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Les voies politiques du blues

mercredi 27 juin 2018, par Blues des canuts (Date de rédaction antérieure : 2013).

On entend et on lit souvent que le blues n’a rien de politique. Pourtant, comment une musique populaire par essence, des chants d’ouvriers et de paysans, d’exclu·e·s, de marginaux, pourrait-elle ne pas refléter la réalité sociale de celles et ceux qui la chantent, qui l’écoutent et qui la dansent ?

Les thèmes de la vie courante qui tissent la trame du blues, le travail des hommes comme celui des femmes, leurs conditions de vie, de logement, leurs relations réciproques, leur rapport aux jeux, à l’alcool, aux drogues, à la prostitution, à la nourriture même… bref tout le système des références sociales et culturelles dont est porteur le blues reflète fidèlement l’organisation de la société dans laquelle sont immergé·e·s leurs auteur·e·s et il ne devient dès lors plus si facile d’être aussi catégorique…

Mississippi Delta Negro Children (Dorothea Lange, 1936)

Il faut dire que dès ses débuts, le blues a été bridé dans son expression politique. Il ne faut pas oublier que les lynchages étaient encore fréquents au moment de son apparition dans le sud des États-Unis (le Tuskegee Institute avance 3 800 victimes entre 1889 et 1940) et que le simple fait de regarder une Blanche dans les yeux pouvait attirer les pires ennuis.

Par ailleurs, jusqu’aux victoires du Mouvement pour les droits civiques, les États du Sud ont su mettre en œuvre tout un arsenal de subtilités légales et administratives, contraintes ou restrictions, visant à tenir la population afro-américaine à l’écart des urnes. En 1947 par exemple, dans douze États du Sud, à peine douze pour cent des gens de couleur ont déposé un bulletin dans une urne… Pas facile dans ces conditions d’exprimer ses opinions politiques ! Et quand bien même ce serait le cas, il ne faut pas trop compter sur l’industrie du disque pour nous transmettre ces témoignages historiques, tant que l’argument social ne devient pas source de profits, comme le remarque Peter Guralnick : « C’est bien dommage que Vocalion, la seule compagnie à parcourir régulièrement tout l’arrière-pays du Sud, n’enregistre ni des chants de travail ni des chants protestataires d’artistes noirs. [1] »

Heureusement, en 1952, la Highlander Folk School s’est chargée de compiler ces chants sociaux et/ou syndicaux dont certains ont été interprétés par le Nashville Quartet [2]. Lawrence Gellert accompli un travail de collecte similaire en Caroline du Nord, en enregistrant des chants folkloriques noirs pour leur pure valeur protestataire. Sans préciser les noms, les lieux et les dates, protégés par cet anonymat, les interprètes offrirent à Gellert un corpus de paroles de blues unique avec des témoignages sociaux d’une dureté terrifiante ! S’exprimer ouvertement n’était donc pas sans danger et c’est un paramètre déterminant à garder à l’esprit lorsqu’on s’arrête sur le contenu des textes et qu’on les restitue dans leur contexte.

Big Bill Broonzy

On sait par ailleurs que les blues·wo·men ont su développer la portée de leurs chansons en chargeant leurs textes de double sens, artifice leur permettant de s’adapter au contexte répressif de l’époque et de parvenir ainsi à exprimer malgré tout leurs colères ou indignations. Alan Lomax, rapporte que le patronyme « Mr. Charley » est devenu un nom générique pour parler de n’importe quel patron ou que, comme l’a montré Robert Springer [3], derrière les métaphoriques reproches adressés en apparence à l’être aimé se dissimule souvent la dénonciation des rouages d’un système social oppresseur. On se rappelle ces propos de Big Bill Broonzy : « Mes paroles parlent de babies, parce que c’est plaisant. Mais les vrais blues sont des chants de protestation à mots déguisés » [4]. Car en effet, « que sont-ils ces chants ? » interroge W.E.B. Du Bois. « Que sont-ils ces chants ? Que veulent-ils dire ? Je ne suis guère expert en musique et connais mieux les hommes (…). C’est la musique d’un peuple malheureux, des enfants de la déception. Ils nous parlent de mort et de souffrance, et le désir inexprimé d’un monde plus vrai point ici et là au cours des vagabondages hésitants par des chemins inaperçus. »

