, furent quelques exemples parmi d’autres, de la dangereuse proximité du PRD avec les pratiques politiques contre lesquelles il lutte.

Sur sa dénommée « crise interne », c’est le PRD qui a la parole. Il nous suffit de dire que le fait que Cuauhtémoc Cárdenas ait maintenu sa candidature, sans céder à la prétention de renoncer à celle-ci en faveur de Fox, est ce qui permet aujourd’hui, de parler d’une crise du parti. S’il y avait renoncé, il n’y aurait même plus de parti. Malgré tout, la survivance d’un courant de gauche à l’intérieur du PRD alimente encore l’espoir que l’option électorale de gauche ne fasse pas naufrage dans la tempête du marché politique. Il y a des dirigeants, des cadres moyens et, surtout, des militants de base qui savent que les forteresses se construisent en commençant par la base et que les aspirations qui alimentent leur lutte dépassent de beaucoup les limites d’un parti politique.

Pour l’instant, le PRD peut prendre son temps pour se réorganiser ou se refonder. On ne voit rien à l’horizon politique qui puisse lui disputer sa place de gauche électorale. Pourvu que ce manque de contrepoids à la gauche électorale du PRD ne permette pas que l’aimant de la droite ne lui fasse quitter la place qui est la sienne.

Tire également sur la pendule, le Parti d’action nationale lorsqu’il se rend compte qu’il défait le PRI dans l’élection présidentielle et que, par contre, il n’a pas le pouvoir. Après que, durant des décennies, il a été spolié de triomphes légitimes, le PAN revient affronter une dépouille, mais ce n’est plus maintenant le parti d’État ou le gouvernement qui lui vole le triomphe. Tout d’abord, une structure parallèle (les « Amis de Fox ») lui a arraché l’initiative de décider qui serait son candidat à la présidence. À peine arrivé au PAN, il y a douze ans, Vicente Fox a créé une équipe extra-parti (qui n’a pas tardé pas à se convertir en supra-parti) pour stimuler sa précandidature, et promouvoir ensuite sa candidature à la présidence. Happés dans le rythme donné par les Amis de Fox, la direction paniste n’a pas tardé pas à se tordre les mains et, dans une élection interne semblable à celle des partis républicain et démocrate de l’Union américaine, elle s’est limitée à ratifier ce que les Amis de Fox avaient déjà décidé.

À l’égal du PRI, les politiciens traditionnels ou historiques du PAN (les « doctrinaires ») sont déplacés par une portée de néopoliticiens qui non seulement se sont mués de chefs d’entreprise en politiciens (les dénommés « barbares »), mais qui ont aussi apporté leurs méthodes de chefs d’entreprise et les ont appliquées au travail du parti. Le PAN d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui de González Morfín et de Gómez Morín. La résistance tenace du panisme d’hier, réticent aux contraintes et aux intrigues de cour, est remplacée par le pragmatisme de concertations secrètes. La politique en tant que commerce à deux (je te donne, tu me donnes) et non comme exercice citoyen et collectif. Avec ce PAN, la table était servie pour que Fox utilise comme tremplin une histoire et une structure solide, avec prestige et efficacité. Peu d’organisations politiques peuvent se flatter d’avoir l’homogénéité et l’esprit de corps du Parti d’action nationale d’hier, et peu se sont autant détériorés sur ces aspects et en aussi peu de temps, que le PAN d’aujourd’hui.

La politique conservatrice d’Action nationale était considérée, depuis quelque temps, comme un refuge par la droite modérée. Avec l’ascension de Fox, tout d’abord à l’intérieur du PAN, puis au cours de sa campagne et maintenant avec le triomphe, l’extrême droite a vu le parapluie, le projecteur et la tribune qu’elle cherchait. Ainsi, autour d’Action nationale, une lutte sourde se mène entre les ultras et les modérés de la droite. Au cours du différend, le parti se délite, en perd son identité et, semble-t-il, n’apporte plus que deux choses à un Fox triomphant : la couleur bleue et le corps qui devra être responsable des erreurs du nouvel exécutif fédéral. Bien qu’il y ait des ingénus qui soutiennent que le PAN a gagné la présidence de la République, les militants d’Action nationale savent qu’il n’en est rien et que, maintenant plus encore que lorsque le PRI était omnipotent, il sera plus difficile d’y arriver.

Tirent sur la pendule, les partis politiques lorsqu’ils se sont rendu compte que le 2 juillet leur a démontré qu’ils n’avaient pas de grandes différences avec un club social. Les dernières élections fédérales ont ratifié ce que les années passées avaient insinué : ni la militance partisane ni les propositions de programme ne sont plus nécessaires. La mémoire partisane est maintenant supplantée par les campagnes commerciales et le meilleur politicien est en fait, le meilleur trapéziste.

