Black bloc, au singulier ou au pluriel...
Mais de quoi s’agit-il donc ?
Cela fait désormais quelques mois qu’on entend parler de black bloc(s), principalement dans les milieux d’extrême gauche.
Cependant, que ce soit du côté des militant·e·s anticapitalistes comme dans le reste du monde, le black bloc effraie et fascine, déchaîne bien souvent des haines assez farouches ou au contraire des tonnerres d’applaudissements, sans que grand monde sache forcément de quoi il retourne réellement.
L’aura de mystère qui entoure le phénomène contribue à en faire une légende et à alimenter bien des fantasmes quant à son existence, sa raison d’être, les motifs comme la nature de ses actions.
Parce que le sujet vaut mieux que les approximations douteuses auquel il est souvent résumé, et que l’actualité nous donne de plus en plus d’occasions d’en entendre parler et donc de nous en préoccuper, ce texte a pour but d’expliquer de manière synthétique (mais cependant non exhaustive) les qui ?, quoi ?, pourquoi ?, comment ? concernant le black bloc, et de proposer une analyse positive (ne le cachons pas !) de l’intérêt politique qu’il représente, de manière, peut-être, à susciter des réactions et débats à ce sujet !
Le(s) black bloc(s), c’est quoi ?
Un black bloc, c’est un ensemble d’individus ou de groupes affinitaires, qui se regroupent de manière spontanée ou organisée à un moment donné, à l’occasion de manifestations ou actions politiques.
Ce n’est ni une organisation ni un réseau centralisé d’une quelconque manière.
On ne peut donc pas vraiment parler « du » black bloc, mais d’« un » black bloc parmi d’autres, la composition de ces groupes changeant et fluctuant au gré de leurs apparitions [1].
Ce qui caractérise un black bloc, c’est d’abord le fait que les individus et groupes le composant se définissent majoritairement [2] comme anarchistes et proposent une perspective libertaire sur le(s) thème(s) de la manifestation ou action en question. Ce qui rend cependant le black bloc « visible » et singulier, c’est le fait que ses participant·e·s sont généralement vêtu·e·s de noir et portent un masque, un foulard ou une cagoule. Rassemblé·e·s, ces différentes personnes forment ainsi un bloc noir.
Désignés comme tels, les blacks blocs sont apparus aux États-Unis dans le cadre des manifs contre la guerre du Golfe, en 1991. C’est plus précisément le 30 novembre 1999 à Seattle, lors des actions de résistance au congrès de l’OMC, que des black blocs se sont particulièrement illustrés et ont largement attiré l’attention des médias comme d’une partie des manifestant·e·s. Cependant, le black bloc n’est pas un phénomène nouveau. Il est directement inspiré des mouvements d’ultragauche européens, comme le mouvement autonome allemand des années 1980, dont les acteurs et actrices s’habillaient en noir, étaient masqué·e·s, combattaient la police dans la rue et proposaient une critique et une pratique radicales, en rupture avec les modes de protestation traditionnels.
Par ailleurs, le black bloc n’est pas « le » mouvement anarchiste, qui existe sous de multiples autres formes très diversifiées. Le black bloc n’en est qu’une des formes ; c’est un mode d’organisation et d’action parmi d’autres.
Un black bloc, pourquoi ?
Il existe tout un tas de raisons pour lesquelles des anarchistes constituent des black blocs lors des manifs. En voici quelques-unes :
- La solidarité : un grand nombre d’anarchistes peut simultanément faire face à la répression policière et met ainsi en œuvre le principe de solidarité. Par ailleurs, l’organisation horizontale en groupes affinitaires du black bloc prouve par les faits qu’il est possible de s’organiser de manière efficace, sans chefs ni hiérarchie, et que l’entraide et la coordination de différents groupes autour de buts communs est également fructueuse.- La visibilité : se regrouper de la sorte permet de montrer en quoi l’anarchisme représente une force politique importante, souvent ignorée et méconnue. C’est l’occasion de promouvoir des perspectives anarchistes sur les problèmes politiques soulevés lors des manifs/actions.
- Les possibilités : évoluer en groupes permet de réaliser des actions parfois illégales et qu’il serait dangereux de faire de manière isolée. De plus, l’anonymat du black bloc rend plus difficiles les arrestations. Certains types d’action pratiqués (destruction de la propriété privée, etc.) peuvent également ouvrir des perspectives de radicalisation politique (voir plus bas).
Black bloc : où, quand, comment ?