Max Roach [5] développe cette idée : « Cela a toujours été une tradition pour les artistes afro-américains d’exprimer leur point de vue et leurs revendications humaines, sociales et politiques dans leurs œuvres musicales et poétiques, par exemple Huddie Ledbetter, Bessie Smith et Duke Ellington, pour n’en citer que quelques-un·e·s. Les spirituals et la musique populaire afro-américaine, tout reflète ce fait sans le moindre doute. C’est pourquoi la volonté d’utiliser nos efforts artistiques comme tremplin pour exprimer nos revendications humaines, sociales et politiques est très naturelle. »

Ainsi, plusieurs auteurs insistent sur une expression politique essentielle à la musique afro-américaine, mais le plus souvent tue ou cachée, et Mark A. Humphrey [6] nous donne encore une précision concernant la différence entre la musique de Dieu et celle du Diable : « Ce ne sont pas les bouges et les bordels qui servaient de tribune de discussions et de critiques des puissants, mais bien plutôt les offices religieux, ce qui expliquerait pourquoi c’est effectivement l’Église qui a mené le Mouvement pour les droits civiques. » Voilà sans doute quelques raisons qui font pâtir le blues de cette réputation d’« apolitisme », tout au moins, et c’est salutaire pour ses auteur·e·s, de façade.

Car Lil Son Jackson de son côté livre une définition fort intéressante du blues : « Je crois que le blues est plus ou moins un sentiment qui vous vient quand vous pensez que quelque chose est injuste ou que quelqu’un vous a fait du tort, ou à propos de quelque chose d’injuste que quelqu’un a fait aux vôtres ou quelque chose comme ça… et que la seule façon dont vous puissiez en parler, c’est à travers une chanson, et c’est ça le blues… » Ainsi que Leroy Jones d’après Benoît Chanal : « Pour Leroy Jones, la musique afro-américaine, celle du moins qui est restée culturellement dans son essence rattachée au blues, n’a pas besoin d’exprimer par le texte une révolte contre l’oppression. Elle est l’expression même de cette révolte. »

On peut encore se remémorer ces propos de Joe Louis Walker [7] : « Le blues est déjà un message en soi. Il est social, il est politique. Il vient d’une souffrance même si elle est dépassée, et même lorsqu’il est festif il y a quand même une difficulté à surmonter. » Ou encore ceux d’Adolphus Bell [8] : « Le blues ne mourra jamais tant qu’il y aura des gens qui ont faim, qui n’ont pas de toit… »

Mais lançons-nous plutôt dans une exploration des productions qui sont parvenues jusqu’à nous et qui offrent bien des surprises !

W.C. Handy

À commencer par celle que nous réserve W.C. Handy, qu’on peut considérer comme le théoricien officiel du blues puisqu’il est le premier à l’avoir transcrit sur portées musicales. Il écrit son deuxième blues, Mr. Crump, sur une commande d’Edward H. Crump, candidat en 1909 à la mairie de Memphis. Il retravaille par la suite la mélodie et change le titre pour créer Memphis Blues.

Franck Stroke de son côté, forgeron de son état, détourne la chanson et chante Mr. Crump Don’t Like It, dénonçant les réformes politiques du nouveau maire de Memphis, E.H. Crump, visant à fermer les lieux de plaisir. Cette même mélodie avait donc servi à faire élire l’homme qui devait par la suite imposer le couvre-feu aux salles de spectacle et cabarets de Memphis… mais ce n’est — hélas ! — ni la première ni la dernière fois qu’un bulletin se retourne contre son électeur !

W.C. Handy n’est pas le seul à composer pour un candidat électoral ou une formation politique : John Lee Hooker chante Democrat Man dans les années 1960 alors que Bobo Jenkins entonne en 1954 à Chicago Democrat Blues, où il exprime clairement son mécontentement envers la victoire de Dwight Eisenhower et le retour des Républicains à la Maison-Blanche qu’ils avaient quittée vingt ans auparavant. Eddie Kirkland reprend le titre de cette chanson pour baptiser son album de 2008 Democrat Blues.

