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Les révolutions contre les avant-gardes

mardi 21 juin 2011, par Raúl Zibechi

Les puissantes mobilisations qui traversent le monde sont en train de déborder aussi bien les démocraties que les dictatures, les régimes issus d’élections et de coups d’État, les gouvernements du premier et du tiers monde. Et ce n’est pas tout. Elles débordent les murs de contention des partis sociaux-démocrates et de gauche, dans leurs variantes les plus diverses. Elles débordent aussi les savoirs accumulés par les pratiques émancipatrices en plus d’un siècle, au moins depuis la Commune de Paris.

Naturellement, cela produit du désarroi et de la méfiance parmi les vieilles gardes révolutionnaires, qui réclament une organisation plus solide, un programme avec des objectifs qu’on peut atteindre et les chemins pour y parvenir. En somme, une stratégie et une tactique qui cimentent l’unité des mouvements, condamnés à l’échec s’ils persistent dans leur dispersion et leur improvisation actuelles. Ceux qui le disent sont souvent des personnes qui participent aux mouvements et se félicitent de leur existence, mais qui n’acceptent pas qu’ils puissent marcher par eux-mêmes sans passer par des interventions qui établissent une certaine orientation et une direction.

Les mouvements en cours remettent en cause à la racine l’idée d’avant-garde, l’idée qu’est nécessaire une organisation de spécialistes de la pensée, de la planification et de la direction du mouvement. Cette idée est née, comme nous l’indique Georges Haupt dans La Commune comme symbole et comme exemple [1], de l’échec de la Commune. La lecture qu’en a faite une partie substantielle du camp révolutionnaire a été que l’expérience parisienne a échoué à cause de l’inexistence d’une direction : « Ce fut le manque de centralisation et d’autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris », a dit Engels à Bakounine. Ce qui, à l’époque, était juste.

Haupt soutient que de l’échec de la Commune ont surgi de nouveaux thèmes dans le mouvement socialiste : le parti et la prise du pouvoir d’État. Dans la social-démocratie allemande, le principal parti ouvrier de l’époque, a fait son chemin l’idée que la Commune de 1871 était « un modèle à rejeter », comme l’a écrit Bebel peu d’années après. La vague suivante de révolutions ouvrières, qui a eu son point culminant avec la révolution russe de 1917, a été marquée au fer rouge par une théorie de la révolution qui avait fait de l’organisation hiérarchisée et des spécialistes son axe et son centre.

Lors du dernier demi-siècle se sont produites deux nouvelles vagues de ceux d’en bas : les révolutions de 1968 et celles d’aujourd’hui, qui ont probablement eu leur point de départ dans les mouvements latino-américains contre le néolibéralisme de la décennie 1990. Au cours de ce demi-siècle se sont produits, insérés dans les deux vagues, quelques faits qui modifient de fond en comble ces principes : l’échec du socialisme soviétique, la décolonisation du tiers monde, et surtout les révoltes des femmes, des jeunes et des ouvriers. Les trois processus sont si récents que bien souvent nous ne remarquons pas la profondeur des changements qu’ils incarnent.

Les femmes ont fait entrer en crise le patriarcat - ce qui ne veut pas dire qu’il ait disparu - lézardant ainsi l’un des noyaux de la domination. Les jeunes ont débordé la culture autoritaire. Les ouvriers, les ouvrières, ont désarticulé le fordisme. Il est évident que ces trois mouvements appartiennent à un même processus que nous pouvons résumer dans la crise de l’autorité : celle du mâle, celle du hiérarque et celle du contremaître. À leur place s’est installé un grand désordre qui force les dominateurs à trouver de nouvelles formes pour discipliner ceux d’en bas, pour imposer un ordre chaque jour plus éphémère et moins légitime, puisqu’il se résume souvent à une simple violence : celle du machiste, celle de l’État, celle d’en haut.

En parallèle, ceux d’en bas se sont approprié des savoirs qui auparavant leur étaient refusés, depuis la maîtrise de l’écriture jusqu’aux modernes technologies de la communication. Le plus important, cependant, est qu’ils ont appris deux faits entremêlés : comment agit la domination, et comment faire pour la désarticuler ou, au moins, la neutraliser. Il y a un siècle, les ouvriers qui dominaient de tels arts étaient une très étroite minorité. Les révoltes, comme celle qu’a menée la Commune, étaient le fruit de brèches que d’autres ouvraient dans les murs de la domination. À présent nous, ceux d’en bas, nous avons appris à ouvrir des crevasses par nous-mêmes, sans dépendre de la sacro-sainte « conjoncture révolutionnaire » dont la connaissance était l’affaire de spécialistes qui dominaient certains savoirs abstraits.

Dans quelques régions du monde pauvre s’est produite la récupération de savoirs ancestraux de ceux d’en bas qui avaient été écrasés par le progrès et la modernité. Dans ce processus, les peuples indiens jouent un rôle décisif, en donnant une nouvelle vie à un ensemble de savoirs liés à la guérison, à l’apprentissage, à la relation avec l’environnement, et aussi à la défense des communautés, c’est-à-dire à la guerre. On a ainsi les zapatistes, mais aussi les communautés de Bagua, dans la jungle péruvienne, et une infinité d’expériences qui montrent que ces savoirs sont valides pour ces résistances.

Cet ensemble d’apprentissages et de nouvelles capacités acquises dans la résistance a rendu inutile et peu opérante l’existence d’avant-gardes, ces groupes qui ont vocation à commander parce qu’ils croient savoir ce qui est le mieux pour les autres. À présent, des peuples entiers savent comment se conduire eux-mêmes, sur la base du « commander en obéissant », mais inspirés aussi par d’autres principes que nous avons pu entendre et pratiquer ces dernières années : « avancer au pas du plus lent », « à nous tous, nous savons tout » et « c’est en posant des questions qu’on avance ».

Ce qui précède ne veut pas dire qu’il n’est plus nécessaire de nous organiser en collectifs militants. Sans ce type d’organisations ou de groupes, formés par des activistes ou quel que soit le nom qu’on voudra donner aux personnes qui consacrent leurs meilleures énergies à changer le monde, ce changement n’arrivera jamais, parce qu’il ne tombe pas du ciel et n’est pas un cadeau octroyé par des chefs ou des hommes d’État éclairés. Les révolutions que nous sommes en train de vivre sont le fruit de ces multiples énergies. À beaucoup, nous en avons été les détonateurs. Mais une fois mises en marche, la prétention de les diriger à coups de commandements produit en général des résultats opposés à ceux qu’on souhaite.

Raúl Zibechi

La Jornada (Mexico), 17 juin 2011.
Traduit par el Viejo.

Notes

[1Éd. Siglo XXI, 1986 (en espagnol), voir Georges Haupt, textes choisis.

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