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Le ¡Ya basta ! latino-américain

vendredi 20 juin 2014, par Raúl Zibechi

Les vingt ans qui ont suivi le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 ont représenté pour les mouvements latino-américains l’un des cycles de luttes à la fois des plus intenses et des plus étendus qu’ils aient connus depuis longtemps. À partir du caracazo de 1989, les soulèvements et les insurrections se sont succédé, les mobilisations ont concerné tout le continent et elles ont largement décrédibilisé le modèle néolibéral. Ceux d’en bas se sont imposés en s’organisant dans des mouvements en tant qu’acteurs centraux de changement.

Le zapatisme est très vite devenu un référent incontournable de cette vague des années 1990, même pour ceux qui ne partagent pas leurs propositions et leurs formes d’action. Il serait presque impossible d’énumérer tout ce que les mouvements de ces deux dernières décennies ont réalisé. Considérons brièvement quelques faits significatifs : le cycle piquetero en Argentine (1997-2002), les soulèvements indigènes et populaires en Équateur, les mobilisations péruviennes qui ont forcé Fujimori à démissionner, ou encore le Mars paraguayen, en 1999, qui s’est conclu par l’exil du militaire putschiste Lino Oviedo.

Lors de la décennie suivante, on a connu la formidable réponse du peuple vénézuélien au coup d’État réactionnaire de 2002, les trois « guerres » boliviennes de 2000 à 2005 (celle de l’eau et celles du gaz) qui ont balayé la droite néolibérale de l’échiquier politique, l’incroyable lutte des Indiens d’Amazonie à Bagua (Péru) en 2009, la résistance des communautés du Guatemala contre les mines, la commune d’Oaxaca en 2006 et la mobilisation des paysans paraguayens en 2002 contre les privatisations.

Ces trois dernières années, une nouvelle série de mouvements est apparue, ouvrant un nouveau cycle de protestations, avec la mobilisation des élèves du secondaire chiliens, la résistance communautaire contre le projet minier Conga au nord du Pérou, la résistance croissante contre les mines, les fumigations et Monsanto en Argentine, la défense des TIPNIS (Territoires indigènes du Parc national Isiboro Sécure) en Bolivie et la résistance au projet de barrage de Belo Monte au Brésil.

L’année 2013 à elle seule a connu deux mouvements d’ampleur : la grève agraire colombienne, capable d’unir tous les secteurs ruraux (paysans, indigènes et coupeurs de canne à sucre) avec une partie des mouvements urbains, contre le traité de libre-échange avec les États-Unis, ainsi que les mouvements de juin au Brésil contre la féroce exploitation urbaine de main-d’œuvre pour la Coupe du monde 2014 et les jeux Olympiques de 2016 à Rio.

Cet ensemble d’actions durant ces deux décennies nous prouve que les mouvements de ceux d’en bas fleurissent dans toute la région. Beaucoup d’entre eux portent aussi une nouvelle culture politique et se manifestent de façon tout aussi diversifiée que le sont les organisations, tout en constituant des pratiques différentes de celles qu’on a connues dans les années 1960 et 1970.

Une partie de ces mouvements, des lycéens chiliens aux communautés zapatistes, en passant par les Gardiens de la lagune de Conga, le mouvement des Pobladores y Pobladoras du Venezuela et le Movimento Passe Livre du Brésil (MPL) parmi les plus remarquables, nous offrent quelques caractéristiques communes intéressantes à relever.

Tout d’abord, il faut noter la participation massive des jeunes et des femmes. Cette présence ravive les luttes anticapitalistes car elles sont portées par les personnes les plus directement touchées par le capitalisme, celles qui n’ont pas de place dans le monde encore hégémonique. Cette présence majoritaire est celle de ceux qui n’ont rien à perdre, car ce sont principalement les femmes et les jeunes de la base qui donnent aux mouvements leur caractère d’intransigeance radicale.

En second lieu, la culture politique que les zapatistes ont synthétisée avec l’expression « mandar obedeciendo », gagne du terrain bien que de manière encore diffuse. Ceux qui préserve les lagunes au Pérou, héritiers des Rondes paysannes, obéissent aux communautés. Les jeunes du MPL prennent leurs décisions par consensus afin d’éviter de renforcer des majorités et rejettent explicitement les « chars de son » imposés par les bureaucraties syndicales pour contrôler les manifestations durant la période précédente.

Le troisième point commun est lié à l’autonomie et à l’horizontalité, expressions qu’on a commencé à utiliser il y a vingt ans à peine, et qui se trouvent aujourd’hui pleinement intégrées à la culture politique de ceux qui luttent.

Ils se réclament en effet de l’autonomie vis-à-vis de l’État et des partis, considérant l’horizontalité comme principe dans la direction non pas individuelle mais collective des mouvements.

Les membres des ACES (assemblées coordinatrices des élèves du secondaire) au Chili fonctionnent sur un mode horizontal, avec une direction collective en assemblée.

La quatrième caractéristique commune que je perçois est la prédominance des flux sur les structures. L’organisation s’adapte et se soumet au mouvement, elle ne se fige pas dans une structure qui conditionnerait le collectif en fonction de ses propres intérêts, séparés du mouvement. Les collectifs qui luttent sont semblables à des communautés de résistance, dans lesquelles toutes et tous courent les mêmes risques et où la division du travail s’adapte aux objectifs que trace à chaque instant l’ensemble des participants.

Dans ce nouvel ensemble d’organisations, il n’est pas aisé de distinguer les dirigeants, car s’il existe des délégués et des porte-parole, la différence entre dirigeants et dirigés s’atténue d’autant plus que la participation de la base s’étend. C’est peut-être l’un des aspects les plus importants de la nouvelle culture politique qui s’est développée ces vingt dernières années.

Pour finir, je voudrais faire remarquer que le zapatisme est certes une référence politique et éthique, mais qu’il ne dirige pas ces mouvements et n’a ni la prétention ni la possibilité de le faire. Il peut être une inspiration, une référence, un exemple si l’on veut. Je pense que de multiples dialogues se tissent entre toutes ces expériences, non pas sous forme de rencontres formelles et structurées, mais sous forme d’échanges directs entre militants, capillaires et non contrôlés, sous forme d’échanges de savoirs et d’expériences dont nous avons besoin pour renforcer notre combat contre ce système.

Raúl Zibechi

Traduit par Ana.
Texte espagnol d’origine :
La Jornada, Mexico, 27 décembre 2013.

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