Décembre : District fédéral, la douzième étape
Seconde image : Mexico DF, le décembre d’Acteal ou le pourquoi du Pays basque.
Pierre et nuage poursuivent leur traversée de cette ville et de ses chantiers. Chantiers qui, on le pressent, vont servir à élever une nouvelle ville pour les puissants, une ville qui soumette les « autres » villes.
Pour s’en assurer, López Obrador a importé de notre voisin du Nord turbulent et brutal le « Plan tolérance zéro » (avec qui débarquent, en prime, le Robocop Giuliani et sa garde prétorienne). Ce plan s’appuie à l’origine sur un article des criminologistes G.I. Kelling et J.Q. Wilson, « Vitres brisées », datant de 1982. Les auteurs y prétendent que certaines situations favoriseraient l’éclosion et l’exécution d’actes criminels : « Imaginons un terrain vague où poussent les mauvaises herbes ; quelqu’un casse des vitres ; les adultes ne prennent plus la peine de rabrouer les enfants qui font trop de bruit ; ces derniers, encouragés de la sorte dans leurs activités, se font rebelles ; les familles désertent les lieux, les détritus s’accumulent, les gens se mettent à boire devant les magasins ; un ivrogne s’écroule sur le trottoir et peut très bien rester là jusqu’à ce qu’il ait dessoûlé ; les mendiants agressent verbalement les passants et là où il y a des mendiants, demain c’est le tour des voleurs puis des assassins. »
Vous saisissez la logique de la chose ? En suivant ce raisonnement « impeccable », la police ne pourchasse plus le banditisme, elle préfère s’acharner sur les enfants et les jeunes qui pourraient devenir des mendiants et des ivrognes, qui se convertiront à leur tour en voleurs et en assassins. Si vous y voyez une quelconque ressemblance avec la doctrine de guerre préventive qui sous-tend l’expédition des Bush-Blair-Aznar contre l’Irak, c’est que vous avez l’esprit mal tourné. Nous sommes dans « la ville de l’espoir », voyons ! Même si avec un tel plan les libertés individuelles en sont réduites à une peau de chagrin, la pensée conservatrice s’en trouve renforcée et toute solidarité entre les habitants qui ne passerait pas par le ministère public relève de l’« association de malfaiteurs ».
Il ne s’agit de rien d’autre que d’élever un véritable « cordon de sécurité » autour de la ville du pouvoir. Pour remplir ses objectifs, une telle « barrière préventive » devra exclure ou enfermer les pauvres, c’est-à-dire ceux qui font vivre et marcher une ville.
À côté de cela, López Obrador travaille à une construction d’un autre genre : celle d’un accord avec les grands capitaux de l’industrie et du commerce. En échange de leurs faveurs, le chef du gouvernement du DF fournira une ville sous contrôle social et policier ainsi que l’infrastructure nécessaire à l’édification d’une nouvelle métropole, où les riches ne seront pas les mieux lotis, mais les seuls habitants.
Voilà comment on procède : d’abord, on déclare qu’il faut stopper la construction de logements dans les arrondissements périphériques du DF ; ensuite, on affirme qu’il est indispensable de repeupler les quartiers du centre et, dans la foulée, on crée l’Office du centre historique, placé sous la direction de Carlos Slim Helú. Trois mégaprojets sont aussitôt mis en route : le « couloir financier » (l’avenue de la Réforme), le projet Alameda et le projet Centre historique. Finalement, on annonce que Carlos Slim achète des terrains et des vieux immeubles dans tout ce secteur. En conséquence, la construction de logements populaires sera stoppée net, sous prétexte que toute croissance vers la périphérie est devenue impossible. Dans le même temps, trois arrondissements serviront de modèle à cette future « ville globale ». Le niveau des revenus, des services d’éducation et de communication, des services médicaux et, évidemment, de sécurité urbaine y sera très différent de ceux des autres arrondissements.