D’autres artistes préfèrent apostropher directement les présidents dans leurs chansons. En 1991, dans un album intitulé Stormy Desert Blues, Cooper Terry compose un White House Blues, où il interpelle le président Georges H. Bush, et Gaye Adegbalola épingle son fils en 2008 dans Deja Vu Blues. Plus près de nous, Guitar Shorty, dans Please Mr. President, s’adresse au président, cette fois Barack Obama, à qui Davis Evans dédie également une chanson : Obama Man. Mem Shannon dans Wrong People in Charge et Joe Louis Walker avec la chanson Preacher and the President (dans l’album du même nom) fustigent les politiciens qui s’engraissent sur le dos des électeurs. Doug MacLeod nous livre aussi son opinion dans Dubb’s Talkin’ Politician Blues.

Plus nombreux sont les artistes qui rendent hommage à leur façon aux présidents défunts, en particulier avec ce titre Dead Presidents enregistré pour la première fois sous les doigts de Little Walter Jacobs. Notons que l’expression « dead presidents » est aussi une façon de parler de l’argent en général à cause de l’effigie des présidents frappée sur les pièces de monnaie ou imprimée sur les billets de banque…

De tous les blues en l’honneur d’un homme d’État, c’est sans doute Roosevelt et Kennedy qui ont suscité la plus grande inspiration.

Quand Delano Roosevelt devient président des États-Unis, des centaines de Noirs américains, traditionnellement républicains, désertent le parti d’Abraham Lincoln (qui, dans la mémoire collective, reste le symbole de l’homme ayant libéré les esclaves) et votent démocrate. En introduisant un nouveau style de gouvernement, par exemple ses interventions régulières à la radio, donnant ainsi l’impression d’être plus proche et à l’écoute de ses administrés, mais aussi par le « cabinet noir » dont il savait recueillir les conseils avisés [9], Roosevelt était devenu très populaire dans la communauté noire. Ce dont témoignent quelques chansons telles que Tell me why you like Roosevelt ? d’Otis Jackson ou His Spirit Lives On de Big Joe Williams et President Blues de Jack Kelly, qui lui rend hommage en 1933 pour les bienfaits rendus à la communauté noire [10].

Ouvriers sur un chantier de la WPA (1939)

À propos de sa politique sociale, de nombreux titres évoquent les mesures prises par son gouvernement au cours de ses trois mandats successifs, pendant lesquels, son administration va lancer un programme de « Nouvelle Répartition » appelé « New Deal », via notamment la Work Projects Administration (ou WPA). Il va se composer à la fois d’aides et de subventions sociales et de gigantesques chantiers pour développer l’infrastructure du pays (routes, barrages, logements sociaux, écoles, hôpitaux, etc.), absorbant ainsi une bonne partie de la main-d’œuvre au chômage. Cependant, la discrimination raciale est encore à l’œuvre dans la distribution des aides du gouvernement. Entre les propriétaires blancs qui détournent allègrement les subventions agricoles à leur avantage, les fonctionnaires racistes qui octroient aux ayants-droit de couleur des allocations inférieures à celles versées aux Blancs démunis et les syndicats qui s’opposaient à l’embauche des ouvriers non blancs, les auteur·e·s de blues saluent effectivement ces mesures sociales mais avec parfois un humour caustique, voire désabusé. Ainsi Josh White, Sampson Pittman et Calvin Frazier, entre autres, livrent leur interprétation personnelle de Welfare Blues, tandis que le pianiste Speckled Red s’insurge dans sa version contre les discriminations dans la distribution des aides de l’État.

En 1933, Jimmie Gordon, Peetie Weatstraw ou Washboard Sam expriment avec un humour caustique la désillusion largement éprouvée devant des emplois qui restent subordonnés à l’arbitraire de contremaîtres racistes dans Don’t Take Away My WPA pour le premier et New Working on the Project pour le second. Il est vrai que quand on dresse le bilan de sa politique, on compte peu d’avancées concrètes au niveau des droits civiques, Roosevelt ménageant aussi l’aile conservatrice de son électorat.

