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Maíz santo ou Monsanto

mercredi 11 novembre 2009, par Jean-Pierre Petit-Gras

(À partir d’un article de Silvia Ribeiro)

Tandis que le blé, le riz et les autres céréales existaient déjà à l’état sauvage et n’ont fait que bénéficier d’améliorations successives, la plupart des historiens de l’agriculture estiment que le maïs a été entièrement créé par l’homme, à partir d’une plante à la fois proche et fort éloignée : le téosinte. Les découvertes archéologiques les plus récentes concernent des épis de maïs (Zea mays) retrouvés dans les vallées centrales de l’Oaxaca, au Mexique, datés vers 7 000 ans avant notre ère. On peut aisément imaginer le patient et probablement passionnant « travail » de sélection mené par les hommes et les femmes [1] de cette région du monde, et qui a dû précéder cette apparition pendant des siècles, voire des millénaires.

Résultant de ce labeur et des soins apportés depuis à leur invention, plusieurs dizaines de races et des milliers de variétés locales, adaptées à des conditions extrêmement variées de sols et de climats, ont apporté aux communautés amérindiennes, du nord au sud, le renforcement de leur autosuffisance alimentaire. On ne saurait donc s’étonner d’entendre des indigènes dire aujourd’hui que sans le maïs, leur civilisation aurait depuis longtemps disparu.

Pourtant, loin de revendiquer un quelconque droit d’auteur sur la plante, les Indiens des Amériques ont fait exactement l’inverse, dans tous leurs mythes et légendes. Le Popol Vuh, livre sacré des Mayas Quiché, nous rapporte que les dieux, après avoir tenté de créer les premiers hommes avec de la glaise (rapidement dissoute sous les averses tropicales), puis avec du bois (beaucoup plus résistant, mais pas vraiment idéal sur le plan de la sensibilité ou de l’intelligence), ont fini par pétrir les ancêtres des Quiché dans une pâte faite de trois variétés de maïs. Les inventeurs du maïs se disent donc issus de celui-ci. Cette belle inversion laisse apparaître dans toute son ampleur la mesquinerie des entreprises agroalimentaires, tentant, elles, de déposer des brevets sur la vie.

Là où ils disposent de terres en quantité suffisante, les Indiens du Mexique (et d’ailleurs) continuent d’y vivre, et de démontrer leurs étonnantes capacités à cultiver pour nourrir convenablement leurs familles, les malades et les vieux des villages. La milpa, le champ de maïs, est au centre de la vie indígena. Il y pousse également, en étroite association, des haricots (qui profitent de la tige de la céréale et enrichissent le sol en azote), des calebasses (dont les larges feuilles rampantes retiennent l’évaporation de l’eau et ralentissent la croissance des herbes adventices), des tomates et des physalis, ainsi que tout une foule de plantes aromatiques.

Les préparations à base de maïs sont aussi variées que savoureuses et nutritives. Bouilli dans une eau additionnée de chaux (la nixtamalisation, celle-ci permettant d’améliorer la disponibilité des vitamines, notamment PP, et d’éliminer le risque de pellagre), écrasé ensuite sur une pierre ou moulu, il permet de fabriquer les célèbres tortillas, mais aussi le pozol (fermenté vingt-quatre heures dans une feuille de bananier, puis consommé dissous dans de l’eau), l’atole, les tamales... et les innombrables spécialités que possède l’art culinaire mexicain (tacos, enchiladas, chilaquiles, pozole, sopes, totopos, nachos, etc.).

Pour les Mayas, par exemple, le maïs possède une âme (ch’ulel). Des récits racontent aux enfants que, si l’on oublie de ramasser quelques épis de maïs et qu’on les abandonne dans un coin du champ, ceux se mettent à pleurer, rappelant le paysan à son devoir. Dans les langues du Chiapas (tsotsil, tseltal) le verbe manger (ve’el, we’el) s’applique au maïs, le seul aliment capable de restaurer, de reconstituer l’individu. Pour la viande, les haricots, les fruits, on emploiera d’autres verbes. Car on est déjà dans une sorte de grignotage...