Carlos Slim Helú, l’homme le plus riche du Mexique et de l’Amérique latine, se trouve non pas derrière mais aux commandes de toute l’opération. Dans une sorte de biographie non autorisée (Carlos Slim. Portrait inédit, édition Océano), José Martínez Mendoza, journaliste – et auteur, avant cela, d’un portrait de Carlos Hank González –, établit le profil de M. Slim. Ce dernier se targue d’être un self made man et, en effet, il a pris grand soin de cultiver l’image d’un homme qui a commencé tout en bas de l’échelle. Mais il se réfère sans doute au rez-de-chaussée de sa vaste demeure, parce qu’il est entré dans la liste des multimillionnaires après avoir acheté Telmex, la compagnie de téléphone mexicaine, pour la modique somme de quatre cents millions de dollars, alors que sa valeur réelle a été estimée à douze milliards de dollars. Qui la lui a vendue ? Carlos Salinas de Gortari. Depuis 1984, date à laquelle il a fondé avec quelques associés la compagnie Libre Empresa SA (LESA), qui allait acquérir plusieurs entreprises semi-étatiques, Slim s’est consacré à cultiver son « amitié » avec les hommes politiques. Il n’a d’ailleurs pas limité son cercle d’amitiés au PRI, il l’a élargi à des membres du PAN et du PRD, à des intellectuels et à des artistes, ainsi qu’à des directeurs de médias.
Un « déclic » s’est vite produit entre Slim et López Obrador, ce genre de déclic qui n’a pas souvent lieu entre politicien et homme d’affaires. Ces deux-là ont en commun le même type d’intelligence et de pragmatisme, mais ils savent que ce qui les lie n’a rien à voir avec de l’amitié. Ils sont voisins à Cuicuilco, ont des intérêts communs, s’échangent des faveurs et, en bons commerçants, feignent la cordialité tandis qu’ils révisent méticuleusement leurs comptes et qu’après chaque réunion ils fouillent leurs poches pour s’assurer qu’il ne manque rien.
Nombreux sont les intellectuels et les hommes politiques qui retirent une certaine fierté de posséder l’amitié de Carlos Slim Helú. Certains vont jusqu’à se vanter de « conseiller » l’homme le plus puissant d’Amérique latine. Mais M. Slim n’a ni « conseillers » ni « amis », il n’a que des employés. C’est juste que certains d’entre eux ne le savent pas.
L’un d’entre eux n’est autre que Felipe González Márquez, ex-président du gouvernement espagnol, aujourd’hui aide de camp des grands capitaux européens. M. González effectue de fréquents voyages au Mexique pour partager avec son « ami » Slim son goût pour la bonne table, pour les bonsaïs, pour la photographie et pour le billard. Notons cependant que quelques années auparavant, en 1995, c’est précisément par l’intermédiaire de Slim Helú que Felipe González, alors président du gouvernement espagnol, ferait ami-ami avec quelqu’un d’autre : Ernesto Zedillo Ponce de León. Mais avant de remonter jusque-là, commençons par examiner le passé tout récent.
En septembre 2002, plusieurs heures avant que la sentence de la Cour suprême de justice mexicaine sur la contre-réforme indigène ne soit rendue publique, l’EZLN (l’Armée zapatiste de libération nationale) savait déjà quelle serait sa décision et ce qu’elle signifiait : les trois pouvoirs de l’Union [le Mexique] avaient fait cause commune pour décréter la rupture définitive de la voie du dialogue et des négociations en vue d’une solution réelle au soulèvement zapatiste.
Nous avons donc commencé à travailler sur l’une des options que nous avions envisagées dès fin 2001 : tenter au niveau international ce qui avait échoué au niveau national. L’EZLN prévoyait donc d’envoyer des délégués en Europe dans le but d’en appeler aux organismes internationaux et d’essayer d’obtenir la reconnaissance des droits et de la culture indigènes, soutenus par ceux qui sympathisent avec la cause indigène au Mexique et dans le monde entier. Ce devait être une marche semblable à celle réalisée en 2001, avec une différence fondamentale, cependant. Alors que l’EZLN s’en était tenue exclusivement à la question indigène lors de la mobilisation de 2001, au cours de cette marche internationale cette question serait reliée aux luttes actuelles dans le monde, en particulier à celles qui concernent la reconnaissance de la différence, de la résistance et de la rébellion, et tout spécialement avec l’opposition aux préparatifs guerriers qui s’annonçaient déjà contre l’Irak.