Notons encore que Guitar Gabriel compose The Welfare Blues mais le morceau ne sort malheureusement pas avant 2009. Dans les années trente toujours, Big Bill Broonzy et Casey Bill Weldon interprètent WPA Blues. Ce dernier y évoque plus spécifiquement le projet de réaménagement des quartiers insalubres et poursuivra un discours plus général sur le WPA dans Casey Bill’s New WPA. Dans les années quarante, Sonny Boy Williamson reprend le thème dans Welfare Store Blues. En 1999, Odetta Holmes interprète la version de Big Bill Broonzy dans son album Blues Everywhere I Go où elle revisite de nombreux blues sociaux des années vingt et trente. Quant à Carl Martin, s’il appelle de ses vœux A Brand New Deal, c’est en référence à l’échec du projet, entrepris en 1935, d’unifier le salaire horaire au niveau national par la National Recovery Administration (NRA). Son House chante Government Camp Blues et, une dizaine d’années plus tard, Government Fleet Blues, repris en 2008 par Rory Block dans l’album Blues Walkin’ Like A Man. Sleepy John Estes, qui exprime avec un style si personnel la misère qu’il connaît bien, aborde le sujet des programmes d’aide sociaux du gouvernement dans Government Money et dans Brownsville Blues.

Leadbelly et Josh White, appréciés des milieux progressistes new-yorkais mais aussi d’Eleanor Roosevelt (elle invita plusieurs fois Josh White à la Maison-Blanche) entonnent dans les années quarante Dear President Roosevelt. Leadbelly n’en est pas à sa première incursion chantée dans le champ social, on se souvient de Scottsboro Boys à propos du procès expéditif de neuf adolescents noirs accusés d’avoir violé deux femmes blanches le 25 mars 1931. Josh White quant à lui était adhérent au Parti communiste dans les années trente, ce qui lui a valu par la suite des menaces de mort qui l’empêcheront d’honorer plusieurs dates, mais aussi l’incendie de sa maison par le KKK ainsi que les poursuites d’une commission d’enquête maccarthyste…

Mais c’est une autre histoire, revenons à Roosevelt. Annie Brewer lui dédie Roosevelt Blues et Big Joe Williams chante President Roosevelt. Enfin Freddy King, Albert Collins et Robert Cray reprennent un titre de Lusious Weaver et Sonny Thompson, When the Wellfare Turns Its Back on You, paru en 1932.

Mais le WPA appelle aussi de sévères critiques pour le contrôle social qu’il instaure sous le couvert de lutte contre la pauvreté, si l’on suit Laurent Jeanpierre, qui préface la réédition du livre de Ben Reitman [11] :

« La guerre contre la pauvreté mise en œuvre par l’État-providence américain sous le New Deal est aussi une guerre contre les pauvres, contre leur politisation possible et leur politisation potentielle. Toute la thématique du chômage volontaire, la culpabilisation, la ségrégation voire la criminalisation des pauvres et des inactifs vient de cette prévention préalable d’une sédition imaginaire possible. Les mesures prises en 1933 par Roosevelt apporteront les trois années suivantes une assistance financière d’urgence et sans contrepartie immédiate à vingt millions de personnes alors que les États-Unis comptent quinze millions de chômeurs et cent vingt millions d’habitants. C’est dans ce contexte qu’est créé un bureau fédéral des travailleurs transitoires (Federal Transient Bureau) à destination des hobos [ces travailleurs itinérants qui prenaient le train sans payer et dont l’évocation constitue un des thèmes récurrents du blues ! — NDLA], dirigé par Nels Anderson, l’ex-hobo devenu sociologue. Selon lui, la population du groupe s’est renouvelée de moitié en moins de six mois. Il fait alors construire des campements provisoires [les fameux Government Camp Blues chantés, entre autres, par Son House — NDLA] et organise des travaux publics sur l’ensemble du territoire.

