Le dernier rapport du projet Global Trends 2020, parrainé par le National Intelligence Council (NIC : Conseil national des services de renseignement des États-Unis) cherche à identifier les menaces probables et les défis pour l’hégémonie états-unienne autour de l’année 2020. En extrapolant la réalité sous une perspective de quinze ans, le rapport offre une vision des principales tendances et scénarios internationaux en matière politique, économique, sociale et militaire. C’est ainsi que le NIC présente ses analyses stratégiques au président George W. Bush, élaborées selon l’information obtenue et traitée par tous les services de renseignement du pays, composés de quelque treize organismes étatiques, dont la CIA, en plus de la collaboration d’un groupe d’« experts internationaux ».
Le rapport indique que vers 2020 le visage de la mondialisation sera asiatique. Les États-Unis et l’Europe devront faire une place à deux nouveaux acteurs sur la carte géopolitique mondiale : la Chine et l’Inde.
Le rapport signale les nouvelles menaces militaires et géopolitiques en gestation sur la planète (lisez « pour la prédominance états-unienne »), parmi lesquelles il identifie d’abord, l’expansion de l’islam.
L’émergence des peuples indigènes et le renforcement de leurs identités en Amérique latine n’échappent pas aux prédictions. Pour réaliser ce scanner, pièce-clé de l’ingénierie militaire de la guerre de basse intensité, le NIC a pu compter sur la collaboration de nombreux experts latino-américains, qui se sont réunis lors d’une conférence régionale à Santiago du Chili en juin 2004 « Amérique latine 2020 : les scénarios à long terme », organisée par l’Université de Georgetown (Washington), le Centro de Estudios Nueva Mayoría (Buenos Aires) et l’Université Adolfo Ibáñez (Santiago du Chili).
En prenant comme exemples le soulèvement zapatiste dans le Sud-Est mexicain, la montée politique du mouvement indigène en Équateur, le discours radicalisé d’un secteur du mouvement aymara en Bolivie (MIP) et la lutte des Mapuches dans le Sud argentin et au Chili, le rapport est clair quand il souligne que des thèmes tels que la gouvernabilité démocratique et ses institutions, l’insertion internationale, « la relation avec les États-Unis et les principales puissances mondiales actuelles » et la sécurité face aux nouvelles menaces, dont le narcotrafic et les revendications indigènes, seront les principaux facteurs qui détermineront le futur latino-américain. « Dans le sud du Mexique, la région andine et quelques pays d’Amérique centrale, des revendications territoriales mises en avant par des groupes indigénistes irrédentistes pourraient inclure un scénario de révolte armée et de violence politique », signale le document.
« L’émergence de mouvements indigénistes politiquement organisés peut aussi représenter un risque pour la sécurité régionale. Si dans les prochaines années les mouvements de revendication indigéniste ne parviennent pas à une insertion dans le système politique ni à des niveaux déterminés d’inclusion sociale, il est probable que beaucoup de mouvements évoluent vers des revendications d’autonomie territoriale dans le sud du Mexique, la région andine et certains pays d’Amérique centrale », ce qui menacerait gravement « l’intégrité territoriale » des États.
« Quelques conflits latents et en cours, particulièrement ceux qui impliquent des groupes ethniques transfrontaliers, menacent de se régionaliser. Dans le pire des cas, cela pourrait faire en sorte que certains territoires et certaines populations soient hors de tout contrôle gouvernemental effectif. » « Certaines revendications territoriales pourraient inclure le scénario de révolte armée et de violence politique », signalent les experts, conscients qu’une grande partie des territoires historiques des peuples indigènes en Amérique latine sont aujourd’hui divisés par les frontières actuelles, comme le Kollasuyo Aymara (Pérou, Chili et Bolivie) ou le Wallmapu mapuche (Chili et Argentine).
« L’irrédentisme indigéniste impliquerait de fortes doses d’incompatibilité avec l’ordre politique et économique occidental soutenu par les Latino-Américains d’origine européenne, et par conséquent une profonde rupture sociale, qui dériverait en révolte armée, en réponses répressives de la part de gouvernements contre-insurgés, une violence sociale et une balkanisation politique et territoriale. Un tel scénario de turbulence mettrait en fuite les capitaux, les investissements et la dynamique même du marché pour une période prolongée. L’hétérogénéité régionale s’approfondirait entre les pays qui souffriraient de la montée de l’irrédentisme ethno-politique (dans la région andine ou au Guatemala) et les pays à population majoritairement européenne. »
La relation entre les mouvements ethniques et les groupes terroristes internationaux, claironnée par la presse à sensation, opposée aux revendications des peuples indigènes, n’échappe pas aux prévisions catastrophiques du NIC : « Pouvoirs factieux et acteurs armés non étatiques (mafias, narcotrafiquants, groupes terroristes internationaux) pourront établir différents types d’alliances stratégiques avec des groupes armés irréguliers dans la région. Des zones hors du contrôle de l’État (comme les départements de Boyacá, Caquetá et tant d’autres en Colombie ; les frontières vénézuélo-brésilienne et vénézuélo-colombienne, la région de Cochabamba en Bolivie, les côtes d’Haïti, etc.) constitueront des cibles privilégiées pour ce type d’alliances qui représentent un risque pour la sécurité globale. »
Mais il n’y a pas que les connections probables avec Al Qaeda ou l’intégrisme islamique qui préoccupent les experts. Le rapprochement évident ces dernières années entre le mouvement indigène et des groupes antimondialisation, ainsi que des secteurs du mouvement populaire latino-américain, est aussi matière à analyse et à prévisions. « La montée à grande échelle de mouvements indigénistes radicaux, politiquement révolutionnaires, dans plusieurs pays de la région, pourrait inclure la convergence des indigénistes avec certains mouvements sociaux non indigénistes, mais souvent radicaux, qui existent actuellement », indique le rapport.
« Au début du XXIe siècle, il y a des groupes indigénistes radicaux dans la majorité des pays latino-américains. Ce scénario supposerait que pour 2020, ils aient crû de manière exponentielle et aient obtenu l’adhésion majoritaire des indigènes dans leur pays ; un effet de contagion pourrait faire qu’une rébellion indigéniste dans un pays, s’étende à d’autres. » Pour éviter cela la solution pourrait être la tolérance zéro : un plus grand investissement en défense militaire et renforcer « évidemment » les liens avec les États-Unis, bien que l’on observe avec préoccupation l’arrivée au pouvoir de mandataires de gauche dans la région (Chávez, Lula, Tabaré Vásquez, Kirchner)
« Ce scénario de vague anti-impérialiste continentale impliquerait des sous-scénarios d’isolement international, d’appauvrissement et de fuite de capitaux, de conflits et d’ingouvernabilité au niveau continental », indiquent les experts du NIC, pour terminer avec une phrase qui ne laisse aucune place aux spéculations : « Le lien qu’établiront les pays de la région avec les États-Unis sera déterminant », pour leur avenir politique et leur sécurité.
Pedro Cayuqueo
Source : Ojarasca, n° 96, avril 2005,
supplément à La Jornada, Mexique.
Traduction : Diane Quittelier, pour le Réseau d’information
et de solidarité avec l’Amérique latine (RISAL).
2 mai 2005.