Nous pensions que l’Europe était un terrain où le bellicisme international pouvait être contrecarré en enrayant sa logique et que cette opposition pourrait se propager dans le reste du monde. Nous ne pensions évidemment pas être en mesure de provoquer un tel mouvement international, mais être capables de contribuer, aux côtés d’autres forces qui agissaient déjà au sein de l’Europe sociale, à faire que quelque chose se mette en marche. C’était l’occasion de participer plus directement à la construction d’un monde où ait leur place tous les mondes. Bref, il ne s’agissait pas pour nous d’aller en Europe en « enfants sages », mais de faire entendre notre parole de rébellion. Bien entendu, le problème était comment et quand y aller. Nous en étions là de nos réflexions quand, le 2 novembre 2002, le jour de la Fête des morts, quelqu’un prit contact avec notre commandement général par le truchement d’un messager.
En accord avec ce qui a été convenu, nous ne pouvons pas révéler grand-chose sur cette personne, si ce n’est qu’elle fut très proche des cercles du pouvoir politique et économique entre 1993 et 1996. Après avoir fixé quelques conditions concernant la discrétion et le secret à donner à cette prise de contact, nous avons pris connaissance du message qui disait, en gros, que la personne qui l’envoyait possédait des informations qui pourraient être utiles à l’EZLN. Puis poursuivait (et là, je cite textuellement) : « Si cela vous intéresse, faites-le moi savoir. Il s’agit d’Acteal. » Ce n’était pas la première fois que des dissidents du gouvernement nous faisaient parvenir des informations, parfois vraies, parfois fausses, aussi avons-nous fait savoir à cette personne qu’elle pouvait nous communiquer ce qu’elle savait. Voilà ce qu’elle nous a révélé :
Dans les mois qui ont suivi février 1995, après qu’eut échoué la trahison de Zedillo à l’encontre de l’EZLN, tout comme avait échoué l’offensive militaire qui l’accompagnait, et après le bide du show de l’arrestation de Raúl Salinas de Gortari, les généraux Renán Castillo (chef militaire et gouverneur de facto au Chiapas) et Cervantes Aguirre (ministre de la Défense nationale) insistaient sur la nécessité de faire en sorte que des groupes paramilitaires s’affrontent aux zapatistes (Renán Castillo avait effectué sa formation avec des officiers nord-américains et Cervantes Aguirre filait le parfait amour avec son homologue américain, de sorte que cette tactique, qu’ils avaient dénommé Colombia, avait le feu vert du State Department).
Zedillo, cependant, ne parvenait pas à se décider. Toujours en 1995, un membre éminent du gouvernement espagnol entrait en scène. « Un intime du président », affirme la personne qui nous a informés, « [qui] a participé à des réunions qui n’étaient pas strictement sociales, mais dans lesquelles on touchait à des affaires d’État ».
Au cours de l’une de ces réunions, Zedillo évoqua les zapatistes et les difficultés qu’il y avait à en finir avec eux car l’opinion publique était de leur côté. Le personnage en question, membre du gouvernement espagnol, répondit alors que l’idéal était de commencer par détruire la légitimité des zapatistes, puis de frapper. Zedillo rappela à cette personne le coup du 9 février et ses conséquences. L’Espagnol précisa qu’il ne se référait pas à cela, mais au fait que, puisque les zapatistes se battaient pour les indigènes, il fallait faire en sorte qu’ils se battent contre les indigènes. Et ajouta qu’« en Espagne, nous avons créé plusieurs groupes pour contrecarrer les secteurs indépendantistes basques ». Zedillo rétorqua qu’il connaissait l’existence des GAL (Groupes antiterroristes de libération) et l’enquête en cours visant à dégager le gouvernement de toute responsabilité dans l’enlèvement et l’assassinat d’etarras. L’Espagnol, loin de se démonter, déclara que tuer et séquestrer des assassins n’était pas un crime, mais un service que l’on rend à la société. Il ajouta que les GAL ne s’en tenaient pas là, qu’ils réalisaient aussi des attentats que l’on attribuait ensuite à ETA. Zedillo demanda si le roi était au courant. À quoi l’Espagnol répondit : « Le roi sait ce qui est bon pour lui et feint d’ignorer ce qui ne l’est pas. » Puis renchérit en disant qu’il n’y avait pas à s’en faire, qu’on aurait droit à quelques jours de scandale, tout au plus, et que personne n’allait chercher plus loin quand ce sont des terroristes qui meurent et que la raison d’État implique de prendre parfois de graves décisions.