Afin d’obtenir une aide, deux millions et demi de personnes doivent ainsi travailler pour l’État. Une assurance contre le chômage est prévue par Roosevelt en 1935 mais les mesures ne concernent en définitive que les personnes qui peuvent mériter cette aide en participant normalement à la production. En outre, l’aide prévue par les programmes fédéraux est toujours inférieure aux ressources qui proviendraient d’une activité. [12] »

Toujours Laurent Jeanpierre : « L’établissement et l’application de tels critères de “mérite” sont en vérité tout l’enjeu des nouvelles politiques sociales car ils permettent d’exercer un contrôle constant sur les populations, soumettant celles-ci, au premier chef la “hobohème”, à une dépendance et une surveillance permanentes au nom de l’assistance et à des normes d’autant plus arbitraires, imprécises et complexes qu’elles sont en réalité purement moralisantes. […] Les nouveaux hobos de la Grande Dépression offrent pourtant une brève résistance au contrôle de l’assistance. Ainsi le programme fédéral pour les travailleurs transitoires s’arrête-t-il en septembre 1935 parce que l’État fédéral récuse de plus en plus les aides d’urgence inconditionnelles à la population, l’attribution de droits sociaux, mais aussi, selon l’aveu même d’Anderson, parce que “ce n’est pas un programme facile à administrer, parce que les moyens manquaient pour contrôler ou pour guider même le mouvement des migrants”. La plupart des travailleurs itinérants se retrouveront au milieu des années 1930 sans aucune aide, d’autant qu’ils sont aussi rejetés des programmes d’aide au retour à l’activité, conditionnés eux à des critères de résidence. L’autonomie de la contre-culture hobo a fait place en quelques années à une tutelle envers les institutions d’État. »

JB Lenoir

Après l’ère Roosevelt s’ouvre celle de Truman. Champion Jack Dupree l’encourage à poursuivre la politique sociale de son prédécesseur dans God Bless Our New President quelques mois après l’investiture de H. Truman — il devient président en janvier et la chanson est enregistrée en avril après le décès de F.D. Roosevelt. D’ailleurs sur la face B on trouvait FDR Blues (pour Franklin Delano Roosevelt, bien sûr), où il célèbre le grand ami qui fit « la fierté de la race »… On attendait beaucoup de la relance économique d’après-guerre et Truman n’a pas su contenir l’inflation qui l’a rapidement rendu impopulaire. La période de récession qui s’amorce avec lui et qui va se poursuivre avec son successeur, Eisenhower, incite JB Lenoir à composer Deep in Debt Blues en 1951, mais surtout Eisenhower Blues en 1954. La chanson est rapidement retirée du marché avant d’être rééditée dans une version édulcorée sous le titre de Tax Paying Blues.

Mais JB chante également, dans Everybody Wants to Know :

You rich people, listen, you better listen real deep
If we poor peoples get hungry, we gonna take some food to eat.

(Vous les riches, vous feriez bien d’écouter attentivement
Le jour où nous les pauvres nous aurons vraiment faim, il faudra bien qu’on trouve à manger.)

Cette mise en garde à l’encontre des dominants n’est pas sans rappeler les paroles de Saw Mill Man Blues de Pleasant Joe :

I didn’t built this world,
But I sure can tear it down.

(Ce n’est pas moi qui ai construit ce monde
Mais je vous garantis que je suis capable de le foutre par terre.)

Soulignons que JB n’est pas le seul à se sentir concerné par la détresse sociale que B.B. King évoque également dans Recession Blues.

Les hommages au président Kennedy s’expriment à travers de nombreux blues, parmi lesquels President Kennedy interprété par Son House ou par la suite Sleepy John Estes, qui signe également President Kennedy Stayed Away Too lors de la même séance d’enregistrement. Fin 1963, début 1964, Pete Welding enregistre une douzaine de blues acoustiques pour la compilation Can’t Keep from Crying : Topical Blues on the Death of President Kennedy, dans laquelle on peut entendre A Man Amongst Men, de Big Joe Williams, A Man for the Nation, de John Lee Granderson, ou encore President Kennedy Gave His Life par Mary Ross. Au cours de sa tournée avec l’American Folk Blues Festival en 1964, Sleepy John Estes salue encore sa mémoire avec Blues for JFK. Perry Tillis lance un Kennedy Moan sur la bande d’un passionné suédois au début des années 1970, mais hélas le titre ne sortira pas avant 2006. Freddy King chante The Welfare et rappelle cette période sombre de l’ère Kennedy où l’image du défunt président en prend un coup. L’année suivante, Mighty Mo Rodgers continue le travail dans The Kennedy Song, paru avec l’album Blues Is My Waillin’ Wall.

