« C’est que, en effet, l’homme n’est pas seulement l’animal avec quelques qualités en plus : c’est autre chose. La nature humaine est due à une sorte de refonte de la nature animale, et, au cours des opérations complexes d’où cette refonte est résultée, des pertes se sont produites en même temps que des gains. Que d’instincts n’avons-nous pas perdus !
La raison en est que l’homme n’est pas seulement en rapport avec un milieu physique, mais aussi avec un milieu social infiniment plus étendu, plus stable et plus agissant que ceux dont les animaux subissent l’influence. » (Durkheim)
La personne même est composée d’un « je », d’un « tu » et d’un « il » ; nous sommes tout à la fois je, tu et il et, plus rarement, nous, vous et ils. Voici résolu le mystère de la trinité, le trois en l’un. Le « je » serait le Fils, le « il », le Père et le « tu », le Saint-Esprit. L’identité est prise dans les filets d’une relation aux autres. « Dans la structure de parenté comme dans la structure pronominale, le sujet ne prend sens que selon sa position vis-à-vis des autres sujets, dans l’une l’axe de référence est la locution, dans l’autre la génération [1]. » Ainsi la société est-elle une grande machinerie créatrice de sens, un éternel discours sur elle-même. Il n’y a pas d’échappatoire possible ! Le « tu » et le « il » sont la pensée de l’autre ou des autres en nous, constitutive, cette pensée, de notre personne. Dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, nous nous saisissons comme « moi » et nous avons tendance à écarter le « toi » et le « soi ». En général, le « toi » et le « soi » restent dans l’ombre. Ces deux composantes de la personne (de notre personne) restent tapies et bien plus vigilantes qu’il n’y paraît ; le rêve souvent les révèle pour tenir le « moi », le « toi » et le « soi » par la main dans une danse ou un jeu dramatique au cours duquel le dormeur, le « il », la troisième personne, le mystérieux témoin, est le spectateur de lui-même, du drame qui se joue entre le « je » et les « tu », entre le héros et ses doubles. Pourtant, en l’état de veille, nous en ignorons deux, sans doute font-elles partie de notre subconscient. Il serait d’un grand intérêt de saisir leur influence, leur poids, leur rôle dans la constitution de l’être, c’est-à-dire du sujet animé par la pensée de l’autre (expression à saisir dans les deux sens). Nous pouvons aussi les appréhender comme une « donnée » de l’être et nous en tenir au « mystère » de la Trinité. Quoi qu’il en soit, nous pouvons tout de même attester qu’avec le christianisme c’est la personne elle-même qui s’est éloignée dans le ciel de la transcendance. En nous intéressant à la pensée (à l’esprit du monde) et à la relation entre le sujet et la pensée, nous ne quittons pas le domaine de la religion. Et nous sommes alors conduits à faire de la théologie comme le bourgeois gentilhomme de la prose !
« Il n’est pas de religion qui ne soit une cosmologie en même temps qu’une spéculation sur le divin », écrit Émile Durkheim en introduction de son livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse. L’objectif de la religion est double : d’une part, elle s’intéresse, comme il se doit, au divin, c’est-à-dire à la pensée en soi, à ce que j’appellerai l’esprit du monde ; d’autre part, elle se préoccupe de la relation du sujet, l’être humain, à cette pensée qui l’anime, et, qui, comme esprit du monde, le déborde de toute part. En ce sens Hegel est un théologien, Marx aussi, Marx est un théologien athée ou qui se voudrait tel, Debord, Voyer… et ainsi de suite ; comme nous parlons des nouveaux philosophes, nous pourrions parler tout aussi bien des nouveaux théologiens. Nous aussi. Il ne s’agit pas d’échapper à cette condition ou à un exercice, « la spéculation sur le divin » (pour reprendre l’expression d’Émile Durkheim), qui nous attire. Par contre il serait bien venu de préciser nos intentions, de définir plus clairement le but poursuivi, de marquer notre différence ou notre dissidence.