Mais pour nourrir les villes, ces monstres engendrés par la déraison d’un développement devenu incontrôlable, les belles histoires indiennes ne suffisent pas. Au contraire. D’autres mythes, ceux du progrès et d’une humanité tournée vers un futur radieux, urbain, technologique et soumis au « règne machinal », se font entendre bien plus fort. Ils exigent que l’on en finisse avec ces individus arriérés qui ne produisent quasiment rien pour le marché, occupent des terres que l’on verrait bien plus utiles à la production, disons, de biocarburants et refusent de devenir la main-d’œuvre compétitive et pas chère du tout dont les entreprises ont grand besoin, dans ce contexte de crise.

Jusque dans les années 1970-1980, le Mexique était autosuffisant en maïs (celui-ci constitue, on l’a vu, l’essentiel du bol alimentaire de la plus grande partie de la population). Des politiques gouvernementales désastreuses ont précarisé la situation des petits et moyens producteurs, qui fournissaient les villes. De hauts dirigeants [2] possèdent, il est vrai, des intérêts dans les trusts de l’agroalimentaire. En 1994, l’entrée du pays dans le TLC (traité de libre commerce, appelé également Alena ou Nafta), avec les USA et le Canada, a entraîné la suppression des barrières douanières avec ces pays, dont l’agriculture fortement subventionnée, mécanisée, s’appuie sur des arrosages intensifs, des intrants chimiques en quantité massive, des semences hybrides à haut rendement à l’hectare. Le TLC a précipité la crise des producteurs traditionnels, tandis qu’il a renforcé les secteurs de l’agro-industrie tournés vers l’exportation. La désertification des campagnes s’est accrue, augmentant au passage le poids de la dépendance des villes sur le plan alimentaire. Aujourd’hui, le Mexique doit importer le quart de sa consommation de maïs. On sait, par ailleurs, que les prix de la tortilla ont flambé, suite à la spéculation et la concurrence de la production de biocarburants. Pendant dix ans, un moratoire avait empêché la culture de maïs transgénique. Même si l’on avait déjà observé des cas de contamination (notamment dans l’État d’Oaxaca, berceau historique du maïs), le maïs OGM n’était jusqu’à ces derniers temps présent que dans la farine industrielle (la fameuse Maseca). La levée du moratoire, décrétée par le gouvernement de Felipe Calderón, suscite de vigoureuses réactions dans tout le pays. Les associations, les manifestations se multiplient. Une campagne (Sin maíz no hay país, Sans maïs pas de pays) a sillonné le Mexique. La chercheuse Silvia Ribeiro n’hésite pas à parler de maïcide [3]. Mais Monsanto, le « libre commerce » et tout un système économique et social reposant sur la diminution constante du nombre de paysans, sur l’urbanisation et l’aliénation massive de la population auront le dernier mot.

L’objectif, ne l’oublions pas, est bel et bien l’appropriation et l’exploitation par une poignée de multinationales de l’ensemble des semences utilisées sur la planète. Les OGM, au-delà des quelques dégâts collatéraux sur la microfaune et la flore, sur la biodiversité et, peut-être, sur la santé humaine, sont la voie royale pour y parvenir.

Sur le terrain, c’est-à-dire sur leurs terres et territoires, les seuls qui mèneront la résistance jusqu’au bout seront très probablement des paysans indigènes [4]. Que ce soit les zapatistes, Tsotsil, Tseltal, Ch’ol, Tojolabal ou Zoque, de l’EZLN au Chiapas, des Zapotèques ou des Mixtèques de l’Oaxaca, des Purépechas ou des Nahuas au Michoacán, il s’agit pour ces hommes et ces femmes de défendre ce dont ils sont faits. Ou leur création, comme l’on préfère : le Santo Maíz.

Jean-Pierre Petit-Gras

Notes

[1Le rôle des femmes dans la sélection des semences, dans les sociétés traditionnelles, est bien connu. Au Mexique, cette tâche est toujours l’occasion de fêtes et de réjouissances.

[2La famille de Salinas de Gortari, par exemple, est liée au trust Gruma (Maseca), qui contrôle la fabrication de farine de maïs et de tortillas industrielles.

[3Silvia Ribeiro anime un groupe de recherche intitulé ETC. Lire en français : « Mexique, maïs et infamies » par Silvia Ribeiro

[4Au Chiapas, les zapatistes poursuivent la construction de leur autonomie, dans un contexte de guerre « de basse intensité » de plus en plus aigu. Ailleurs, dans l’Oaxaca, au Guerrero ou au Michoacán, le processus de récupération des terres et de l’autonomie rencontre lui aussi la répression, les assassinats et une militarisation croissante.

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