Le gouvernement de Lyndon Johnson, quant à lui, reste marqué par la lutte pour la reconnaissance des droits civiques, l’assassinat de Martin Luther King et l’engagement des États-Unis dans la guerre du Vietnam. Notons qu’Agram Blues publie en 2011 une compilation intitulée President Johnson’s Blues dans laquelle on retrouve entre autres John Lee Hooker chantant Motor City Is Burning, Jim Bunkley interprétant [Segregation Blues ou encore King Solomon suppliant Please Mr. President. Ainsi que la plupart des titres évoqués dans notre article sur le blues et les guerres [13].

Après 1969 et l’arrivée au pouvoir de Richard Nixon, Clarence « Gatemouth » Brown s’adresse au président dans Please Mr. Nixon ainsi que dans Don’t Cut Off Your Welfare Line afin qu’il ne coupe pas les programmes sociaux. Guitar Gabriel, lui emboîte le pas en 1970 avec The Welfare Blues, un titre enregistré sous le pseudonyme de Nyles Jones, suivi en 1972 par le Texan Juke Boy Bonner dans Funny Money et Thomas Shaw la même année avec Richard Nixon’s Welfare Blues. À la même époque Roy C’s chante Open Letter to the President à celui qui avait promis lors de sa campagne de mettre un terme rapide à la guerre du Vietnam tandis que King Solomon’s vitupère Impeach the President (impeachment est la procédure de destitution d’un président aux USA). Howlin’ Wolf revient sur l’affaire du Watergate dans Watergate Blues sorti en novembre 1973, de même que Big Joe Williams dans Watergate Blues. Arealan Brown réclame, lui aussi, la démission de Tricky Dicky — Richard le tricheur — dans Impeach Me, enregistré avec l’harmoniciste de Chicago Little Mack Simmons. Enfin, à la fin de son mandat, Thomas Shaw interpelle à nouveau le président au sujet du bilan social catastrophique de son gouvernement dans Hey, Mr. Nixon.

Guido Van Rijn publie en juillet 2010 une étude en plusieurs volets sur des textes de blues et de gospel qu’il a choisi d’appeler President’s Blues. Il y recense près de 140 chansons sur la période 1961-1963 et en décortique une centaine portant sur Kennedy. Agram Blues publie une à une ces compilations, notamment President Nixon’s Blues — dans laquelle on retrouve la plupart des morceaux cités plus haut, ainsi que des titres sarcastiques sur la fierté américaine d’avoir été les premiers à marcher sur la lune, tel ce Moon Blues ou encore A Coon on the Moon de Howlin’ Wolf. Cet album est livré avec un President Ford’s Blues de 20 titres où sa politique est généralement associée à la course de l’inflation, au chômage et à la crise énergétique. On peut y entendre notamment un titre datant de 1947 chanté par Jack McVea, Inflation Blues, qui sera chanté simultanément par J.C. Burris, J. Witherspoon en 1975 et encore John Primer en 1993 — c’est dire l’actualité malheureusement continue de ce titre !

Un peu plus tard, en 1983, Carey Bell et Louisiana Red chantent Reagan Is for the Rich Man à l’American Folk Blues Festival et Champion Jack Dupree ajoute une chanson au palmarès en 1984 avec President Reagan. Eddie Burns revient sur la question de l’inflation qui s’est accrus sous le gouvernement Reagan avec New Inflation Blues sorti en 1990. En 1995, Lucky Peterson fustige les profits exorbitants dégagés par des riches encore plus riches et moins nombreux au cours de la « crise » du pétrole pendant que les pauvres sont de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux dans le titre I Ain’t Buyin’ sorti dans Lifetime en 1995.

Si Big Joe Williams évoque Thomas Jefferson dans Jefferson and Franklin Blues et si John Lee Hooker rend hommage à Abraham Lincoln dans Blues for Abraham Lincoln pour avoir mis fin à l’esclavage, Blind Willie Johnson semble être le premier à se montrer impertinent envers un président avec When the War Was On. Seul titre de son répertoire exempt de toute référence religieuse, la chanson, qui traite de la Première Guerre mondiale, présente le président de l’époque, Woodrow Wilson, comme « perché sur son trône » — ce qui n’a rien de choquant aujourd’hui, mais dans les années 1920 et de la part d’un petit paysan noir, avait une autre allure… D’ailleurs, on peut dire que Johnson sent bien qu’il risque d’aller trop loin dans cette chanson car, à la fin de la strophe, il préfère glisser une éblouissante partie de guitare et laisser l’auditeur imaginer la nature de la discrimination qu’il dénonce dans les rangs de l’armée.