Les trois plus grands partis politiques du Mexique ont vu que les principes doctrinaires sont aussi éternels que les équipements informatiques : ils ne durent que quelques jours. Ainsi, les vieilles références de géométrie politique servent très peu à l’heure d’essayer d’expliquer les sauts continuels des politiciens d’un drapeau à un autre.

Si, hier, les partis politiques étaient conçus pour former des militants par lesquels se diffusaient les propositions politiques, on grandissait et on arrivait au pouvoir, aujourd’hui cela a changé de façon substantielle. Les partis continuent d’être les instruments pour arriver au pouvoir, mais maintenant cela ressemble plus à un tremplin qu’à une école. Des personnages en tout genre déambulent d’un parti à un autre sans que les changements les marquent un tant soit peu et sans se préoccuper du fait que les principes, les programmes et les statuts des organisations dans lesquelles ils transitent sont non seulement différents, mais se contredisent ponctuellement. Combien de panistes de carrière sont dans le cabinet de Fox ? N’est-il pas lui-même un « débutant » avec à peine douze ans de militance au parti ? Par quel parti n’est pas passé Porfirio Muñoz Ledo ? À part López Obrador, quel autre gouverneur perrédiste n’était-il pas priiste à la veille de la sélection des candidats ? Au Tabasco, l’attaque la plus virulente contre le candidat du PRI n’est-elle pas venue d’un priiste (Arturo Núñez) ? Les señores Jorge Castañeda et Adolfo Aguilar Zinzer n’étaient-ils pas consultants d’un parti opposé au señor Fox il y a à peine six ans ? De l’équipage de la barque coulée zédilliste, combien ont leur carrière politique au PRI ?

C’est de manière accélérée et non pas à pas que les partis politiques se convertissent en coquilles vides qui ne servent qu’à donner une identité commune à un groupe de citoyens, tout comme ont une identité commune les supporters d’une équipe sportive. Les grands idéologues et les analystes politiques ne se forment pas à l’intérieur des partis politiques, mais à leur périphérie. PRI, PAN et PRD ont invariablement recours à des personnes extérieures à leur parti pour demander conseil, assistance, orientation ou pour que, carrément, elles leur disent quoi faire. En tirant sur la pendule, les partis politiques oublient qu’ils tirent sur le miroir : le présent du PRI leur montre leur futur.

Tire sur la pendule, le président de l’IFE lorsqu’il s’attribue, à lui et à son budget multimillionnaire, le mérite de la déroute du système de parti d’État. Assourdi par ses tirs, l’IFE « oublie » plusieurs choses : le grand déséquilibre de l’accès des partis politiques aux médias ; l’usage de ressources publiques pour induire le vote en faveur du PRI ; les délits électoraux dont le PRI, leader incontesté et sans véritable concurrent proche, n’a pas eu l’apanage exclusif ; le rôle des observateurs électoraux nationaux et internationaux ; la digue érigée par quelques médias contre la probable résistance du PRI et du gouvernement à reconnaître les résultats (attention : « quelques-uns » seulement, d’autres, comme Excélsior de Díaz Redondo, étaient prêts à tout pour une somme modique) ; surtout, il oublie les citoyens.

La vantardise du président de l’IFE prétend escamoter quelque chose de substantiel dans le dernier processus électoral : des millions de Mexicains et de Mexicaines ont résisté à la machine électorale d’État et ont marqué leurs bulletins selon leurs préférences. Sans déprécier les avances en matière électorale (citoyennisation de l’IFE, plus grande ouverture dans les médias, observation électorale), le plus important de ce 2 juillet est la rébellion de millions de gens.

Tire sur la pendue, la Foxi-équipe lorsqu’elle se voit au pouvoir et qu’elle découvre cette loi de la dialectique qui dit : « Une chose est une chose et autre chose est une autre chose. » Faire une campagne électorale et préparer une équipe et un programme de gouvernement ne sont pas la même chose. Et, dans la Foxi-équipe, ils sont en colère. Au lieu de reconnaissance et de caravanes de vénération, ils sont tombés sur une presse vigilante et critique, avec des citoyens qui s’entêtent à continuer d’être des citoyens. Ils voient avec déception et colère que les grands problèmes nationaux n’ont pas été résolus par la seule annonce de leur arrivée au gouvernement. Ils découvrent avec angoisse que les choses ne peuvent plus s’affronter avec des monosyllabes (« ¡Ya ! ¡ya ! ¡ya ! », « ¡Hoy ! ¡hoy ! ¡hoy ! »), et que ce qui a fonctionné comme slogan de campagne ne fonctionne plus comme plan de gouvernement. Ils voient avec impuissance que la vieille politique a encore des réseaux étendus, contre lesquels la mentalité entrepreneuriale ne peut rien ou si peu. Ils ont découvert que le scénario dans lequel ils présentent leur œuvre « Je suis l’Alternance, mais appelez-moi Transition » ne tient que par des épingles. Combien de temps pourra être soutenu l’effort présentant un changement de gouvernant comme si c’était la transition démocratique ?