Les premières manifestations significatives de black blocs organisées autour de buts précis eurent lieu à Seattle, fin novembre / début décembre 1999, à l’occasion du Congrès de l’OMC. D’énormes manifestations et actions eurent lieu, rassemblant une large palette de groupes, collectifs et revendications politiques, allant du contrôle citoyen de l’OMC (par les partisan·e·s d’un « capitalisme à visage humain ») à la destruction des structures oppressives de l’OMC comme du pouvoir en général (par les partisan·e·s d’une révolution totale de la société). Cette dernière tendance était animée par les anarchistes, qui, très nombreux·ses, se sont impliqué·e·s dans un vaste éventail d’activités (médias alternatifs, action directe non violente, manif festive, ouverture d’un squat, etc.).
Les manifestations et actions furent cependant vite caractérisées par une répression policière incroyable. Environ 200 personnes constituant des black blocs ont entrepris de s’attaquer à la propriété privée des multinationales jonchant le parcours de la manif. Des vitrines de banques, de magasins Nike, de cafés et commerces bourgeois furent brisées, et certains magasins pillés, causant environ sept millions de dollars de dommages aux multinationales en question. Des slogans furent également peints sur les murs de la ville, et le mobilier urbain (poubelles, panneaux...) fut transformé tantôt en outil de destruction de vitrine, tantôt en barricade ou encore en feu de joie selon le cas.
Pendant plusieurs heures, certaines parties de la ville furent ainsi libérées des présences agressives de la police comme des multinationales et constituèrent des zones autonomes temporaires [3]. Les critiques ne manquèrent pas et le « débat » sur le black bloc commença...
Les 16 et 17 avril 2000, à Washington, se tenait une réunion du FMI et de la Banque mondiale. Une mobilisation également très forte eut lieu, rassemblant toutes les composantes de l’opposition à la mondialisation et/ou au capitalisme. Un black bloc (Revolutionary Anti-Capitalist Bloc, RACB) d’environ mille personnes y fut très présent, optant cependant pour une tactique résolument différente de celle mise en pratique à Seattle. Le black bloc concentra tous ses efforts sur la police, parvenant à faire reculer les lignes de police à plusieurs reprises, à forcer les barrages policiers, à libérer des personnes arrêtées, à entraîner la police au-delà de son propre périmètre pour l’affaiblir, à défendre les militant·e·s pratiquant la désobéissance civile contre les agressions policières et à leur permettre d’aller plus loin. À cette occasion, le black bloc fut manifestement une force incroyable qui permit à l’ensemble de la manifestation d’aller de l’avant.
Des black blocs étaient également présents lors des conventions républicaine et démocrate, bien que leur action y ait été moins importante qu’à Seattle ou à Washington.
À l’occasion de la Convention du Parti républicain à Philadelphie, les 1er et 2 août 2000, le black bloc (Anti-Statist Black Bloc, ASBB) prit activement part aux manifestations et publia ensuite un communiqué explicitant leurs attaques contre la propriété privée et le matériel de la police commises pendant les manifestations. À noter qu’un clown bloc fut également de la partie, parodiant le monde politique institutionnel à travers une pratique subversive du théâtre de rue, réprimée par la police.
Du 14 au 17 août 2000, la Convention du Parti démocrate à Los Angeles fut également le siège de manifs et actions diverses. La police dispersa violemment un concert en plein air de Rage Against The Machine à côté du centre ou avait lieu la convention. Des membres du black bloc furent tout particulièrement victimes de la brutalité policière (l’un d’eux fut bombardé de balles en caoutchouc et de gaz au poivre alors qu’il agitait un drapeau noir au-dessus d’un grillage) et répondirent en repoussant les flics à coups de projectiles divers.
Ce qu’apportent les black blocs
« Comme à Seattle, les black blocs ont apporté aux actions de l’énergie tactique, de la créativité et du courage, mais ont de plus manifesté une grande volonté de respecter les désirs des autres participants et n’ont cessé de défendre activement les personnes les moins préparées. » (Michael Albert, dans Znet Commentary, Assessing, 16 avril 2000.)
Il est facile de résumer le « phénomène » black bloc à quelques pratiques qui semblent d’autant plus ridicules et insuffisantes qu’elles sont souvent caricaturées. Les actions des black blocs ne se limitent pas à une « casse » systématique et sans objet. À y regarder de plus près, il semble au contraire que le black bloc, comme mode d’organisation et d’action politique, trouve ses fondements dans une analyse critique du militantisme d’extrême gauche et peut beaucoup lui apporter.