En 1994, Sunnyland Slim sort un album intitulé Be Careful How You Vote, reprenant le titre qu’il chantait déjà en 1980 : Depression Blues, après Tampa Red, Yank Rachell et avant Steve Brown en 2008. Dans Tough Times encore, que chantent également Elmore James et John Brim, Muddy Waters salue la mémoire de Lyndon Johnson pour avoir ratifié en 1964 le Civil Rights Act et en 1965 le Voting Rights Act, lois qu’aurait dû mettre en place Kennedy.

Champion Jack Dupree

Il est un autre personnage récurrent dans les blues et que l’on ne peut passer sous silence : Martin Luther King. Champion Jack Dupree compose en 1968 Death of Luther King, Otis Spann lui dédie Tribute to Martin Luther King et Big Joe Williams The Death of Dr. Martin Luther King. Otis Spann livre son hommage en revenant sur les événements tragiques qui se sont déroulés à l’Hotel Lorraine et Koko Taylor apostrophe le président Johnson dans Separate or Integrate, quand Juke Boy Bonner revendique Being Black and I’m Proud l’année d’après en 1969. En 1961, JB Lenoir compose Shot on James Meredith dans lequel il interpelle à son tour le président Johnson sur les poursuites que devait encourir l’homme blanc qui avait tiré dans le dos du premier étudiant noir de l’histoire des États-Unis. Howlin’ Wolf enregistre I Had a Dream à Chicago le 26 janvier 1972 dans lequel le refrain renvoie directement au célèbre discours de MLK le 28 août 1963.

Enfin, en 1994, Luther Allison s’appuie encore sur la dimension symbolique du personnage pour dénoncer tous les apartheids dans l’émouvant Freedom.

Alabama Bus de Will Hairston rend hommage à Rosa Parks, cette couturière qui en 1955 refusa de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montgomery, déclenchant le boycott des transports dans la ville jusqu’à ce que, l’année suivante, la Cour suprême se prononce contre la ségrégation dans les autobus. Suite à cette décision de justice, les « Voyageurs de la liberté », partis de Washington en mai 1961 pour faire appliquer la nouvelle loi, faillirent se faire lyncher par une foule hystérique. Ce sont eux qui inspirent John Lee Hooker pour son Birmingham Blues.

Il y a encore un autre personnage historique qui apparaît suffisamment de fois pour qu’on le mentionne, c’est Adolf Hitler, cité souvent d’ailleurs pour soutenir l’engagement américain dans la Seconde Guerre mondiale. Entre 1940 et 1945, une vingtaine de titres qu’on retrouve dans la compilation Kickin’ Hitlers Butt, sortie en 2007, sont publiés à cet effet parmi lesquels : Hitler Blues de Florida Kid, Roosevelt & Hitler Part 1 & 2 de Buster « Buzz » Ezell, Round and Round Hitler’s Grave de Woody Guthrie et Pete Seeger, préalablement sorti en 1942 sous le titre Dear Mr. President, Leadbelly et Josh White y chantent Hitler Song, tout en interprétant aussi chacun de leur côté Mr. Hitler pour le premier et Fuehrer pour le second. Enfin R.L. Burnside, dans l’album Ass Pocket of Wiskhey, de 2005, chante Tojo Told Hitler.

Dans un autre registre, Big Bill Broonzy semble avoir inspiré bon nombre d’artistes à la suite de son Just a Dream 2 daté de 1939. L’idée d’un Noir président n’était à l’époque que pure fantaisie, comme il nous le fait entendre :

Dreamed I was in the White House, sittin’ in the president’s chair.
I dreamed he’s shaking my hand, said « Bill, I’m glad you’re here »
But that was just a dream. What a dream I had on my mind
And when I woke up, not a chair could I find

J’ai rêvé que j’étais à la Maison-Blanche, assis dans la chaise du président
J’ai rêvé qu’il m’a serré la main en me disant « Bill, je suis content que tu sois là »
Mais ce n’était qu’un rêve. Le genre de rêves qui tournent dans ma tête
Et quand je me suis réveillé, il n’y avait même pas de chaise dans ma pièce.