En tirant sur la pendule, la Foxi-équipe crie : « Un moment ! maintenant que j’ai le pouvoir, je veux que les choses continuent comme avant, que les gens reviennent à la passivité et au conformisme, que les médias s’en retournent à leurs telenovelas, aux heures musicales et aux séries comiques, que les rebelles de toute une vie se transforment en personnes soumises et obéissantes, que la Louve redevienne agneau et que les paramilitaires renient leurs patrons, les généraux, que les indigènes renoncent à leurs demandes et se contentent de »voiturette du peuple, télé et petite épicerie« , que les femmes laissent tomber les maléfices comme celui de prétendre à décider de leurs corps, que les jeunes attendent avec patience et résignation leur place dans le cauchemar, que les homosexuels et les lesbiennes s’auto-exilent dans des toilettes collectives (bien éloignées, bien sûr), que les ouvriers découvrent leur erreur et se transforment en de prospères capitaines d’industrie, que les paysans abandonnent ce mot historique absurde qui dit : »la terre est à celui qui la travaille« et fassent de leur travail au ranch de San Cristóbal (ou son équivalent) leur plus grande aspiration, que les instituteurs, les étudiants, les colons, les chauffeurs de taxis, les employés et les et cetera qui peuplent la réalité nationale ne fassent des manifestations que pour acclamer les nouveaux sauveurs de la patrie et pour demander qu’ils restent au moins soixante et onze ans ».

La Foxi-équipe crie et tire, mais personne ne l’écoute. Ou plutôt, tous l’entendent très bien et c’est bien pour cela qu’ils répètent le « NON ! » qui est à l’origine de tout ce désordre.

Là-bas, là-haut, presque tous tirent sur la pendule pour arrêter l’heure. En bas, quelques-uns sourient et manipulent la pendule. Non pas pour la retarder. Non pas pour l’arrêter. Non pas pour qu’elle aille plus vite. Seulement pour la remonter et qu’ainsi l’heure arrive comme elle doit arriver, c’est à dire, avec tous et à temps...

Contredisant la physique, en politique le vide est aussi un espace d’action.

Le 2 juillet, le PRI n’a pas seulement perdu la présidence de la République, mais il a subi aussi une défaite historique. Cette défaite est le produit de beaucoup de luttes. Le fait de ne pas le reconnaître et de ne pas se comporter en conséquence est une mesquinerie.

L’échec du système de parti d’État a laissé un vide. Et il faut remplir ce vide. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas seulement de réclamer le titre de vainqueur historique, mais aussi (et surtout) d’occuper l’espace que le PRI a laissé vacant. Et bien que cet espace signifie dégouvernement, désordre et désorganisation, il signifie aussi que beaucoup de forces se sont retrouvées libres de contraintes et de logiques perverses. Cinq mois après ce 2 juillet, l’espace continue d’être vacant. La relève d’une classe politique par une autre ne pourra se faire selon les « vieilles règles ». Pendant ces mois, la confusion, le désordre et le chaos ont prévalu. La mal nommée « transition de velours » a la douceur de la lime sur le fer.

Il n’y a pas de transition démocratique. Il y a alternance. Et la preuve que le système de parti d’État continue d’être vacant, c’est que le programme de la nouvelle classe politique (ou commercialo-politique) qui monte avec la Foxi-équipe n’est pas d’opérer l’alternance (Zedillo leur a servi la table mal certainement, comme tout ce qu’il a fait), mais de convaincre les gens qu’ils doivent revenir à leur passivité antérieure et « laisser le gouvernement gouverner ».

La difficulté que la Foxi-équipe rencontre pour occuper l’espace laissé par le PRI s’explique parce que, bien que l’on ne puisse pas parler de « transition démocratique », il y a bien un changement radical dans la culture politique des citoyens. Et pas seulement en eux, également dans quelques médias. Ce qui sera le nouveau « caillou dans la chaussure » de l’exécutif fédéral, comme le révèlent les gestes de Martha Sahagún, prétend être affronté avec des méthodes on ne peut plus « démocratiques » : une structure de communication présidentielle qui, plus qu’informer, se charge de « protéger » l’information ; une législation qui « contrôle » (c’est à dire, « censure », mais on évite le mot) la presse.

