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La maison anarchiste

mardi 24 mai 2016, par Colin Ward

Je dois commencer par des questions de définition. Le mot maison ne pose aucun problème, mais celui de chez-soi en présente quelque peu, car il ajoute au premier terme une touche émotionnelle. On possède une maison et on en fait son chez-soi.

Mes difficultés surgissent avec le terme anarchiste. Le héros de Pnine, roman de Vladimir Nabokov, se voit demander : « Êtes-vous anarchiste ? » Et très imprudemment, il répond à son examinateur par une question : « Premièrement, qu’est-ce que vous entendez par anarchisme ? L’anarchisme pratique, métaphysique, théorique, mystique, abstractif, individuel, social ? » Mal lui en prend. Il passera deux semaines à Ellis Island avant d’être autorisé à entrer aux États-Unis. J’ai un problème similaire. Je veux rester ouvert à toute définition possible de l’anarchisme, mais je dois exclure beaucoup d’interprétations pour pouvoir dire quelque chose d’utile.

Le premier lest qu’il me faut jeter par-dessus bord, c’est l’idée qu’il existe une esthétique anarchiste opposée à une esthétique bourgeoise. Depuis un siècle, dans tous les arts, visuels, littéraires ou oraux, il a été présumé que la tâche des artistes révolutionnaires était de choquer le bourgeois. Après avoir été choquée pendant des décennies, durant lesquelles la vie réelle a été autrement choquante que les arts, c’est encore la bourgeoisie qui forme la seule clientèle avérée de tout cet art révolutionnaire. À part, bien sûr, l’État.

Dans les arts visuels, par exemple, les alliés les plus évidents des anarchistes furent les surréalistes mais, avec de notables exceptions, les liens politiques les plus étroits qu’ils recherchèrent furent avec le parti communiste. En Grande-Bretagne, l’artiste le plus célébré qui avait des liens avec le mouvement anarchiste était un peintre académique aux mœurs bohèmes, dont la réputation ne se propagea probablement pas à l’étranger. Augustus John (1878-1961) est remémoré comme le dernier des grands dessinateurs classiques, et non pas en tant qu’anarchiste. Et le plus fameux des artistes anarchistes, Camille Pissarro (1831-1903), bien qu’ayant été étroitement lié au mouvement anarchiste de son temps, refusa résolument de spécifier le contenu d’une esthétique anarchiste. Ses lettres ne prêtent aucune attention à la syntaxe ni à la grammaire et sont des documents humains captivants. Là où il se rapproche le plus de la définition d’une esthétique anarchiste, c’est dans le volume III de sa correspondance complète, où il s’exprime :

« Y a-t-il un art anarchiste ? Quoi décidément ils ne comprennent pas. Tous les arts sont anarchistes quand c’est beau et bien ! »

À considérer le côté artistique de l’architecture, l’hypothèse d’une esthétique spécifiquement anarchiste devient encore plus discutable. Beaucoup d’entre nous se souviennent d’une curiosité de champ de foire ou de parc d’attractions, nommée « La Maison biscornue ». Nous dépensions nos sous pour faire l’expérience d’une maison fictive où les planchers et les plafonds n’étaient pas parallèles et où les murs, portes et fenêtres n’étaient pas rectilignes.

Plus récemment, le genre architectural de la Maison biscornue a été édifié pour de vrai dans la vie réelle. Par exemple, dans les années 1970 à Montréal, au Canada, Moshe Safdie conçut pour la Foire mondiale des appartements d’habitation où chaque étage tombait, apparemment par hasard, sur une pile de conteneurs qui paraissait accidentelle. En pratique, bien sûr, chaque aspect de cet arrangement aléatoire avait été soigneusement calculé par des ingénieurs du génie civil. De même, dans le secteur d’Oude Haven (Vieux Port) de Rotterdam, on peut visiter un petit groupe de maisons inclinées, dessinées par l’architecte Piet Blom, qui rappellent en substance la Maison biscornue de la fête foraine.

Imaginons que vous soyez ouvrier du bâtiment, vivant à l’étroit dans un appartement d’immeubles, et employé pour bâtir une de ces fantaisies architecturales, vous reconnaîtriez promptement que cette architecture fantaisiste n’est pas une construction anarchiste. Elle n’offre aucune libération aux gens qui sont impliqués dans son édification, et ses futurs habitants oublieront vite le côté plaisant d’une rupture avec les présupposés esthétiques. L’enjeu n’est pas une affaire de conception mais une question de contrôle, caractéristique bien plus importante dans l’éventail des options anarchistes.