L’esprit du monde n’est que l’esprit d’un monde, le monde de Hegel, de Marx, de Debord ou de Voyer, je veux parler du monde occidental, chrétien et capitaliste. Je le définis ainsi par son origine : l’esclavage comme fondement de la société ; sa religion : une religion qui repose sur la servitude volontaire, c’est-à-dire sur la reconnaissance de l’aliénation comme fondement ontologique du sujet social ; sa dynamique, produite uniquement par l’échange marchand, en fait un échange pauvre, privé de toute dimension spirituelle — celle-ci se présentant alors comme son au-delà insaisissable, l’au-delà insaisissable du matérialisme, l’au-delà insaisissable de l’apparence.
Un « monde », dans la mesure où il est un mode de réalisation de la pensée de la médiation, se présente comme une totalité universelle, comme un univers spirituel à lui tout seul, ce qu’il est effectivement. Notre monde ne court pas à sa perte, il se perfectionne, tout simplement ; en tant que monde de l’aliénation ou de l’apparence, il se nourrit de tout ce qui est non aliéné, il transforme toute réalité (spirituelle, il va sans dire) en marchandise, en esprit comme pure apparence ; c’est l’écureuil prisonnier de la roue du mauvais infini ! Il s’approfondit sans cesse, animé par une volonté obtuse, implacable ; animé par sa quête obsessionnelle de perfection : que le monde devienne une pure apparence de l’esprit ! Pendant ce temps l’esprit du monde, l’esprit porté par le monde occidental, chrétien et marchand, l’esprit de notre monde, se précise et se raffine. Et les nouveaux théologiens ont encore de beaux jours devant eux !
Évoquer un monde, parler de l’esprit d’un monde, c’est aussi provoquer à l’existence d’autres mondes, d’autres modes de réalisation de la pensée, d’autres dieux, d’autres cieux ; ces mondes marquent une rupture, un porte-à-faux, une dissidence face au monde marchand et sont amenés, du fait de l’impérialisme inhérent au monde occidental, à se confronter à lui — en général dans des conditions adverses désastreuses.
Nous n’avons qu’une idée assez floue des choses de l’esprit, pourtant Hiroshima, Tchernobyl ou les silences qui entourent Fukushima et tous les génocides de populations perpétués au nom de l’impérialisme de la pensée pourraient nous permettre d’en saisir la puissance ou, du moins, de nous en approcher. Ainsi les ethnologues, sociologues et autres anthropologues se permettent-ils de discourir sur le mode de vie des peuplades dites primitives tout en se faisant une idée extrêmement appauvrie de l’esprit. Il faut bien se dire que l’esprit en impose ! C’est seulement à partir de cette toute-puissance de la pensée que nous pouvons aborder la question de l’aliénation et de la non-aliénation, c’est-à-dire du rapport qui existe entre le sujet social et la pensée qui l’anime. Il y a aliénation quand la pensée qui anime le sujet lui est extérieure. Nous pouvons aussi nous demander sous quelle forme se présente cette extériorité.
Par définition, l’esclave est bien animé par une pensée qui n’est pas la sienne, il n’est un sujet social que par procuration, le véritable sujet social, l’être animé par la pensée de son activité sociale, pensée et activité sociale lui appartenant en propre, est le maître. Le maître antique, s’il n’est pas commerçant, s’il ne se trouve pas en marge du jeu social, et pour tout dire, s’il n’est pas métèque, lui, par contre, est bien sujet, entrant dans le jeu qui organise, selon des règles qui lui sont propres, la communication de tous les sujets avec tous les sujets. L’esclave peut toujours faire sienne la pensée de son maître, s’identifier à lui avec plus ou moins de bonheur, il rendra ainsi ses chaînes plus douces tout en les resserrant davantage. Peut-on affirmer pour autant qu’il est devenu un sujet social à part entière ? La servitude volontaire nous libère-t-elle de la servitude ? Quand je fais mienne la pensée (les désirs, les volontés, les souhaits, les aspirations) du maître peut-on encore parler d’aliénation ?
