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La violence potentielle de la non-violence

dimanche 14 décembre 2014, par Métie Navajo

Un jour à quelques kilomètres du lieu potentiel d’un possible rassemblement interdit la police déployée sur un très large périmètre commence tôt le matin à arrêter les potentiels manifestants quand ils sortent de leurs lieux, potentiellement armés, pour en découdre. Les gens qui arrivent vers ce lieu sont aussi fouillés et parfois arrêtés, pas tous évidemment, en priorité ceux qui ont la tête potentielle d’un anarcho-terroriste et il faut dire que de l’autre côté ça joue (n’est-ce pas qu’on rêverait d’être tous cagoulés et armés de sac à dos avec des trucs potentiellement dangereux dedans et tous arrêtés et bourrés dans des cars de jolies colonies pénitentiaires, tant et si bien que sur les places potentielles de rassemblements interdits il n’y aurait plus que quelques potentiels touristes, derniers habitants potentiels d’une ville qui n’en est plus une — Paris ou autre, les noms devenant parfaitement interchangeables — et que dans les commissariats il y aurait foule et ça chanterait des conneries).

Je m’amuse avec les mots d’aujourd’hui qui n’ont plus de poids mais quand vient le moment où la violence s’abat, elle n’est pas potentielle.

Un jeune homme meurt (« notre compagnon d’arbres » écrivent en lettres colorées ses jeunes frères et sœurs sur un panneau blanc, et l’idée que son souvenir sera ainsi gardé dans les mémoires fait sourire son âme, les nôtres, celles des arbres qui sont morts avec lui) des hommes meurent fracassés, perdent leurs yeux, disparaissent. (Je ne parle pas d’une guerre je parle de la guerre qui pour s’être dispersée est devenue permanente.)

Je marche dans un cortège, on se communique le numéro d’une instance juridique en cas d’arrestation, on se l’écrit sur le bras, sur la main, on sait que même s’il ne se passe rien il pourrait se passer quelque chose. Il y a des lycéens, des enfants, des parents, des vieux de la vieille qui en ont vu des luttes, des organisations sous des drapeaux, des individus suspects à perruque orange, des collectifs d’individus intelligents, des violents et une grosse masse de non-violents, des comme-moi j’imagine, qui ne cherchent pas la bagarre, qui craignent les gaz les coups et les armes et toute la folie qu’ils suscitent dans une foule. (La foule est une mère qui protège. Quand les flics déguisés en casseurs selon leurs vieilles méthodes se révèlent et s’apprêtent à embarquer un tagueur non labellisé, elle fait corps autour de l’élément fragile et expulse l’élément mauvais. La foule est une prison qui enferme, quand s’embrasant derrière quelques-uns elle ne laisse plus de sortie.) Pourtant nous sommes là, une fois de plus, à se dire qu’une société non policière ne devrait pas avoir si peur de ses flics, ne devrait pas avoir de flics qui se lèvent plus tôt le matin pour aller arrêter des manifestants potentiels aux portes de leur maison comme ils vont chercher les sans-papiers à l’intérieur des leurs (le jour où ils viendront vous cherchez dans vos maisons vous n’aurez pas besoin de penser aux lointaines dictatures et États fascistes des ennuyeux manuels scolaires, vous n’aurez qu’à penser à ce qu’ils faisaient aux sans-papiers. Vous pourrez aussi penser à ce que nous dit Césaire à toutes les époques).

La violence fait et défait l’histoire. La violence est en l’homme, dit-on. Sa maîtrise technique, technologique appartient aux États et aux industries qui se la revendent pour en tirer profit et se préparent à la retourner contre des peuples consciencieusement désarmés physiquement, matériellement, intellectuellement au cours de décennies de pacifisme vulgaire. La violence de la police n’est que la surface visible, barbare, odieuse, de la violence encore plus odieuse qui gère, structure, écrase et ravage chaque instant de nos existences. Celle-là n’est même plus à catégoriser en genres, classes, âges, elle est polymorphe, nous sommes nombreux à le savoir, nous le savons tous, au fond, puisque nous la subissons et la portons dans chacun de nos gestes, de nos pas, de nos mots. Nous savons tous qu’étant non violents notre violence s’abat sur la planète entière, que nos vêtements tuent des enfants, que nos téléphones et nos ordinateurs tuent des enfants et infiltrent la terre de poisons mortels, que nos laits de soja bio tuent des forêts que notre électricité exproprie des paysans contamine des mers et des continents que nos vacances enterrent les derniers Indiens vifs dans des musées que nos comptes en banque endettent les frères pauvres européens que nos boîtes de conserve exterminent les poissons que nos déplacements ravagent la beauté des paysages que nos plats sont servis par des esclaves noirs que nos mégatonnes de déchets sont enfoncés au cœur battant de la terre et que l’avenir poussera dessus que notre confort tue l’aventure que c’est à ce prix que nous mangeons du chocolat sans sucre en Europe...

La liste est longue, il ne faut pas pleurer, il faut pleurer.

La plus grande violence que nous acceptons est d’accepter toutes les violences que nous portons en conscience, dans la servilité et la soumission, en connaissance de notre absolue impuissance. Nous dégradant à nos propres yeux il nous faut encore continuer à nous sourire, à nous rire, à nous aimer parce qu’effectivement ce n’est plus dans nos mains mais évanoui dans les airs. La société du désastre nous éduque à assassiner à chaque instant dans l’invisible. Voilà la société non violente que nous sommes.

(ne cessera-t-il jamais le son des agonies invisibles ?)

Contre la violence que nous nous faisons à nous-même, en nous-même, nous n’avons d’autre choix que nous armer contre la justice. Rester le lycéen qui entre dans une manifestation avec toute la foi et la révolte de son âge, qui se sent mourir quand un jeune homme meurt, ne pas devenir l’idiot confit dans sa lâcheté qui écoute avec suffisance les bombes voler au-dessus de lui. Ne pas laisser les lycéens confire. Devenir l’arbre qui cache la forêt, remercier ceux qui ont créé avec leur violence des lieux autonomes des zones à défendre qui aujourd’hui ouvrent des chemins multiples sur des territoires qui restaient imaginaires et dont maintenant l’existence est un insolent défi à la liquidation totale qui est en cours. Se réapproprier les chemins, donner un nom à notre violence, la faire, la défaire.

Métie Navajo
8 novembre 2014
Cahier de sable

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