Selon moi, le principe premier d’un logement dans n’importe quelle société, indépendamment de l’idéal social anarchiste, c’est le contrôle par les habitants. Par bonheur, ce principe a été clairement énoncé par l’architecte anarchiste John Turner. Il passa de nombreuses années, au cours des décennies 1950 et 1960, dans les collectifs de squatters d’Amérique latine, aidant les gens qui construisaient leurs propres maisons. Il se rendit ensuite aux États-Unis et découvrit que les idées qu’il avait élaborées dans le monde des pauvres étaient valables pour la nation la plus riche du monde. Et quand il retourna enfin en Grande-Bretagne, il s’aperçut que la situation du logement dans son propre pays correspondait, elle aussi, à sa formulation. L’intuition essentielle de Turner est la suivante :

« Quand les habitants contrôlent les décisions majeures et sont libres d’établir leur propre contribution à la conception, à la construction ou à la gestion de leur logement, tant le processus que l’environnement qui en résultent stimulent le bien-être individuel et social. Inversement, quand les gens n’ont aucun contrôle ni responsabilité dans les décisions clés du processus d’habitation, le cadre du logement peut, au contraire, devenir un obstacle à la réalisation personnelle et un poids pour l’économie. »

C’est une déclaration soigneusement formulée qui ne dit ni plus ni moins que ce qu’elle signifie. Remarquons que Turner se réfère à « la conception, la construction ou la gestion ». Il n’implique pas que nous devions tous devenir des bricoleurs, même si, bien sûr, en pratique, c’est souvent ce que les gens doivent être. Il érige en principe que les habitants devraient être au poste de commande.

J’aimerais particulièrement mettre en évidence sa dernière phrase, à propos de l’environnement des habitations devenu « un obstacle à la réalisation personnelle et un poids pour l’économie ». N’est-ce pas l’expérience des immenses et coûteux projets d’habitat entrepris par les gouvernements centraux et locaux, tant aux États-Unis que dans toute l’Europe occidentale ? La seule solution aux problèmes posés par de tels grands ensembles consiste à développer des systèmes de contrôle des résidents grâce aux diverses formes de coopératives de logement.

Parfois, dans ces grands ensembles aux franges des cités européennes et américaines, héritières d’un socialisme bureaucratique et gestionnaire, le contrôle par les locataires est adopté en dernier ressort face à l’abandon et au délabrement. Il se trouve à Bruxelles un architecte très réputé, Lucien Kroll, de l’Atelier d’urbanisme et d’architecture. On fait souvent appel à ses conseils en France, en Allemagne et en Hollande, quand on cherche à réhabiliter de grands ensembles, négligés par les municipalités. Les résultats sont souvent décrits comme l’expression d’une architecture anarchiste. Lucien Kroll, quant à lui, insiste pour parler d’architecture contrôlée par les résidents. Il m’a dit que la première tâche, et non la dernière, consiste à présenter aux habitants un budget propre, afin qu’ils décident eux-mêmes des dépenses prioritaires. Veulent-ils investir l’argent pour améliorer d’abord l’isolation des murs, ou préfèrent-ils rendre le bâtiment si visible au public qu’il dissuade les trafiquants de drogue de s’y infiltrer ? Une des priorités générales est de réduire l’échelle des bâtiments en supprimant quelques étages du haut et à construire davantage au niveau du sol dans les espaces entre les immeubles. Une autre consiste à « modérer le trafic ». Est-il raisonnable d’utiliser les gravats de béton, qui proviennent de la réduction de hauteur des bâtiments, pour construire un petit tertre, planté de buissons et d’arbres, sur un rond-point, afin qu’il crée un risque incontournable pour les véhicules et détourne ainsi le trafic ? Et pourquoi ne pas creuser le jardin municipal pour y faire des aires de jeux et des jardins potagers ? Pourquoi ne pas construire un tas d’ateliers et de cafés comme des extensions en appentis à la base des tours ? Le résultat ne sera peut-être pas une architecture anarchiste, mais ce sera certainement une architecture postautoritaire.

Si la Grande-Bretagne est considérée comme le pays d’origine du mouvement coopératif, les coopératives de logement sont beaucoup plus récentes que dans bien d’autres pays. Dans les années 1970, il n’y en avait que deux ou trois. Aujourd’hui, il en existe près d’un millier. C’est un nombre ridiculement faible, qui montre combien nous sommes loin de dissocier contrôle et propriété, car en Grande-Bretagne le mode préféré de résidence est celui de l’occupation par le propriétaire (66 pour cent).

Néanmoins, la composition de ce mouvement est intéressante. Certaines coopératives ont débuté en légitimant l’occupation d’immeubles vacants par des squatters. D’autres ont pris naissance avec « la résidence à court terme » dans des constructions promues à la démolition. Lorsque les habitants avaient le contrôle sur ces bâtiments, la courte vie que l’on pronostiquait est devenue très longue, tout simplement parce que les occupants avaient de bonnes raisons pour les améliorer. D’autres habitations encore, à Liverpool et à Londres, sont des constructions nouvelles, où l’architecte a travaillé sous les directives de gens pauvres qui, pour la première fois de leur vie, ont pu obtenir le service d’un expert.