Zedillo signala que ce genre de choses ne servait à rien ici, parce que les zapatistes ne sont pas des terroristes. « Faites-en des terroristes », dit l’Espagnol. Avant d’ajouter : « Ce qu’il faut, c’est créer un groupe armé d’indigènes et faire qu’il s’affronte aux zapatistes. Ils se battent, il y a des morts, l’armée vient rétablir l’ordre et le tour est joué ! » Et de continuer : « Nous pourrions vous donner un coup de main avec quelques conseils, en apportant notre expérience, voyez-vous. Évidemment, en échange, nous attendons la coopération de votre gouvernement, par exemple l’extradition d’etarras qui vivent dans votre pays. » Zedillo répliqua que rien ne prouvait qu’il s’agissait de membres d’ETA. « Cela ne pose aucun problème, répondit l’autre, nous nous chargerons de faire en sorte qu’ils le soient. » Ce dernier poursuivit en annonçant que son gouvernement pourrait également prêter main-forte au gouvernement mexicain dans ses négociations commerciales avec l’Europe, et finit son raisonnement par cette phrase : « Hombre, Ernesto, s’il y a bien une chose que les Espagnols savent faire, c’est exterminer les indigènes. »
Là s’achève l’information qui nous a été fournie. On imagine facilement le reste. Zedillo ordonne la mise en place de groupes paramilitaires, le gouvernement espagnol apporte ses conseils et le gouvernement mexicain augmente l’extradition de présumés etarras.
Le 22 décembre 1997, un groupe paramilitaire part s’affronter aux zapatistes. Ceux-ci se replient pour éviter tout heurt entre indigènes et préviennent les non-zapatistes de la menace qui approche. À Acteal, les Abeilles (l’association indienne Las Abejas) restent sur place. Ce sont des gens désarmés, confiants dans le fait que leur neutralité leur garantit qu’ils ne risquent rien. La boucherie commence et se termine tandis que policiers et militaires attendent patiemment leur tour de venir « rétablir l’ordre » dans cet « affrontement » entre indigènes. La vérité est découverte presque immédiatement, grâce aux médias. La nouvelle fait le tour du monde et choque tout être humain noble. Dans la résidence présidentielle de Los Pinos, Zedillo ne peut que répéter : « Pourquoi des enfants et des femmes ? »
Le sang versé à Acteal encore frais, Felipe González commentait de la sorte le massacre, lors d’une interview concédée au journaliste mexicain Luis Hernández Navarro (La Jornada du 10 mars 1998) : « Ce genre de choses cause toujours une terrible émotion. Nous vivons à l’heure d’une mondialisation médiatique qui provoque un fort impact. Le Mexique doit sa grandeur au fait qu’un tel événement constitue une nouvelle explosive et inquiétante. Des situations beaucoup plus graves sous d’autres latitudes ne font pas la une des journaux ou ne parviennent pas à franchir ces barrières de la communication. » Le problème ne tiendrait donc qu’à une exagération des médias…
Felipe González Márquez était-il cette certaine personne qui avait parlé avec Zedillo des GAL, des paramilitaires et de l’extradition de Basques ? Était-ce quelqu’un de son gouvernement ? Évoquons quelques épisodes arrachés aux pages de calendriers des années précédentes.
1995 : en Espagne, le tribunal des contentieux autorise le gouvernement de Felipe González à garder secrets des documents liés aux Groupes antiterroristes de libération. Créés le 6 juillet 1983, les GAL sont responsables d’avoir commis entre 1983 et 1987 au moins 40 attentats ayant fait 28 morts,. En octobre 1995, Ernesto Zedillo se réunit en privé avec Felipe González à Bariloche, en Argentine, à l’occasion du Ve Sommet d’Amérique latine.
Janvier 1996 : les personnes inculpées de la guerre sale contre l’ETA clament haut et fort que toute l’affaire des GAL n’est qu’une conspiration pour « renverser » le président en fonction, Felipe González. Le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) maintient sur la liste de ses candidats aux élections législatives José Barrionuevo, ex-ministre de l’Intérieur alors inculpé d’activités terroristes aux côtés de Rafael Vera, ex-secrétaire d’État à la Défense. Ernesto Zedillo Ponce de León effectue sa première visite officielle en Espagne.