Ou bien alors devons-nous nous interroger et nous demander avec une pointe d’anxiété, quand l’aliénation est ainsi devenue le fondement ontologique du sujet, où se trouve le point d’achoppement, dans quelle profondeur de l’être ?
L’origine ne notre monde n’est sans doute qu’une anecdote de l’histoire, un concours malheureux de circonstances, quand, dans l’Attique du VIIe ou VIe siècle avant notre ère, l’esclavage est devenu le fondement de la société athénienne. Pourtant cet événement va affecter peu à peu la société grecque tout entière et la société romaine, que l’on qualifiera à juste titre de sociétés esclavagistes. Cela ne signifie pas que tous, dans ce monde qui se précise, connaissent un rapport maître/esclaves, mais seulement que ce rapport constitue l’axe autour duquel s’organise la société. Le rapport de sujet à sujet devait bien exister dans les profondeurs de la société grecque ou romaine et même marquer une réelle résistance au principe fondateur d’un monde en gestation, mais sans pouvoir en modifier le cours inexorable. À ce sujet, rappelons les inquiétudes d’alors, quand les maîtres, affectés par cette nouvelle situation, se lamentent sur la perte des valeurs « héroïques ».
Un autre événement marquant fut l’émancipation des marchands du contrôle des États théocratiques et des sociétés guerrières. Quand le maître devint métèque ou quand le métèque devint le maître. Comme Athènes, aux abords de la mer Egée, a pu être, dans le monde antique, à l’avant-garde d’un basculement social considérable faisant de l’esclavage le fondement de la société, c’est Venise, sur la côte de l’Adriatique, qui, à l’aurore de notre histoire, s’est trouvée à la pointe de l’émancipation des marchands et de la corruption des maîtres, préfigurant dans son apogée le monde que nous connaissons. Jusqu’alors, l’aristocratie des clercs et des guerriers, entre la règle et le défi, pouvait toujours se prévaloir de la dimension sociale, et donc spirituelle, de son activité ; elle pouvait toujours se prétendre la classe de la pensée et justifier ainsi sa domination sur l’ensemble de la société. Il en va tout autrement pour le marchand, la dimension sociale de son activité lui échappe dans le sens même où il est guidé uniquement par la pensée de son intérêt particulier ; la dimension sociale de l’activité du marchand peut bien apparaître, mais elle existe par contrecoup, indirectement, quand toute la société est mise à contribution en vue des échanges marchands, de toutes les marchandises avec toutes les marchandises.
Quand le bourgeois se glisse dans l’aristocrate ou celui-ci dans le marchand, nous sommes dupes d’un tour de passe-passe, rien ne semble bouger et pourtant, tout change : la société n’est plus subordonnée à une pensée qui garde malgré tout une dimension universelle, mais à une pensée rétrécie au particulier. Les conséquences de ce glissement, de cette substitution, pourraient presque passer inaperçues dans un monde reposant sur la soumission, nous pourrions même y voir comme une libération de l’individu : les aristocrates à la lanterne !
L’individu contemporain peut bien faire sienne la pensée de son nouveau maître, le marchand ; ce sera, de toute façon, une pensée pauvre, réduite à l’intérêt particulier. Rien ne distingue plus l’individu de son maître, ni le maître de son esclave, sinon le pouvoir : le pouvoir de spéculation sur les échanges marchands à venir ; c’est lui et lui seul qui confère une autorité, et cette autorité est absolue car elle signifie la vie et la mort de l’entreprise.
Dans notre univers, le sujet social, c’est-à-dire l’être animé par la pensée des autres, n’a plus le droit de cité ou alors, il est rejeté dans les soubassements de la société, dans ses bas-fonds, dans ses marges, dans ses clandestinités, dans ses nostalgies, dans une mémoire en perdition. Il n’existe que pour disparaître, emporté par le mouvement irréversible d’un monde. Dans les sociétés antiques, guerrières, féodales, théocratiques, égalitaires ou inégalitaires, la pensée dans sa dimension sociale non seulement surnageait et demeurait visible, mais elle constituait, quoi qu’il en soit, le point focal de la vie sociale, elle restait à l’horizon de chacun, elle commandait une manière d’être. Il n’y a pas si longtemps ! Aujourd’hui encore, elle est bien présente dans d’autres sociétés, dans d’autres communautés, dans d’autres mondes, dans d’autres univers, jugés archaïques et appelés à disparaître !