L’offensive de la droite (la pénalisation de l’avortement des femmes violées à Guanajuato, la belligérance de Pro Vida), la réponse organisée de groupes féministes, la résistance citoyenne à accepter sans broncher les intentions d’imposer la TVA sur les aliments et les médicaments, le scandale du registre national de véhicules (Renave), l’offensive de Salinas et la contre-offensive de Zedillo, les mobilisations des travailleurs au service de l’État et le ridicule de la PGR dans ses actions contre les paramilitaires au Chiapas ont révélé à la Foxi-équipe que, dans le panorama national, presque personne n’a cru à la transition démocratique.

Pour ce que l’on peut voir du cabinet de Fox, ces signaux et tendances indiquent qu’il y aura peu de politique et beaucoup d’administration. En fait, il y a peu de politiques-politiciens dans le cabinet. Par contre, les gestionnaires abondent. Si le nouvel exécutif fédéral a renoncé à faire de la politique, alors, ce travail (indispensable dans l’art de gouverner) devra être abordé par les autres pouvoirs de l’Union, concrètement, par le Congrès de l’Union (la Chambre des députés et des sénateurs).

Pour accomplir cette tâche (ce que Fox ne pense pas faire) que laisse le vide produit par la déroute du PRI, le Congrès de l’Union a un défi multiple. La tâche principale est de ne pas permettre que le présidentialisme se recompose, même avec un exécutif d’un autre sigle politique comme titulaire. La véritable vie républicaine a besoin, entre autres choses, d’un réel équilibre des pouvoirs. Le lieu que le pouvoir législatif doit occuper dans la République ne sera pas octroyé par la grâce de l’exécutif fédéral, mais par la lutte que mèneront les députés et sénateurs dans ce sens. Il ne s’agit pas de mépriser les avancées des deux dernières législatures.

Le Congrès de l’Union devra retourner l’inertie d’être la caisse de résonance de l’exécutif. L’équilibre dans la composition des deux Chambres obligera les législateurs au dialogue en tant que représentants populaires et non comme représentants de partis. Le pouvoir législatif ne doit pas se transformer en un ring de boxe politique (parfois il n’est pas seulement politique) entre ses représentants. Non pas parce qu’ils renoncent à leurs différences et à leurs antagonismes, mais parce que l’espace de confrontation de ces différences et antagonismes est sur le terrain électoral, face aux citoyens. En tant que législateurs, leur devoir n’est pas à l’égard du parti qu’ils représentent ni même des électeurs qui ont voté pour eux, mais d’un pays qui finit de se débarrasser d’une lourde charge et doit se construire un avenir.

Il devra surmonter le contrôle-remplacement des dirigeants des partis politiques. En tant que partie d’un système politique qui a été balayé le 2 juillet, existe le remplacement auquel ont trop souvent procédé les directions de parti. Nombreuses ont été les lois qui, dans un passé récent, ont été négociées entre l’exécutif et les directions des partis politiques, laissant aux législateurs le rôle de recevoir « la ligne à suivre », les uns de l’exécutif et les autres de leur parti politique. La logique de dirigeant de parti n’est pas la même que celle du législateur. Nous ne disons pas que l’une est « bonne » et l’autre « mauvaise », seulement qu’elles sont différentes. Le dirigeant de parti fait ce dont son organisation a besoin, le législateur doit faire ce dont le pays a besoin. Ce n’est pas la même chose.

Il devra avoir une vision d’État. Non seulement parce qu’il sera inutile de l’attendre de l’exécutif, mais aussi parce que l’impact du travail législatif porte au-delà du sexennat. Tandis que les actions de l’exécutif dépasseront difficilement le temps de son gouvernement, celles des législateurs (en tant que « faiseurs de lois ») vont beaucoup plus loin que les trois ou six ans que dure leur mandat.

Il devra être sensible aux grands problèmes nationaux. La majorité des législateurs sait que les points principaux de l’agenda national ne peuvent s’affronter avec des critères de chefs d’entreprise, que sont nécessaires au dialogue la construction de ponts et la recherche d’accords. Le rendement productif, la baisse des coûts et l’ouverture des marchés sont des paramètres qui peuvent difficilement orienter la tâche suprême de faire les lois nationales. Pour apporter une solution aux grands problèmes, il est besoin d’intelligence, de créativité et d’audace. Autrement, le travail législatif se convertit en une instance de « rafistolages et de raccommodages ». Et, pour éviter cela, il ne devra pas céder à la tentation (si chère aux régimes antérieurs) d’administrer les conflits et de doser les solutions.