Février 1996 : arrestation de Jaime Iribarren, député de Herri Batasuna, accusé d’avoir mis le feu à une pelle mécanique. À la même époque, Jon Idígoras, dirigeant de Batasuna, est également arrêté sur ordre du juge Baltasar Garzón, qui l’accuse d’appartenir à l’organisation Euskadi ta Askatasuna (ETA). Entre autres « antécédents criminels » à son actif, Idígoras est accusé d’avoir entonné un chant nationaliste basque lors de la visite officielle que le roi Juan Carlos effectuait à Guernica, en 1981. Peu après, une vidéo circule montrant des membres d’ETA proposant à l’État espagnol l’ouverture de négociations. Felipe González ne fait aucun cas des sondages accordant au Parti populaire (PP) un net avantage sur le PSOE. En mars, le PSOE de González perd les élections face au PP d’Aznar. Le chanteur espagnol Raphael manifeste de la sorte tous les espoirs qu’il place en Aznar : « Je suis persuadé qu’il saura faire honneur à la mémoire de Franco. »
Juillet 1996 : la justice espagnole condamne à cent vingt-deux ans de prison José Koldo Martin Carmona, déporté par le gouvernement mexicain en novembre 1995. Koldo fut accusé d’avoir perpétré avec Lourdes Churruca trois attentats qui ne firent aucune victime. Au même moment, trois jeunes Basques étaient jugés pour l’incendie d’un fourgon de la police. Les peines demandées par le procureur allaient de 111 à 592 ans de prison.
Cette année-là, le livre Roldán-Paesa, la connexion suisse, du journaliste Juan Gasparini, paraît en librairie. On y révèle certains aspects de la corruption à l’intérieur du gouvernement de Felipe González, en particulier en ce qui concerne Luís Roldán, ex-directeur de la Garde civile. Au nombre des entreprises corruptrices, on trouvait l’entreprise Siemens. Un des avocats de cette compagnie, Ulrich Kohli, non content d’avoir vendu des mines antipersonnel à Saddam Hussein, a blanchi de l’argent au bénéfice de la famille Gortari. Felipe González monte au créneau pour défendre son « ami » Carlos Salinas de Gortari et fait l’éloge de sa politique.
Juillet 1998 : José Barrionuevo et Rafael Vera, liés aux GAL, sont condamnés à dix ans de prison. Cité comme témoin lors de leur procès, Felipe González invoque en plusieurs occasions la raison d’État pour justifier le fait d’avoir à prendre de graves décisions dans des circonstances critiques.
En mars 1999, la photo illustrant un article de Pedro Valtierra dans le quotidien La Jornada montre Zedillo serrant la main de Felipe González, sous le regard complaisant de l’ex-premier ministre israélien Shimon Pérès.
En octobre 2000, Zedillo déjeune avec Felipe González dans un restaurant de luxe de la colonie Polanco, à Mexico.
Le 25 octobre 2001, dans l’émission « Société et pouvoir », le journaliste Raúl Trejo Delarbre signale que Prisa (espagnole) et Televisa (mexicaine) formaliseront l’entrée de capitaux espagnols dans le secteur de la radio mexicaine. Invités : le président Fox et les PDG de Televisa et de Prisa, ainsi que Carlos Slim Helú, Felipe González Marquéz et Lino Korrodi. On a ainsi violé l’article 31, alinéa VI, de la loi fédérale. Y assistait également Juan Luis Cebrián, auteur d’un livre sur Felipe González, El futuro ya no es lo que era (Le futur n’est plus ce qu’il était), et conseiller délégué de Prisa.
En février 2000, Zedillo effectue sa seconde visite officielle en Espagne. Lors du dîner officiel avec Aznar, Zedillo évoque sa rencontre avec l’ancien président du gouvernement espagnol de l’époque, fin 1994, et remercie l’Espagne de l’aide apportée lors des négociations de l’accord commercial entre le Mexique et l’Union européenne. Quant au roi Juan Carlos et à Aznar, ils remercièrent Zedillo pour la « collaboration » mexicaine dans l’extradition de présumés etarras.
Durant le mandat présidentiel d’Ernesto Zedillo, de 1994 à 2000, plusieurs citoyens basques furent déportés en Espagne, accusés d’être membres d’ETA. Des témoignages recueillis par Amnesty International affirment qu’ils ont été torturés.
En décembre 2002, le juge Baltazar Garzón prend la défense du roi, de Felipe González et de José Maria Aznar, qu’il dépeint pratiquement comme de « grands hommes de la démocratie ».