Mais les plus intéressantes se trouvent là où les habitants ont construit leurs propres habitations. Tout au long de l’histoire, partout dans le monde, les pauvres gens ont bâti leur maison, qui s’est améliorée et agrandie tout au long des décennies et des siècles, à mesure que les familles changeaient leur labeur en capital. Les fermes paysannes traditionnelles que l’on trouve dans toute l’Europe ou presque en sont la preuve. Au vingtième siècle, cette façon de construire simple et naturelle est devenue de plus en plus difficile, pour toute une série de raisons.

La première est la question cruciale de l’accès à la terre. En Grande-Bretagne, le processus que l’on appelle « enclosure » a attribué des titres de propriété à des terres auparavant considérées comme « communales » ou « en friche ». La seconde raison réside dans la nature du matériau de construction. Jadis, celui qui bâtissait son logis utilisait spontanément la pierre, l’argile, le bois et la paille en provenance de sa région, de sorte que la maison, comme l’a dit un poète anglais, « s’élevait du sillon comme une alouette ». Les maisons du vingtième siècle, sont construites avec des matériaux qui doivent, qu’ils soient naturels ou synthétiques, être achetés sur le marché. La troisième raison, bien entendu, est que nous avons circonscrit le processus avec une montagne de lois et de règlements que le citoyen ne peut comprendre sans l’aide d’un professionnel.

Un architecte anglais d’origine allemande, Walter Segal (1907-1985), a surmonté ces obstacles. Notons, en passant, qu’il fut élevé dans la communauté anarchiste de Ticino en Suisse. Tard dans la vie, il développa une méthode de construction en cadre de charpente de bois léger, utilisant des éléments de construction standard, dans les tailles usuelles, et il élimina les métiers « humides » de bétonnier, de poseur de briques et de plâtrier. Cela était éminemment adapté au constructeur amateur. Segal aspirait vivement à rendre ces habitations disponibles aux gens en quête de logement. Une municipalité londonienne décida de lui en offrir l’occasion, sur des lots de terre trop petits ou trop en pente pour être utilisés par le conseil municipal.

Il en résulta la plus grande satisfaction pour les résidents. Des membres du groupe décrivirent l’expérience comme un événement qui avait changé leur existence et ils sentaient qu’ils avaient, eux, le contrôle. Et ce fut le plus grand bonheur de la vie de cet ancien architecte. Segal se souvint :

« L’aide était assurée mutuellement et volontairement, sans contraintes, ce qui signifiait que la bonne volonté des gens pouvait se donner libre cours. Moins vous essayiez de les contrôler, plus vous libériez l’élément de bonne volonté... C’était étonnamment clair. Les enfants étaient, bien entendu, supposés jouer sur le site, et ils étaient autorisés à le faire. Et les plus âgés d’entre eux pouvaient aussi aider s’ils le désiraient. Ainsi fut évitée toute forme de friction. Chaque famille avait à construire à sa propre vitesse et selon ses propres capacités. Il y avait pas mal de jeunes gens, mais aussi certains qui avaient soixante ans et plus, et ils réussirent aussi à construire leur propre maison... Ils avaient été prévenus que je ne me mêlerais pas de leurs arrangements internes. Je les laissai prendre leurs propres décisions ; il n’y eut donc aucun problème. »

Il nota avec plaisir, plutôt qu’avec irritation, les « innombrables petites variations, innovations et ajouts » que les bâtisseurs autonomes avaient réalisés. Sa conclusion fut : « Il est étonnant qu’il y ait, chez les habitants de ce pays, une telle richesse de talents. » Depuis la mort de cet architecte, le Walter Segal Self Build Trust a promu son approche avec succès au sein de séries entières de groupes désavantagés, durant le climat politique maussade des années 1990. Il faut toujours plus de temps pour surmonter les obstacles posés par la législation sur le financement, les autorisations, la conception et la construction qu’il n’en faut aux bâtisseurs autonomes pour construire et occuper leurs maisons.

J’ai décrit la maison anarchiste d’après les expériences réelles de citoyens ordinaires du monde d’aujourd’hui. Mais en raison de la variété des définitions du mot « anarchisme », je devrais en explorer quelques autres aspects. Certains d’entre nous s’efforcent très sérieusement de rapprocher la théorie anarchiste de la réalité à propos de problèmes courants comme le logement. Parmi les théoriciens bien connus, Kropotkine est particulièrement intéressant. Le chapitre sur « Les demeures » de son livre [darkorchid]La Conquête du pain[/darkorchid] (paru en français en 1892 et en anglais en 1906), est essentiellement un manuel sur ce qui devrait se passer dans une société révolutionnaire : un partage équitable, selon les besoins, des logements existants.