Nous sommes bien encore parfois, très rarement, inspirés par la pensée de l’autre ou des autres pour nous approcher d’une relation entre sujets ; pourtant nous nous détournons le plus souvent d’une telle aspiration, c’est que la pensée de l’argent est bien plus puissante, bien plus omniprésente et semble commander impérieusement l’ensemble de nos activités. La pensée de l’argent s’est substituée en nous à la pensée de l’autre et c’est elle qui nous anime et nous met au travail. La pensée de l’autre, quand elle existe, doit passer sous la coupe, sous le joug de la pensée de l’argent pour espérer se réaliser.
Il suffit de mettre côte à côte, en parallèle ou en opposition « pensée de l’autre » et « pensée de l’argent » pour avoir une petite idée du bouleversement sur le plan du sujet (de l’être humain) qu’apporte le système-monde capitaliste. Dans le premier cas, l’autre est à l’horizon de mon activité comme je suis à l’horizon de son activité, je le constitue comme sujet d’une relation, comme être social ; de son côté, il me constitue comme sujet, comme être social. Nous avons affaire à une relation intersubjective, à une interaction constitutive du sujet, de la conscience de soi en tant qu’être social, appartenant à une communauté de pensée reposant sur la règle de la réciprocité. Nous pouvons aussi entendre « pensée de l’autre » comme aliénation : je ne suis plus animé par ma propre pensée née de la réciprocité mais par la pensée de celui qui m’a réduit en esclavage. Je ne suis plus un sujet social appartenant à une communauté de pensée reposant sur la règle de la réciprocité, mais un individu, abstrait, en marge de la société (à laquelle appartient le maître). Il est rare d’atteindre de telles extrémités : travailler pour un maître, survivre à une absence. Le monde occidental est une exception sociologique !
Dans le second cas, la « pensée de l’argent » n’est pas nécessairement la mienne, elle est celle du patron, de l’entreprise pour laquelle je travaille, du maître ou du capitaliste ; je peux me soumettre à une telle situation, l’admettre ou me révolter, tenter de me reconstituer comme sujet social en marge du travail à travers des relations de voisinage, de proximité et de lutte, « mort aux vaches ! ». Je peux aussi faire mienne cette pensée de l’argent, devenir individualiste à l’image du marchand et me livrer à divers commerces ou même, plus simplement, en reconnaître l’universalité et l’admettre : reconnaître l’universalité de l’argent, l’universalité de la réalité comme apparence et m’entourer de marchandises.
Ce qui disparaît dans cette substitution de l’argent à l’« autre » est bien le sujet, l’être humain ; d’une certaine manière, l’être social n’existe plus, il a disparu, l’argent s’est substitué à lui. L’argent est devenu le véritable sujet social, si je puis dire. Disons qu’il est devenu le véritable acteur social, le véritable agent social, le dieu tout-puissant, absolu et terrible qui nous meut avec une force implacable dans tous les sens comme des petites fourmis.