En février 2003, Aznar effectue un voyage officiel au Mexique pour y rencontrer Vicente Fox. Les médias laissent entendre que la véritable raison de cette visite est que le président espagnol veut convaincre son homologue mexicain de soutenir la guerre avec l’Irak. La vérité, c’est qu’Aznar est venu convaincre Fox d’empêcher les zapatistes de se rendre en Espagne.
(Les informations qui précèdent sont tirées d’articles que les journalistes Jaime Avilés, Rosa Elvira Vargas, Luis Javier Garrido, Armando G. Tejeda, Luis Hernández Navarro, Pedro Miguel, Kyra Nuñez et Marcos Roitman ont publiés dans le journal mexicain La Jornada, de 1996 à 2003 ; agences AFP, Ansa, AP, Efe, IPS et Reuters.)
À la lumière de ces informations, l’EZLN a décidé que l’envoi d’une délégation en Europe devrait commencer par l’État espagnol et aborder le problème du Pays basque. Nous pensions ainsi poser les questions qui ne peuvent manquer de surgir et cerner les responsabilités du gouvernement espagnol.
Voilà la réponse à la question que beaucoup de gens se sont posée : « Pourquoi l’EZLN se mêle-t-elle du problème du Pays basque ? » C’est le contraire, c’est le gouvernement espagnol qui a mêlé le problème basque à la lutte indigène au Mexique, pas nous.
Les zapatistes considéraient qu’il était de leur devoir d’aller en Espagne pour démontrer au roi, à Felipe González, à José Maria Aznar et à Baltazar Garzón qu’ils mentent quand ils déclarent : « S’il y a bien une chose que les Espagnols savent faire, c’est exterminer les indigènes. » La preuve, c’est que nous sommes encore en vie, en résistance et en rébellion.
Nous, nous ne pouvions pas provoquer un massacre en Espagne. Mais un débat, si. Nous avons donc eu l’idée de cette « Occasion donnée à la parole » (Una oportunidad a la palabra [1]). Il y avait aussi le fait que la question basque était tabou au sein des forces progressistes et qu’elle ne pouvait être évoquée que pour condamner le terrorisme d’ETA, en évitant soigneusement d’évoquer deux choses : une, le terrorisme d’État, et deux, qu’ETA n’est pas la seule force qui lutte pour la souveraineté d’Euskal Herria.
Nous n’ignorions pas que toucher au problème basque risquait de faire des remous, mais nous pensions qu’il était de notre devoir de le faire. De plus, les zapatistes ont d’autres questions qui attendent encore une réponse. Le 17 novembre 2002, dans la présentation de la revue Rebeldía, nous parlions déjà du devoir et faisions allusion à ce que nous avions en tête. Quelques jours plus tard, nous avons lancé une provocation visant principalement Felipe González. Nous n’avons pas réussi à le provoquer, lui, mais c’est le juge Baltazar Garzón, l’ego meurtri, qui est tombé dans le panneau à sa place. Notre lettre au Comité Aguascalientes de Madrid signalait déjà l’intention des zapatistes de venir en Europe et abordait le problème basque. Après, il s’est passé ce qui s’est passé.
L’EZLN n’a jamais prétendu intervenir dans le conflit basque, encore moins dire aux Basques ce qu’ils devraient faire ou ne pas faire. Nous avons uniquement demandé qu’une occasion soit donnée à la parole.
Il se peut que notre proposition ait été maladroite ou naïve, ou les deux à la fois, mais elle n’a jamais été malhonnête et n’a pas non plus voulu être irrespectueuse. Ce n’est pas dans notre manière de faire les choses.
Voilà quelle était l’intention zapatiste, sans duplicité ni accords « dans l’ombre ». Les informations que nous avons recueillies, nous pensions les rendre publiques à mesure que progresseraient les démarches que nous allions effectuer auprès des organismes internationaux.
Voilà pourquoi, devant les critiques que nous avons reçues de toutes parts, qui nous reprochaient de nous mêler de choses dont nous ignorions tout, nous avons répondu que nous en savions plus que ce que beaucoup de gens pensent sur la question basque, à savoir, sur la connexion entre le terrorisme d’État espagnol et son équivalent mexicain. Bref, sur le terrorisme international.