L’action des black blocs s’inscrit en effet dans un dépassement des modes de protestation politique traditionnels caractérisés par le lobbying et le réformisme. Les black blocs pratiquent une désobéissance civile active et l’action directe, sortant ainsi la politique du jeu virtuel parfaitement huilé dans lequel elle reste trop souvent enfermée (quand la contestation du système devient un élément parmi d’autres sur l’échiquier politique, prévisible et intégré dans les calculs politiciens). Les black blocs réinsèrent l’action au sein de la protestation et permettent ainsi une prise directe sur des éléments du système qu’ils rejettent. Concrètement, les black blocs ne se contentent pas des simples défilés contestataires, certes importants par leur charge symbolique mais inaptes à véritablement ébranler l’ordre des choses. L’action des black blocs contribue à réaliser la politique au lieu de seulement la dire. En ce sens, l’action politique, de passive et/ou symbolique, devient active voire offensive. C’est notamment ce qu’affirme le communiqué d’un black bloc de Seattle, qui refuse d’être désigné comme une simple force de réaction qui dépendrait ainsi uniquement des manifestations et caprices du pouvoir.
Les black blocs se déclarent donc bel et bien en faveur de l’action offensive contre les structures du pouvoir, prenant au mot le fameux slogan « Le capitalisme ne s’écroulera pas tout seul. Aidons-le ! ».
Cela se caractérise par nombre d’actions controversées, tout particulièrement les dommages causés à la propriété privée des multinationales et autres entreprises.
La « violence contre la propriété »
« Dans un système fondé sur la recherche du profit, notre action est la plus efficace quand nous nous attaquons au porte-monnaie des oppresseurs. La dégradation de la propriété, comme moyen stratégique d’action directe, est une méthode efficace pour remplir cet objectif. Ce n’est pas juste une théorie... c’est un fait. » (Communiqué de l’Anti-Statist Black Bloc, Philadelphie, 9 août 2000.)
S’attaquer à la propriété des entreprises, c’est tout d’abord rompre avec les classiques manifs-défilés dont « le pouvoir » s’accommode parfaitement. C’est franchir un pas et s’attaquer frontalement aux multinationales et autres usines à fric sur un terrain qui les affecte directement, celui des intérêts économiques. Causer des dommages matériels qui se chiffrent en dollars, c’est signifier clairement à des gens qui ne parlent que le langage de l’argent qu’ils ne sont pas intouchables, c’est saboter un centième de leurs profits et leur rendre un millième de la violence que leurs activités génèrent.
S’attaquer à la propriété, c’est certes s’attaquer (symboliquement) au porte-monnaie des propriétaires, mais c’est aussi et surtout s’attaquer à leur image. Par des actions ciblées accompagnées de communiqués explicatifs, les black blocs à l’œuvre à Seattle ont dans une certaine mesure réussi à imposer une interprétation politique de leurs actes de destruction, amenant ainsi sur la scène publique des questions relatives aux activités et pratiques des entreprises visées.
Même des médias institutionnels n’ont pu si aisément balayer le sujet en attribuant les actes de vandalisme à des « casseurs » et ont dû reconnaître un caractère politique à certaines actions (aucun miracle cependant, les médias institutionnels restent ce qu’ils sont – au service du pouvoir, bien entendu). En somme, il est possible d’attirer l’attention sur les exactions des entreprises et même sur la « nature » du commerce en pratiquant de telles actions directes de sabotage.
Si ces actions permettent d’affecter l’image des compagnies ciblées, elle permettent aussi d’en détourner le sens, en changeant la valeur accordée aux divers bibelots et symboles du capitalisme. Par leurs communiqués, les black blocs légitiment et positivent leurs actions.
Une vitrine brisée devient un autre endroit libéré de tous ces symboles agressifs témoignant de l’omniprésence arrogante du capitalisme et des diverses oppressions qu’il entretient ou génère.
Un magasin pillé, c’est un ensemble de gens qui prennent ce dont ils on besoin là où cela se trouve, en court-circuitant le processus marchand, en niant la valeur marchande des objets pour leur reconnaître une valeur utilitaire. C’est l’affirmation de la gratuité contre le commerce, du vol comme mode de protestation politique et moyen de vivre décemment dans un monde ou rien n’est accessible sans argent, pas même la satisfaction de ses besoins vitaux.