Sur les pas de Louis Amstrong, J.C. Burris interprète avec près de vingt-cinq ans d’avance Black President (c’est d’ailleurs le titre d’un de ses albums) au San Francisco Blues Festival de 1986 et c’est Blind Lemon Pledge qui sort en mai 2009 Black Man inna White House. Johnny Shines quant à lui enregistre dès 1953 Livin’ in the White House et dans Red’s Dream, Louisiana Red s’imagine arriver aux Nations unies et régler tous les problèmes à sa façon… Enfin, terminons par un morceau de choix, le titre de Howard Glazer qui livre son opinion sur les lois liberticides qui ont été promulguées suite aux attentats du 11 septembre à New York, dans l’incisif Patriot Act Mix.

Ainsi, les blues proprement « politiques » sont proportionnellement peu nombreux dans la galaxie du genre, mais ces quelques dizaines de titres suffisent à sortir le blues d’un apolitisme de façade qui cache bien souvent, comme le constatent les sociologues, une idéologie réactionnaire qui tendrait à dépolitiser nos actes… comme si le blues pouvait exister en dehors de l’oppression qui l’a vu naître !

Laissons donc le dernier mot à Nina Van Horn qui écrit dans Hell of a Woman !, livre accompagné d’un CD publié en 2009 : « Partager devrait être le maître mot de notre civilisation et, parfois, il est du devoir des artistes d’utiliser leur talent pour que le monde soit un tout petit peu meilleur. »

Si vous souhaitez compléter cette liste,
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vous pouvez écrire à cette adresse :
comboquilombo@free.fr

Source : Le Blues des Canuts
15 janvier 2013.

Notes

[1Comment ne pas penser à Léo Ferré pour qui « Les plus beaux chants sont les chants de revendication ! » (préface de Léo Ferré, éditions La Mémoire et la Mer, 1969) ? On peut même aller plus loin avec lui lorsqu’il écrit : « Le jour où nous aurons nos tripes à l’américaine, nous leur ferons des enfants de là-bas… Avec la musique des esclaves ! » (livret Poètes, vos papiers ! - Amour Anarchie, 1970).

[2Dans Melody Maker, juillet 1937. In A la recherche de Robert Johnson (Peter Guralnick, Castormusic, 2008, p. 16).

[3Monique Pouget dans Blues Magazine n° 17.

[4Dans The Souls of Black Folk (1903).

[5Dans le n° 114 de Jazz Magazine (janvier 1965).

[6Nothing but the Blues, p. 124.

[7Rapportés dans le n° 12 de X-road.

[8Dans Crops Blues Mag n° 3 (janvier-février 2010).

[9Il nomme par exemple Mary McLeod Bethune (présidente du Conseil national des femmes noires) à l’Administration nationale de la jeunesse où elle entreprend un vaste programme d’alphabétisation et encourage de nombreux étudiants noirs à poursuivre leurs études par l’octroi de bourses d’État.

[10En 1935, 65 à 80 pour cent des familles de couleur vivant dans les États du Sud contre la moitié de celles installées dans le nord du pays ont reçu des aides de l’État.

[11Ben Reitman, Boxcar Bertha., Aventures d’une vagabonde anarchiste américaine (Nautilus, 2008, première édition à Chicago en 1937).

[12Sur le contrôle social par le New Deal et par l’État-providence : Richard A. Cloward, Frances F. Piven, Regulating the Poor. The Fonction of Public Welfare, New York (Pantheon Books, 1971) ; Robert Castel, « La “guerre contre la pauvreté” aux États-Unis : le statut de la misère dans une société d’abondance » (Actes de la recherche en sciences sociales n° 19, janvier 1978).

[13Pour plus d’infos sur les rapports entre le blues et les guerres, voir : « Le blues et l’armée, le blues et les guerres ».

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