Si nous rendons publiques aujourd’hui ces informations, c’est parce que nous avons décidé d’annuler notre voyage dans la péninsule Ibérique.
Notre initiative était claire et honnête (notre histoire en est la garantie morale suffisante), mais elle s’est rapidement vue entachée de la condamnation et de l’incompréhension de ceux qui se prétendent progressistes. Sous la pression des médias, ils n’ont pas voulu attendre le dénouement. À ceux-là, nous n’avons à adresser qu’un reproche bien senti, rien de plus, parce qu’on ne peut éprouver de la rancœur envers ceux qui se sont montrés si généreux, quand ils auraient pu se montrer mesquins.
La droite a fait son travail et a plutôt rendu service à notre proposition, puisque, à force de la diaboliser, elle l’a fait connaître largement et a provoqué un débat sans précédent.
Dans le camp de la « gauche », une voix s’est élevée pour oser suggérer, d’une manière sale et mesquine, que l’EZLN s’était démarquée d’ETA parce que c’était une des conditions posées par le gouvernement espagnol pour permettre à la délégation zapatiste de se rendre dans la péninsule Ibérique. Tout le monde sait que notre rejet du terrorisme de gauche n’est pas nouveau et qu’il date de la fondation de l’EZLN, il y a bientôt vingt ans, et même d’avant.
Si nous devons nous abstenir de participer à la rencontre « Une occasion donnée à la parole », ce n’est pas parce que les critiques, les reproches ou les accusations mesquines nous empêcheraient de dormir. C’est parce que nous ne pouvons pas participer, en vertu de notre étique, à un débat qui n’a pas l’aval de TOUTES les forces nationalistes du Pays basque et qui court le risque de n’être qu’un tribunal qui juge les absents, au lieu d’être un espace de dialogue et de réflexion sur les chemins qu’emprunte le Pays basque.
L’EZLN est l’entière et seule responsable, et en particulier son porte-parole, Marcos (sans grade militaire, pour ceux qui n’aiment pas ça), de ne pas être parvenue à convoquer les forces basques. Au lieu de rassembler, nos paroles (ou notre modo, notre méthode, comme nous le disons, nous) ont blessé de nombreuses personnes honnêtes et nobles au Pays basque. Même si là n’était pas notre intention, c’est ce qui s’est passé. Nous en sommes vraiment désolés.
Nous prions sincèrement de nous en excuser toutes les personnes du Pays basque que nous avons pu heurter. Souhaitons qu’elles puissent un jour nous honorer de leur pardon, parce que le pardon entre frères n’est pas déshonorant.
En ce qui concerne le défi que nous a lancé le juge Garzón, nous avons suffisamment attendu. Bien que ce soit lui qui nous ait défiés, le juge Garzón a préféré garder le silence. Il a donc montré qu’il était capable d’interroger des prisonniers que l’on a torturés, de se faire photographier avec les familles des victimes du terrorisme et de faire des campagnes pro domo pour recevoir le prix Nobel, mais qu’il n’osait pas débattre avec quelqu’un d’une intelligence moyenne. Et ce n’est pas parce que ce quelqu’un serait plus habile que lui avec les mots, mais parce que Garzón en appelle aux lois car la raison lui fait défaut. Nous avons traité Garzón de clown grotesque. Ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’un beau parleur et un lâche.
Nous voulons remercier tout particulièrement les organisations de la gauche abertzale Herri Batasuna et Askapena, les seules qui ont répondu positivement à notre initiative (ou, du moins, les seules qui nous l’ont fait savoir), ainsi que toutes les personnes qui, au Pays basque, en Espagne, en Italie et au Mexique, à titre personnel ou collectif, ont accueilli avec intérêt et honnêteté notre proposition.
Peut-être qu’un jour nos paroles apprendront à refléter l’affection, le respect et l’admiration que nous ressentons pour le peuple basque et pour son combat politique et culturel.
Peut-être qu’un jour il sera possible de réaliser cette rencontre et que, en donnant sa chance à la parole, pourront se rencontrer les chemins vers l’avenir d’indépendance, de démocratie, de liberté et de justice que le peuple basque et tous les peuples du monde méritent.
Des montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 24 février 2003.
Jour du drapeau mexicain.
Traduit par Ángel Caído.
Mexique, calendrier de la résistance,
éditions Rue des Cascades, Paris, 2007.