Un mur tagué est vu comme un petit espace urbain réapproprié, comme brèche dans la ville uniforme, blanche et immaculée. C’est une attaque contre les surfaces grises, mornes et aseptisées. Une façade devient alors un lieu d’expression vivant et coloré, donnant la parole à ceux et celles qui en sont d’ordinaire dépourvu·e·s. L’impact visuel d’un slogan écrit sur un mur à la bombe rivalise avec celui du panneau publicitaire, de l’affiche officielle ou du spot télé qui s’imposent comme uniques modes d’information et d’expression. Il court-circuite également le processus « normal » d’expression, réservé à ceux et celles qui peuvent se l’offrir – par leur place sociale comme par leur absence de remise en cause des fondements d’un système aliénant.
Ces différents procédés, simples de réalisation, sont la manifestation d’un pouvoir émanant de la base, d’un pouvoir qui ne passe pas par les structures officielles pour s’exprimer, mais qui choisit une voix dissidente et par là même plus directe. Ces moyens simples, directs et à la portée de tou·te·s sont donc logiquement plus à même de toucher les milieux les plus défavorisés, les milieux les plus frappés par l’exclusion, ceux et celles que la politique a toujours délaissé·e·s et qui ont fini par délaisser la politique. En agissant concrètement sur les objets de leurs révoltes, les black blocs sont plus que quiconque à même de sensibiliser ces exclu·e·s qui en soupent quotidiennement, qui en ont marre et sont cependant souvent condamné·e·s à la résignation.
L’exemple de Seattle est flagrant à ce sujet : alors que l’ensemble du mouvement de lutte contre l’OMC déplorait la faible participation de gens de couleurs et/ou des classes sociales les plus « basses » aux événements, les initiatives des black blocs ont attiré (et sont presque les seules à l’avoir fait) nombre de jeunes des quartiers noirs et pauvres.
Si les black blocs peuvent effrayer et déclencher l’hostilité de certain·e·s, ils peuvent également rendre la politique et sa réalisation plus accessibles, et agir en facteur politisant et dynamisant dans la lutte contre le capitalisme.
Ces moments d’action contribuent à la création momentanée de situations où tout semble possible, où l’ordre bascule, où la ville semble réappropriée, « libérée » en certains points. Ces zones autonomes temporaires sont très importantes : il s’agit de tout un travail sur l’atmosphère, sur les possibilités que cela laisse entrevoir aux gens le fait qu’autre chose est possible, que la merde quotidienne n’est pas une fatalité. Ces instants grisants – où tout un monde semble s’écrouler – sont certes en décalage avec la réalité, qui rappelle en général vite à l’ordre, mais sont bénéfiques et indispensables. Ce sont des coups de pouce qui dynamisent, donnent cette impression que rien ne sera plus comme avant, et peuvent être catalyseurs d’énergies, points de départ d’initiatives, de créations et d’actions. Sur les murs de Seattle, on pouvait lire We are winning ! (nous sommes en train de gagner !).
Pour beaucoup, il semble que cela n’ait pas été complètement faux.
L’expérience de Seattle et du black bloc en particulier a considérablement poussé vers l’avant le mouvement anarchiste nord-américain. Il n’y a qu’à voir la multiplication des actions et du nombre de participant·e·s pour s’en rendre compte...
Cependant, l’intérêt des black blocs ne se résume pas à ces quelques exemples. Leurs modes d’organisations et structures ainsi que leur évolution au fil des manifestations expliquent pour beaucoup ces succès et réussites.
Organisation horizontale, fluidité et évolutivité
« La police n’aime pas la guérilla urbaine, qui s’accorde mal à ses tactiques militaires : elle veut des situations lentes, monolithiques, immobiles et prévisibles, pour pouvoir déployer sa force de contrôle pachydermique et son ordre hiérarchique planifié. » (Dans Je sais tout, Genève, 3 juin 2000.)
Ce qui caractérise l’organisation des black blocs, c’est sa forme horizontale, non hiérarchique, propre à éviter les lourdeurs d’une gestion centralisée. Il n’y a pas de chef ni de véritable plan d’ensemble, mais des individus qui constituent de petits groupes affinitaires, indépendants les uns des autres. Ce mode de fonctionnement permet une relative autonomie, au lieu d’une organisation globale souvent étouffante (et plus propice à l’expression de rapports de pouvoir).
L’organisation en groupes affinitaires permet des prises de décision bien plus rapides et égalitaires (les groupes sont constitués d’un faible nombre de personnes qui se connaissent), et facilitent ainsi les changements et évolutions instantanés, si déroutants pour la police.