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Afin de saisir la situation dans laquelle nous nous trouvons et tenter de nous en faire une petite idée, il nous faut préciser ce qu’est un marchand. Le marchand s’est présenté comme intermédiaire dans un échange privé de dimension sociale, assimilable au troc entre particuliers, ce qui, à première vue, ne tirait pas à conséquences. Il n’empiétait dans la sphère publique qu’indirectement par l’usage ostentatoire que la noblesse (clerc ou guerrier) pouvait faire de la marchandise. Le marchand n’intervenait pas dans les échanges sociaux proprement dits, impliquant la réciprocité selon un ensemble de règles fixant le jeu social, il n’intervenait pas non plus dans les échanges cérémoniels de haut prestige commandant une relation de sujet à sujet par-dessus les règles communautaires. Il s’intéressait surtout au commerce lointain entre des partenaires éloignés qui, la plupart du temps, ne se connaissaient même pas. Il se présentait comme médiateur obligé ; il se présente toujours comme médiateur obligé entre particuliers. Il ne se pose pas comme sujet dans une relation de sujet à sujet, ou alors il feint de l’être ; il n’est qu’un sujet de substitution, remplaçant tout à tour l’un des partenaires en jeu. Il est devenu au cours des temps indispensable, incontournable et incontrôlable. Peu à peu, l’activité marchande va prendre de l’ampleur, se faire envahissante et repousser dans des marges de plus en plus étroites la vie sociale proprement dite reposant sur la réciprocité des échanges entre sujets.
L’argent fut l’instrument de la pensée du marchand dans cette quête de l’universel. Quand nous constatons que l’argent s’est substitué, dans la pensée qui nous anime, à l’autre ou aux autres, c’est-à-dire aux sujets, cela signifie que c’est le marchand, le médiateur, qui s’est substitué au sujet, que c’est la pensée du marchand, la pensée de la médiation, qui s’est substituée à l’autre dans une relation de sujet à sujet. L’argent est la pensée de la médiation matérialisée, prenant forme, devenue visible, s’objectivant, devenue pure apparence : la réalité de la vie sociale comme apparence, le spirituel comme apparence. Avec l’argent, le sujet social disparaît ! L’argent, le plus efficace des détergents ! La pensée dans notre poche ; l’homme démiurge, transformant tout ce qui existe en marchandises, faisant apparaître à ses yeux ébahis la réalité de l’esprit ! Être spectateur de son propre monde, de son propre univers ! Il y a bien là quelque chose de fascinant ! Comme un naufrage où nous nous perdons… et sous nos pas surgit et apparaît le royaume merveilleux de Walt Disney, où tout est marchandise et où les maisons sont en chocolat. Un monde qui se donne en spectacle ! L’esprit d’un monde qui se donne en spectacle ! Devenu visible, devenu une pure apparence !
Le paradis est sur terre, il est au-delà des frontières qui séparent les pays riches de l’enfer de la pauvreté. Là se trouve le salut ! Les religions, qui promettaient le salut dans l’autre monde grâce à la soumission à l’esprit du monde, se trouvent ainsi confirmées par l’histoire et nous n’avons plus à le chercher dans une révolution, il suffit de passer à nos risques et périls une frontière toute terrestre et bien gardée, celle qui sépare les riches des pauvres, l’individualisme exacerbé d’une humanité en friche.
Ces préliminaires sur l’esprit du monde occidental, chrétien et capitaliste nous conduisent à saisir le lien qui unit l’esprit d’un monde au sujet (même si le sujet doit se limiter à l’individu, au « je »). Je dirai que la pensée est universelle dans la mesure où elle est toute la réalité d’un monde, elle est inhérente au sujet social que nous appelons l’être humain ; elle est sa pensée, celle qui l’anime, qui le conduit à travailler, à exploiter son prochain, à acheter des marchandises et à payer avec une carte bleue ; elle est surtout, en tant que moteur de l’activité sociale dans son ensemble, celle du capitaliste spéculant sur les échanges marchands se réalisant dans un proche avenir. Nous avons pu remarquer aussi que cette pensée, propre à chacun, déborde l’individu ou le sujet lui-même pour se présenter comme l’esprit d’un monde : le mode de réalisation de la pensée de la médiation propre à une société donnée — en ce qui nous concerne, la société occidentale, chrétienne et marchande. Nous nous trouvons dans une totalité qui est la totalité de la pensée, nous n’échappons pas à cette totalité, elle se présente comme universelle (même si cela doit être un universel parmi d’autres). Le monde de l’apparence est un monde totalitaire, dans les deux sens du terme. Notre représentation de la réalité et de l’être (les deux se confondent d’ailleurs et l’on peut parler indifféremment de l’être de la réalité ou de la réalité de l’être) est liée au mode de réalisation de la pensée.
