Le discours politique et académique actuel se réfère fréquemment à la relation entre la gauche et l’autonomie. Les arguments se cantonnent souvent dans les généralités, admettent sans fondement que ces deux termes sont entièrement compatibles. Or ces arguments ne tiennent guère compte de ce que, pour certaines gauches, certaines autonomies sont inacceptables et vice versa.
Les événements précédant les Accords de San Andrés, en 1996, peuvent contribuer à éclairer cette contradiction, toujours plus flagrante dans les luttes politiques actuelles : au cours de la première réunion des dirigeants zapatistes avec les assesseurs qu’ils avaient invités à leurs négociations avec le gouvernement, ceux-ci leur demandèrent d’expliquer quelle était leur notion de l’autonomie. Les zapatistes répondirent : « Nous en avons une conception que nous appliquons chaque jour dans nos communautés. Mais nous savons que ce n’est pas la seule ni nécessairement la meilleure. Nous vous avons invités afin de découvrir quelle est la notion de l’autonomie qui représente le consensus des peuples indiens de tout le pays, car c’est en les termes de ce consensus que nous négocierons. » Ils confirmèrent cette attitude lors du Foro Nacional Indígena qu’ils convoquèrent par la suite : après avoir pris connaissance de la position des peuples indiens, ce sont elles qu’ils défendirent à la table des négociations.
Cette posture consensuelle ne fut pas approuvée par tous les assesseurs. Certains d’entre eux exprimèrent en public et en privé leur désaccord avec les Accords de San Andrés, parce que, selon eux, ceux-ci ne faisaient pas justice aux demandes historiques des peuples indiens. Par exemple, écrivant pour la Revista del Senado de la República, Hector Díaz Polanco signalait que l’objet de ces accords n’était pas réellement l’autonomie, parce qu’ils ne stipulaient pas ce qui, selon lui, la définit, à savoir la base territoriale, un gouvernement autonome « défini comme un ordre de gouvernement spécifique, constitutif du système de pouvoirs verticaux qui constitue l’organisation de l’État » et des compétences politiques qui configurent « la décentralisation politique consubstantielle à tout régime autonome » (vol. 2, n° 2, p. 109).
Diverses gauches et diverses droites coïncident avec ce point de vue. C’est la forme d’autonomie que l’Espagne, par exemple, reconnaît à Madrid : une forme de décentralisation des pouvoirs d’État. Mais cela ne correspond en rien à la teneur des Accords de San Andrés : l’autonomie qu’exigent les peuples indiens n’a rien à voir avec cette « décentralisation verticale ». Les accords de San Andrés impliquaient au contraire une profonde réforme de l’État mexicain qui aurait dû être l’expression d’un nouveau pacte social fondant une nouvelle relation entre les peuples indiens et l’État. S’ils étaient reconnus comme tels, ces peuples pourraient exercer leur libre détermination et leurs formes propres de gouvernement en tant qu’entités de droit public, au même titre que les États conformant la Fédération. Pour autant, leurs pratiques politiques et sociales ne sauraient être des formes décentralisées d’administration des pouvoirs verticaux de l’État, comme le veut la position décentraliste, mais l’expression réellement autonome de la volonté souveraine des peuples indiens au sein d’un régime juridiquement pluraliste.
Le gouvernement s’en tira par une grotesque pirouette. Plutôt que de respecter des accords desquels ils étaient officiellement partie prenante, les pouvoirs d’État produisirent une contre-réforme destinée à dissoudre les accords en une vaine rhétorique. Sans les principes législatifs entérinés par ces accords, les zapatistes ainsi que bien d’autres peuples indiens en furent réduits à continuer à pratiques de facto l’autonomie qui leur était refusée de jure, prouvant par là leur capacité et leur volonté de l’exercer en évitant à la fois de déchirer la nation et de se soumettre aux pouvoirs verticaux de l’État.
Comme ne cessent de le proclamer les zapatistes depuis mai 1994, cette conception de l’autonomie « est également applicable aux peuples, aux syndicats, aux groupes sociaux, aux associations paysannes, aux gouvernements des États et aux États eux-mêmes, entités nominalement libres et souveraines à l’intérieur de la Fédération mexicaine ». Loin de prétendre imposer cette notion à d’autres, ils cherchent à créer un espace politique dans lequel les gens eux-mêmes puissent en débattre en considération d’autres propositions et la - ou les - mettre éventuellement en pratique, plutôt que d’attendre quoi que ce soit de quelque leader charismatique, d’un universitaire, d’une quelconque avant-garde ou d’un parti politique prétendant parler en leur nom.
Tel est le chemin dans lequel nous sommes engagés : un processus de création active de cet espace public, consolidé sur sa base sociale et plus ample chaque jour, alors qu’« en haut » la bulle de vacuité politique qui ne fait que s’enfler est le rideau de fumée qui dissimule la constante agression officielle aux initiatives et efforts populaires, particulièrement ceux qui débouchent sur des pratiques autonomes.
Au Chiapas persiste une situation d’agression permanente de plus en plus violente contre la rébellion zapatiste. Dans l’État d’Oaxaca, la répression de tout projet autonome est quotidienne. Et pourtant, les réformes constitutionnelles conquises en 1998, fidèles à l’esprit des Accords de San Andrés, firent inscrire dans la Constitution de l’État que « le droit à la libre détermination des peuples et communautés indigènes s’exprime en tant qu’autonomie ». Comme « parties intégrantes de l’État d’Oaxaca, [ces peuples et communautés] sont des personnes morales de droit public. La loi réglementaire établit les normes qui assurent la reconnaissance et le respect des droits des peuples et communautés indigènes en ce qui concerne leurs organisations sociale et politique, leurs systèmes normatifs internes, la jurisprudence qui prévaudra sur leurs territoires ».
Or les pouvoirs en place foulent aux pieds ces clauses constitutionnelles sous prétexte que l’autonomie est une notion étrangère aux « us et coutumes » des peuples d’Oaxaca, comme vient de le déclarer le gouverneur issu des récentes élections.
Gustavo Esteva
La Jornada, Mexico,
15 novembre 2010.
Traduit par Jean Robert.