Car, si les groupes affinitaires permettent une gestion plus fluide de l’action, ils sont aussi très intéressants tactiquement pour faire face à la répression policière. Une masse de gens interdépendants est plus facilement contrôlable par la police qu’un ensemble de gens organisés en petits groupes autonomes mobiles, susceptibles de prendre des décisions rapides et de surprendre. Malgré ses stratégies de contrôle des manifestations, la police peut se trouver complètement désarmée face à une multitude de groupes qui agissent simultanément. Au lieu de faire face à une organisation rigide que les gens suivent (exemple type : la tête d’une manif mène le reste du cortège), elle doit affronter plusieurs groupes qui agissent de manière indépendante et simultanée.
Pour le ou la manifestant·e, il s’agit alors de devenir actrice ou acteur de ses mouvements en s’organisant, plutôt que de suivre maladroitement ou aveuglément et être pris·e au piège.
Une autre caractéristique des black blocs est l’évolution de leurs stratégies. À Washington, leur présence était impressionnante. Alors que tout le monde attendait des black blocs qu’ils s’attaquent à la propriété, ils ont au contraire porté tous leurs efforts sur les moyens de résister à la police et de l’affaiblir pour permettre à l’ensemble de la manifestation de gagner du terrain. Cette évolution est significative.
Elle prouve que sans organisation centralisée et hiérarchisée, les black blocs sont capables de prises de décision collectives à grande échelle, sans compromettre l’autonomie et l’indépendance des groupes affinitaires les constituant. De plus, une telle décision suppose un recul et un regard critiques vis-à-vis des actions précédentes, des facultés d’autocritique et de prise de décision tactiques importantes, qui ont jusqu’ici fait défaut à beaucoup d’autres composantes du mouvement anticapitaliste. Le DAN (Direct Action Network), réseau de désobéissance civile non violente très actif lors des manifestations contre la mondialisation) a par exemple appliqué les mêmes techniques à Washington qu’à Seattle, ce à quoi la police était largement rodée et préparée. En prévoyant cette situation, le black bloc montre qu’il est non seulement capable d’anticiper et d’agir en conséquence, mais qu’il ne s’arrête pas à un moyen d’action en particulier, que la destruction de la propriété n’est pas une fin en soi, mais un moyen parmi d’autres, propice à certains moments mais pouvant laisser place à d’autres techniques parfois plus appropriées à la situation donnée.
Cette « maturité politique » fait du black bloc une réelle force qui a su dépasser une impasse dans laquelle nombre de groupes militants plus anciens restent bloqués.
Vers un égalitarisme ?
« Nous nous devons de critiquer nos privilèges de Blancs et d’hommes, ainsi que l’autorité illégitime à l’extérieur comme à l’intérieur de notre “mouvement”, et ne pas le considérer tel qu’il est comme un outil libérateur (ce qu’il n’est pas !). » (Un anarchiste anonyme du black bloc.)
Bien qu’il soit difficile de parler de ligne politique en ce qui concerne les black blocs (leur particularité étant de ne pas se reconnaître comme groupe défini), les différents communiqués rendus publics se recoupent sur plusieurs points et les nombreux débats ayant animé la scène militante américaine (notamment sur Internet, cf. indymedia.org) ont donné lieu à des précisions et explications politiques de la part de divers·e·s participant·e·s aux black blocs. À défaut de pouvoir rendre compte des black blocs dans leur totalité, ces différents débats permettent cependant d’esquisser des pensées communes à leur participant·e·s. Il en ressort diverses préoccupations liées aux rapports de domination, qu’il s’agisse de discrimination selon l’appartenance à un sexe, une classe sociale, une couleur de peau ou une catégorie d’âge (et aussi, pour certain·e·s, selon l’appartenance à une espèce). Certain·e·s membres des black blocs manifestent explicitement cette volonté d’égalitarisme, qui semble intégrer les critiques féministes, anticlassistes, antiracistes, anti-âgistes voire antispécistes. Au vu des difficultés que rencontrent ces idées, y compris dans les milieux d’extrême gauche (qui bien souvent considèrent certains de ces questionnements comme secondaires ou les rejettent tout simplement car trop dérangeants), il apparaît particulièrement important de les mettre en avant et de travailler activement à leur mise en pratique. Qu’en est-il réellement des black blocs ? Le collectif ACME, par exemple, manifeste dans son communiqué une conscience de ces discriminations et, dans les rues, une volonté d’agir concrètement en conséquence (par exemple, la mixité femmes/hommes du collectif).