Parler de la pensée de la médiation, tenter d’en saisir les modes de réalisation, ses modalités, tout cela reste sommaire. Est-il possible d’en savoir un peu plus sur cette fameuse pensée, qui se trouve tout de même à l’origine de l’humanité ? Dans l’essai Les ours prennent souvent la forme humaine, j’ai risqué de la saisir dans sa forme la plus simple, la plus élémentaire (pour reprendre le qualificatif utilisé par Émile Durkheim) et, je pouvais toujours l’espérer, la plus originelle.
Une relation intersubjective est une relation de personne à personne qui n’est pas médiatisée par l’argent, qui n’est pas médiatisée par la pensée du marchand venant s’intercaler dans la relation. La pensée de la médiation peut bien se trouver matérialisée et objectivée, les exemples ne manquent pas dans le monde primitif entre les coquillages, les meules de pierre ou les haches de jade, mais cette pensée ainsi matérialisée et, nous pourrions même ajouter, capitalisée n’est pas celle du marchand, elle ne vise pas un échange privé, l’échange, bien au contraire, garde une dimension sociale et, la plupart du temps, cérémonielle. Une relation non médiatisée par l’argent, c’est-à-dire par la pensée du marchand, par le point de vue du marchand sur le monde, peut bien exister dans notre société, mais elle reste à la surface des choses, sans véritable fondement, elle n’a plus de fondement social. La relation entre sujets véritables n’est plus socialement fondée et reconnue ; elle s’est trouvée marginalisée dans la société-même. La seule relation socialement reconnue est la relation marchande entre deux non-sujets.
La pensée de la médiation, que cette pensée soit objectivée ou non, possède à la fois une dimension subjective, dans le sens où elle anime le sujet ou le pseudo-sujet (parfois comme dans notre monde, limité à un simple « je », rétrécie au « moi, je »), et une dimension qui déborde le sujet et qui s’impose impérieusement à lui. Les primitifs ont des termes en langue vernaculaire pour la désigner comme celui de « mana » ou de « kami » et bien d’autres encore ; nous aussi, comme celui de « flouze », et bien d’autres termes. C’est une force impérieuse et spirituelle qui anime le sujet comme une force intérieure et puissante, la force intérieure et puissante du désir et de la nécessité, la force intérieure et puissante de l’esprit, la force intérieure et puissante de la pensée, de sa pensée : pensée qui est tout à la fois sienne, et qui le déborde et s’impose à lui. C’est notre situation de non-sujets consentants qui nous interdit d’en saisir toute la puissance. Ce n’est pas le cas du capitaliste triomphant ou du mafioso de haut vol dont l’âpreté au gain trace leur chemin sur des monceaux de cadavres.
Ce qui nous distingue des sauvages n’est qu’un point de vue sur le monde et sur l’homme. Le point de vue du marchand sur celui du paysan cultivateur de maïs ou de tubercules, de l’éleveur de grands troupeaux de rennes ou de bœufs, ou du chasseur. Je dirai que le point de vue du marchand coupe court à la relation de réciprocité ; il perçoit le monde comme sa propriété et l’homme comme un travailleur soumis à sa pensée, entrant dans le cycle de production de marchandises. L’échange a bien lieu mais c’est un échange marchand qui n’appelle pas la réciprocité. Nous pouvons toujours prétendre que la réciprocité finit par avoir lieu à travers l’ensemble des échanges marchands qui ont lieu sur toute la planète, mais elle reste l’au-delà de l’activité marchande proprement dite.