Il devra contre-légiférer et légiférer de façon à ce que la souveraineté nationale soit sauvegardée et puisse affronter l’émergence des vieilles-nouvelles réalités (indigènes, femmes, ouvriers, paysans, homosexuels et lesbiennes, jeunes, enfants, femmes au foyer, colons, petits et moyens propriétaires et commerçants).

Mais si le Congrès de l’Union a un rôle important dans la réalisation, maintenant oui, de la transition démocratique, la possibilité de la transition réelle se trouve dans la mobilisation de la société, dans son refus de n’être citoyen qu’aux dates électorales. Être citoyen ne consiste pas seulement à payer des impôts et à respecter les lois. C’est aussi demander satisfaction, exiger des résultats et surveiller le respect des engagements.

Avec des citoyens à temps complet, avec une démocratie non seulement électorale, le Mexique ne sera pas le meilleur des Mexique possibles, mais pourra décider collectivement de sa destinée, et ce sera cela la transition démocratique.

Que cette transition soit pacifique, dépendra de ce que les pouvoirs de l’Union abandonnent le miroir, soit pour se lamenter, soit pour s’admirer, et se confrontent à la réalité de la seule façon qui vaille la peine : avec l’intention de la transformer.

Le triomphe de Fox ouvre des espaces pour l’extrême droite. Cette belligérance ne doit pas être contemplée avec la placidité du « je vous l’avais bien dit », mais il faut l’affronter par la mobilisation et la raison argumentée. Des faits apparemment isolés peuvent se convertir en « politique d’État » (attaque des œuvres artistiques, pénalisation de l’avortement des femmes violées, ségrégation des homosexuels et des lesbiennes, persécution du corps, satanisation de tout ce qui est sexuel, belligérance des soutanes, le protagonisme politique de la hiérarchie ecclésiastique et l’essor des groupes qu’elle parraine). La gauche doit faire attention à ne pas reproduire ces méthodes (sous la pression du rating), comme se fut le cas du District fédéral, au sujet des dénommés « virements occultes ».

Cela fait déjà longtemps que la politique a cessé d’être un travail honorable, créatif, audacieux, imaginatif. Maintenant, c’est l’inertie, l’autocomplaisance et l’autisme. La politique ne se dicte (ni ne se dispute) déjà plus dans les Chambres ou les maisons de gouvernement, mais dans les grands centres financiers. Dans la destruction de la vieille classe politique, la globalisation laisse momentanément des vides. L’échec du PRI ouvre un grand espace pour l’action politique partisane et citoyenne. L’effondrement du système de parti d’État laissera libres beaucoup de forces qui peuvent et doivent s’orienter vers la transformation du pays en une nation libre et souveraine.

Les organisations politiques et sociales doivent le comprendre ainsi. La crise finale du parti d’État (et non le triomphe de Fox) présente une opportunité que la pièce retombe du côté de la transformation.

Si, comme on le voit, le souffle que la vie politique nationale a reçu le 2 juillet continue, ceux qui en ont été les protagonistes (les citoyens) reviendront, encore et encore, prendre la place qui leur revient. C’est en eux qu’est l’espoir que tout ne finisse pas en une lamentable comédie (bien qu’avec des teintes tragiques), de celles dont l’histoire a l’habitude de sanctionner les œuvres inachevées.

« Transition démocratique ». Le terme s’entend beaucoup maintenant là-haut, parmi la classe politique. Mais que cela devienne réalité dépend de la mobilisation de la société, non des décrets que le pouvoir édicte. Remonter la pendule et montrer une fenêtre (mais en pensant à une porte). Dans la pendule de l’histoire mexicaine, l’heure est encore à la dispute : entre la classe politique et les gens.

Dans le calendrier, la feuille qui marque « 2 juillet » tombe enfin.

Une fenêtre s’est ouverte, quelques-uns s’entêtent à la fermer de nouveau, d’autres en appellent à se contenter de la contemplation.

Mais d’autres, les plus nombreux, cherchent déjà la façon d’ouvrir une porte et de sortir.

Parce qu’une maison sans porte pour entrer et sortir n’est rien d’autre qu’une cage noire où la réalité se reflète toujours inversée et convainc ceux qui l’habitent que ce monde inversé et absurde est le seul possible.

Eh bien non, plus maintenant.

NON !

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, juillet-décembre 2000.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0