À défaut de certitudes cependant, il semble plus prudent de considérer les black blocs, ou certains de leurs éléments, comme potentiels vecteurs d’une conscience politique réellement approfondie et intéressante plutôt que de considérer comme acquis leur travail contre toutes les dominations (ce qui est assurément loin d’être le cas et reviendrait encore une fois à mythifier le phénomène).
Quoi qu’il en soit, on peut d’ores et déjà affirmer que la démarche de certains groupes d’amener ces divers questionnements égalitaristes sur le terrain de l’action directe et de les intégrer aux formes de lutte de confrontation des black blocs est pour le moins intéressante et encourageante !
Contre les black blocs
« Nous sommes ici en train de protéger Nike, McDonald’s, Gap et tout le reste, où est la police ? Ces anarchistes devraient être arrêtés. » (Medea Benjamin, leader de Global Exchange, dans le New York Times, 2 décembre 1999.)« Ces actions non violentes ont été interrompues et détournées dès le début par des petites bandes de vandales qui ont renversé des distributeurs de journaux et ont manifestement brisé quelques vitrines du centre-ville. La police a été incapable d’identifier et d’arrêter ces quelques individus asociaux. Pourquoi la police n’a-t-elle identifié et arrêté ces vandales plus tôt ? Si elle l’avait fait, cela m’aurait évité ce vilain après-midi et ce sentiment d’être mal à l’aise. Nous ne sommes pas venus pour détruire Seattle, nous sommes là pour mettre au jour l’effet destructeur de l’OMC. » (Mike Dolan, du groupe Public Citizen, dans World Trade Observer, 1er décembre 1999.)
La similitude entre les déclarations de certain·e·s manifestant·e·s et le discours officiel est plutôt frappante et rend compte d’une part de l’hostilité d’une partie de la « contestation de gauche » vis-à-vis des activistes plus radicaux et radicales des black blocs et, d’autre part, de la participation active de ces mêmes personnes au système répressif.
Car, au-delà des simples divergences d’opinion, c’est jusque dans les faits que s’est manifestée cette hostilité. Ci-dessous, quelques grands traits de ces oppositions virulentes.
Être violent·e
« Nous considérons que la destruction de la propriété n’est pas un geste violent, à moins que cela ne détruise des vies ou cause des blessures. Selon cette définition, la propriété privée – en particulier la propriété privée des entreprises – est elle-même infiniment plus violente que toute action entreprise contre elle. » (Communiqué d’un black bloc de Seattle, collectif ACME, 5 décembre 1999.)
Les premières accusations envers les black blocs furent celles de violence. Cette « violence » (on peut cependant choisir de ne pas la désigner comme telle) est un acte de révolte concrète qui a des cibles particulières. C’est une réponse légitime à une violence sans commune mesure avec un quelconque bris de vitre, magasin pillé ou mur tagué.
Rappelons que la propriété privée reste un ensemble d’objets inanimés, alors que les différents êtres victimes du capitalisme, qu’il s’agisse de paysan·ne·s brésilien·ne·s, de rebelles zapatistes, de travailleurs et travailleuses de partout comme d’animaux des mers et terres du monde entier, sont par contre bien vivant·e·s, leurs souffrances bien réelles.
Dénoncer la « violence » des black blocs, c’est suivre un raisonnement aberrant et malhonnête : le problème, ce serait la pseudo-violence des gens qui luttent contre le capitalisme, et non la violence du capitalisme lui-même ! En focalisant leur attention sur des actes de violence mineure (l’intensité de violence générée par le commerce mondial n’est pas comparable une seule seconde à la « violence » des actions des black blocs !), qui ne sont pourtant que des réponses à une violence permanente, déguisée, intégrée et acceptée, certain-e-s pacifistes à tout rompre nient ainsi la violence intrinsèque à la propriété privée et aux activités perpétrées par leurs propriétaires.
Ce faisant, ces pacifistes reproduisent un processus à l’œuvre dans la société tout entière : s’attaquer aux conséquences en prenant soin de ne pas en voir les causes. Cette position est une position profondément réactionnaire, car, au lieu de condamner le système, elle condamne les gens qui réagissent contre ce système, et de ce fait, défend le système et ses inégalités.
Quel meilleur exemple que celui du 30 novembre à Seattle ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, certain·e·s militant·e·s pacifistes y ont formé une chaîne humaine pour protéger le magasin Nike Town des attaques d’un blackbloc !
Être masqué·e
« Prévoir un foulard n’est pas une question de romantisme révolutionnaire mais bien l’envers d’une triste réalité : Big Brother nous regarde ! » (Dans Pourquoi il faut toujours manifester masqué, 1999).