Alors que le paysan binni’zá, cultivateur de maïs, le jardinier trobriandais, cultivateur d’ignames, le pâtre maasaï, éleveur de vaches, le chasseur sioux ou toungouse gardent un sens aigu de l’échange réciproque entre les êtres pour l’étendre aux plantes, aux animaux et à tout ce qui les environne, nous, de notre côté, nous nous sommes coupés de cet ailleurs, de cet au-delà de l’humain, de notre corps transparent, traversé par des courants souterrains et grondants, murmurant des paroles incompréhensibles et, le plus souvent, inaudibles. L’apparence nous a éloignés de notre présence. Si le paysan binni’zá, le jardinier trobriandais, le pâtre maasaï, le chasseur sioux ou toungouse gardent un sens aigu de la réciprocité, c’est avant tout parce qu’elle fait partie de leur être, parce qu’elle s’est imposée à eux comme une évidence. Elle est la pensée fondatrice de leur être en tant qu’être humain né de la vie sociale, né du don et de ce qu’il entraîne. La horde primitive peut bien reposer sur le partage, mais c’est seulement le don et ce qu’il entraîne qui fait surgir l’humain.
Nous restons étrangers à la puissance infinie de la pensée, si bien que lorsque nous connaissons un échange entre sujets, ce qui nous arrive parfois sous la forme d’un échange agonique, celui-ci reste marginal, retranché dans les tavernes, dans les quartiers portuaires des marins en goguette, quand ces quartiers existaient encore. Le flouze, le « pèse », l’argent sous sa désignation argotique gardait encore comme une nostalgie de débauche entre voyous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’argent s’est définitivement embourgeoisé. C’est que cette forme d’échange, savoir donner généreusement, recevoir et rendre grandement, ne s’enracine plus dans une exigence partagée, dans une exigence sociale impérative. Cette exigence s’est perdue au fil du temps ; la société moderne (ou postmoderne) repose sur une nécessité contraire axée sur le repli sur soi, le profit personnel et l’âpreté au gain.
L’activité des marchands ne nous a pas libérés de la servitude, elle l’a seulement universalisée dans le sens où plus personne dans une société marchande ne peut prétendre y échapper, chacun étant à la fois et tour à tour son propre maître et son propre esclave. Dans le jeu de la reconnaissance, ainsi que le signalait Hegel, l’esclave affecte le maître ; dans le rapport dominant, sujet/non-sujet, le non-sujet affecte à tout jamais le sujet et au rapport de sujet à sujet se substitue, « ni vu ni connu », un rapport de non-sujet à non-sujet, le non-sujet n’étant qu’une apparence de sujet [2]. Et le tour est joué.
La relation intersubjective n’est plus reconnue et socialement fondée, elle a perdu cette ampleur qui la caractérise dans les sociétés originelles, dont elle constitue l’élément fondateur et omniprésent. Nous la saisissions alors comme la pensée de l’orée, de la lisière, de la frontière. Elle se situe bien là, sur le seuil qui sépare l’humain de son au-delà, de son ailleurs peuplé d’esprits pouvant se révéler dangereux et qu’il s’agit de séduire.
Les tribus de l’Australie centrale, principalement les Arunta, les Loritja, les Kaitish, les Unmatjera, les Ilpirra, se servent constamment dans leurs rites de certains instruments qui, chez les Arunta, sont appelés, suivant Spencer et Gillen, des churinga et, suivant Strehlow, des tjurunga. Ce sont des pièces de bois ou des morceaux de pierre polie, de formes très variées, mais généralement ovales et allongées. Sur chacun d’eux, se trouve gravé un dessin qui représente le totem du groupe. Dans son livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim se livre au sujet de certains churinga à des comparaisons qui ouvrent sur des perspectives des plus intéressantes, il écrit :
« Un certain nombre de ces churinga sont percés, à l’une de leurs extrémités, d’un trou par lequel passe un fil, fait de cheveux humains ou de poils d’opossum. Ceux de ces objets qui sont en bois et qui sont percés de cette manière servent exactement aux mêmes fins que ces instruments de culte auxquels les ethnographes anglais ont donné le nom de bull-roarers. Au moyen du lien auquel ils sont suspendus, on les fait rapidement tournoyer dans l’air de manière à produire une sorte de ronflement identique à celui que font entendre les diables qui servent encore aujourd’hui de jouets à nos enfants ; ce bruit assourdissant a une signification rituelle et accompagne toutes les cérémonies de quelque importance. »
Nous ignorons qui pouvaient bien être les ancêtres, les êtres du rêve ou les êtres prodigieux qui sont à l’origine des clans des tribus aborigènes d’Australie et dont les signes, dont l’emprunte-écriture est reproduite sur les churinga. Cependant, nous pouvons supposer que ce sont des êtres de la frontière, du seuil qui sépare l’humain de son au-delà, de l’inframonde, du monde des morts, du monde de la nuit. Ils sont cet « autre » en l’homme ou, plutôt l’emprunte, l’esprit de cet hôte évanescent qui a disparu en l’homme, la présence évanescente du non-humain dans l’homme, de cet hôte animal ou végétal, opossum ou chat sauvage. L’Être Prodigieux, l’être de ce prodige qu’est l’humanité actuelle, l’ancêtre, végétal ou animal, créateur de l’humanité s’est ensuite retiré, évanoui sur place, laissant, dans l’espace de sa disparition, dans l’espace de sa soudaine absence, comme un souffle, comme un brusque appel d’air : les esprits enfants, qui s’incarneront dans la femme d’aujourd’hui.