Pendant les manifestations de Seattle, il fut très violemment reproché aux membres des black blocs d’agir masqué·e·s (certaines personnes allèrent jusqu’à les comparer à des membres du Ku Klux Klan !), pour tout un tas de raisons diverses. Quelles qu’ils soient, les différents arguments contre le port de masques, foulards ou autres cagoules s’avèrent souvent bien faibles face à la réalité de la répression. Il est pourtant bien connu que la police souffre d’un syndrome vidéomaniaque (pour s’en convaincre, il suffit d’aller faire un tour sur le site Internet de la police de Seattle : on y trouve des dizaines de photos de manifestant·e·s accompagnées d’une incitation à la « citoyenneté », c’est-à-dire à reconnaître et dénoncer les personnes photographiées) et on ne peut reprocher à quelqu’un·e de préférer ne pas être fiché·e. Les masques garantissent un anonymat indispensable dans le cadre d’actions illégales, toujours durement réprimées. L’État policier est bel et bien une réalité, et ne pas se faire arrêter puis inculper une nécessité. Si certain·e·s militant·e·s sont prêt·e·s à se faire embarquer et choisissent de ne pas en empêcher la police d’une quelconque manière, les membres des black blocs ne sont en aucun cas animé·e·s de la même volonté de sacrifice chrétien, comme le précise l’un de leurs communiqués.
En somme, ce n’est pas pour effrayer les gens ou pour se complaire dans une imagerie paramilitaire que les membres des black blocs portent des masques, mais par simple pragmatisme dans une société toujours plus fliquée.
Nuire à la manifestation
« À Washington, le black bloc a travaillé avec le reste des manifestants de manière très solidaire, intelligente et stimulante. Ils ont été remarquables et n’ont pas oublié le reste de la mobilisation. Ils ont »bloqué« des croisements de rues avec une implacable efficacité, et résisté intelligemment à la brutalité policière. Ils étaient une des présences les plus précieuses à cet événement. » (Anonyme, recueilli par Jim Bray dans (Working) Start of Critique of Black Bloc Technique, 2000.)
Beaucoup d’accusations tendent à rendre les black blocs responsables de la violence de la police. Est-il besoin de préciser qu’il en va de la fonction même de la police ? La police a toujours été et sera toujours violente envers ceux et celles qui combattent le système qui leur donne raison d’être. À Seattle, les violences policières ont commencé avant que les premières attaques contre la propriété n’aient lieu. Et si cela avait été le contraire ? Quel est le véritable problème : des actions de destruction légitimes ou l’existence illégitime de la police ? Encore une fois, certain·e·s manifestant·e·s semblent se tromper de cible.
Par ailleurs, les black blocs se sont également distingués par le soutien apporté aux actions non violentes. À Seattle, ils se sont joints aux barrages humains des activistes non violent·e·s, les consolidant ou construisant des barricades plus résistantes un peu plus loin. De nombreux·ses membres des black blocs ont également participé aux actions non violentes organisées par le Direct Action Network ou d’autres collectifs (comme empêcher les délégués d’atteindre le lieu du congrès par exemple).
À Washington, le succès de certaines actions de désobéissance civile non violentes est dû aux black blocs, qui repoussèrent la police, protégèrent les personnes en difficulté et élargirent le périmètre de la manifestation.
Loin de s’opposer, les actions des black blocs et de certain·e·s militant·e·s pacifistes se sont donc au contraire souvent complétées.
N’agissant ni dans le mépris de ces actions ni contre elles, les black blocs y ont plus souvent activement participé, s’affirmant comme force politique essentielle au mouvement de lutte anticapitaliste et non juste comme phénomène marginal.
Ces critiques dans la pratique
« La coordination des organisations participantes doit à l’avenir préparer encore plus les manifestants à immobiliser et livrer à la police tout »hooligan« indésirable. Même si un »hooligan« venait à être tué, ce ne serait qu’une très petite perte à côté des 20 000 enfants disparaissant quotidiennement sous le règne des multinationales. » (Ole Fjord Larsen, membre de United Peoples, dans Future Planning after Seattle, 12 décembre 1999.)
S’il est facile de répondre à ces critiques souvent grossières, elles se sont manifestées de manière autrement plus problématique par des gestes de violence mettant parfois en danger des membres des black blocs. En effet, lors de la « bataille de Seattle », certaines personnes ont été frappées par des manifestants disant s’opposer à la violence et les accusant de saboter la manifestation (on notera le paradoxe !). À plusieurs reprises, certaines personnes essayèrent d’arracher les masques du black bloc ou même d’en livrer les membres à la police ! Bien souvent, le black bloc eut plus affaire à ces pacifistes surexcité·e·s constituant une véritable « police de la paix » qu’à la police en uniformes. Cette attitude réactive contre toute critique qui s’exprime autrement que par des défilés bien sages participe pleinement du système répressif mis en place par les autorités. Quelle est la révolte de ces soi-disant « pacifistes » qui se font flics quand flics il n’y a pas, qui usent de la violence physique (dans le mépris de leur propre cohérence) contre ceux et celles qui brisent la tranquillité servile de « leurs » défilés contemplateurs ? Leur objectif semble être le même que celui des flics : préserver la paix sociale, et ce à n’importe quel prix. Éteindre la révolte dès que celle-ci prend sens et s’incarne de manière un peu plus concrète que par des mots vidés de leur signification. Ces « pacifistes » se trompent de colère et auraient sérieusement besoin de prendre conscience de leur propre participation aux structures répressives qu’ils sont censés dénoncer. En attendant, ils constituent un certain danger pour qui veut prendre ses désirs pour des réalités et anticiper de quelques pavés ce fameux « changement global » qui tarde tant à arriver...
Enfin, le fait que ces quelques critiques soient tantôt grossières et ridicules, tantôt violentes et dangereuses ne signifie pas pour autant qu’il faille épargner les black blocs de toute critique. Il serait peut-être bon, cependant, de le faire intelligemment, en commençant par reconnaître l’utilité dont ils ont jusque-là fait preuve.
Conclusion
« Le black bloc est une source d’inspiration pour tout le monde. La quasi-intégralité des États-Unis voue un culte à une vie matérialiste qui ne va nulle part, animée par des automates en chair et en os. Le black bloc est la seule étincelle de bon sens en Amérique du Nord, dont la situation sans cela serait sans issue. » (Craig Stehr, 2000.)
Au cours des manifestations de ces derniers mois, on a pu observer de plus en plus de black blocs se former. Ce mouvement semble manifeste d’une certaine radicalisation des milieux d’extrême gauche et anarchistes américains en même temps qu’il pourrait signifier un regain d’intérêt pour les idées et pratiques libertaires.
Mais le black bloc est plus qu’un indicateur de tendances. Partie prenante de ce processus, il sort la protestation de l’ornière du réformisme et de la contemplation, en réinventant et popularisant une désobéissance civile offensive. Le black bloc, c’est non seulement un dépassement des moyens de contestation traditionnels, mais aussi un dépassement de l’action illégale isolée, qui prend sens dans le cadre d’une lutte globale et politique.
Le black bloc, c’est aussi la désorganisation organisée, la possibilité de lier efficacité stratégique et pratique égalitaire, radicalité et lucidité politique.
Pour toutes ces raisons, le black bloc m’apparaît comme une réelle force politique, porteuse de nombreuses dynamiques et potentialités quant à l’avenir des luttes anticapitalistes et antiétatistes.
Il demeure à mon sens que, si l’initiative du black bloc doit être encouragée, elle doit nécessairement s’accompagner de discussions et d’analyses critiques à ce sujet. Le black bloc doit éviter de se figer dans un mode d’action particulier ou se perdre dans l’autosatisfaction et ainsi éviter de se questionner plus avant. Tout au contraire, ces pratiques « radicales » peuvent être autant d’occasions de soulever des questions essentielles : questions relatives aux discriminations (sexisme et racisme, notamment), au caractère identitaire et potentiellement excluant des blocs, etc. Car, il ne s’agit pas simplement de s’unir contre un système, mais de combattre ici et maintenant les discriminations qui existent en son sein et que nous perpétrons au quotidien par l’absence de remise en question de nos comportements. Les actions du black bloc peuvent, au prix d’une réelle volonté égalitariste, aller dans le sens d’une pratique à la fois égalitaire et offensive vis-à-vis des structures du pouvoir, comme elles peuvent facilement par négligence et facilité affermir des rapports de domination masqués par la lutte contre un ennemi commun.
J’espère pour ma part que l’expansion des black blocs se fera dans ce sens et que les récentes propositions visant une plus grande coordination des groupes permettront l’expression de positions politiques et de débats constructifs à ce sujet.
Dark Veggy
Principales sources
Source : Alternative libertaire (Belgique)
octobre 2000.