Il semble bien que nous ayons perdu ce lien qui nous rattache au commencement, à l’origine de ce que nous sommes, à cette ouverture sur notre ailleurs, sur cet au-delà de l’humain, cette rupture, cette chute en nous-mêmes, ce soudain vertige du corps, qui nous réveille et nous met sur le chemin de la connaissance ; nous n’entendons plus le souffle des morts, les voix d’outre-tombe, le vrombissement des diables. En tournoyant avec force dans l’air, le rhombe, comme un disque lancé dans l’espace infini, capte la clameur de cet ailleurs plongeant dans l’effroi les non-initiés. Nous en avons gardé longtemps la mémoire jusqu’à appeler « diables » ces jouets que les enfants faisaient tournoyer afin d’émettre ce ronflement qui les emportait. Nous avons tourné le dos à ce que nous sommes et nous pouvons bien envoyer des capteurs et des sondes dans l’univers, la pensée en son commencement, en son ailleurs, ne nous parle plus.
Saisir la pensée en son commencement, au moment où elle surgit, fonder notre vie sur cet événement rappelé sans cesse dans nos mythes, c’est l’utopie d’aujourd’hui. Ce qui était au commencement devient notre futur : reposer les fondements d’une vie sociale ; marquer le moment où la pensée surgit et se déploie dans ses œuvres ; retrouver le mouvement arbitraire d’une pensée qui ne se rattache à rien sinon à elle-même, née d’elle-même, par sa seule pratique, par sa seule réalisation ; une communauté de pensée reposant uniquement sur le don, sur ce défi à être ; accepter le versant nocturne de la pensée et faire tournoyer les rhombes pour entendre le souffle menaçant des esprits. L’utopie, autant dire la pensée, est devenue l’enjeu de notre époque.
Le temps de l’utopie. Nous nous trouvons au fond d’une impasse, dans une tourmente si parfaite, que notre seule sauvegarde, notre seul défi, reste l’utopie. L’utopie est seulement l’expression pratique, l’expression construite de la pensée, l’herbe qui s’obstine à pousser entre deux pavés. Val de Susa, Notre-Dame-des-Landes, les communautés zapatistes dans les recoins du Chiapas. Elles ne peuvent, ces utopies, que défier tout un monde ; le défi est leur élément, elles y puisent leur force ; elles ne sont qu’un défi, rien d’autre. Elles se nourrissent de ce défi ; le défi est la pensée occulte de l’utopie, la pensée secrète qui l’anime, cette force puissante qui la fait croître dans les conditions les plus hostiles. Avec l’utopie, nous retrouvons ce qui était au commencement, le spirituel : l’acte pratique, le don, faisant surgir l’humain et la pensée de l’autre. Avec l’utopie nous retrouvons le Rêve qui était au commencement de l’humanité, un défi : Ève croquant la pomme de la connaissance, s’émancipant enfin d’un monde si paradisiaque !
Oaxaca, le 12 décembre 2016,
Georges Lapierre