La plupart d’entre nous ne vivons pas de situation révolutionnaire, mais nous avons toujours le besoin de loger nos familles et de nous débrouiller, quel que soit le type de société où nous avons l’occasion de vivre. Je pense qu’ici un autre classique de l’anarchisme est une meilleure référence. Il s’agit, bien sûr, de Pierre-Joseph Proudhon qui, dans un livre célèbre mais illisible, [darkorchid]Qu’est-ce que la propriété ?[/darkorchid] (1840) inventa le slogan « La propriété c’est le vol ».

Je suis comme tout le monde. Je me suis réjoui ce jour de septembre 1969 quand des squatters de l’ancienne résidence royale au 144 Picadilly, à Londres, suspendirent une bannière sur laquelle était inscrit en lettres d’un mètre de haut le slogan de Proudhon. Mais l’une des ironies, relevée par les critiques de Proudhon, est qu’il est aussi à l’origine de la formule « La propriété, c’est la liberté ».

Il ne devrait pas être nécessaire d’expliquer que le premier slogan vise le propriétaire foncier absentéiste, que Woodcock définissait comme « un homme qui se sert de la propriété pour exploiter le travail des autres sans aucun effort de sa part, propriété caractérisée par l’intérêt et la rente, par les impositions du non-producteur sur celui qui produit ».

L’autre type de propriété, explique-t-il, est celui du propriétaire-résident ou du paysan cultivateur ; et la « possession », ou droit de contrôle de l’habitat, de la terre et des outils nécessaires à la vie, est vue par Proudhon comme « la pierre de touche de la liberté », tandis que « sa principale critique à l’égard des communistes était qu’ils souhaitaient la détruire ».

Les soixante-dix ans d’histoire de l’Union soviétique, et la plus courte période des régimes qu’elle imposa en Europe de l’Est, fournissent un terrain favorable à l’examen des opinions de Kropotkine et de Proudhon à la lumière de l’expérience. Il y avait bien un partage du logement selon les besoins. La plupart des observateurs remarquèrent que les besoins de la hiérarchie du parti étaient plus urgents que ceux des citoyens ordinaires, comme aussi, bien sûr, leur besoin d’une datcha à la campagne. La collectivisation forcée de l’agriculture par Staline fit littéralement disparaître la paysannerie, ce qui provoqua la famine et des millions de morts. Pendant ce temps, dans les cités, la politique de logement se concrétisa dans une version grossière de l’engouement des urbanistes pour les barres et les tours, mode que nous avons aussi connue à l’Ouest.

Sous une forme lente et subversive, les attitudes populaires proudhoniennes commencèrent à se réaffirmer. Comme Proudhon l’aurait prédit, les lopins de terre personnels des paysans, autour de leur maison, sauvèrent l’approvisionnement du Russe moyen bien des années avant la perestroïka :

« En 1963, les lots de terre des particuliers couvraient environ 44 000 kilomètres carrés, soit 4 pour cent de toute la terre arable des fermes collectives. Pourtant, cette terre “privée” produisait environ la moitié des légumes produits en Union soviétique, alors qu’y vivaient 40 pour cent des vaches et 30 pour cent des cochons du pays. »

De même, dans les années 1970, l’économiste Hugh Stretton relatait :

« Il est pathétique que les citadins russes se rendent à la campagne et la ratissent pour trouver des parcelles de terre délaissées où ils peuvent planter, se rendre, se divertir, qu’ils peuvent s’approprier, même si c’est de manière précaire. »

Leurs dirigeants marxistes, bien sûr, possédaient leurs datchas, tandis que par toute la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Yougoslavie, les citadins construisaient leur vraie vie autour de ce qu’on appelait les « installations sauvages » en dehors de la cité. Ainsi en 1979, un géographe expliquait : « L’existence de terres appartenant aux paysans aux abords des villes offrent des opportunités pour une évolution progressive, en fait pour des installations sauvages qui apparaissent brusquement comme les champignons d’une nuit, par exemple à Nowy Dwór et ailleurs autour de Varsovie ou à Kozarski Bok et Trnje aux alentours de Zagreb. De telles communautés ne sont pas encouragées, mais elles sont tolérées et elles sont même pourvues de services publics et sociaux du fait qu’elles soulagent la pression pour le logement et les budgets des villes. » Depuis les temps où l’on supposait encore que les régimes communistes d’Europe de l’Est avaient un avenir, des observations de cet ordre rappellent aux révolutionnaires de toutes sortes l’importance de la distinction réfléchie de Proudhon entre la propriété en tant qu’exploitation et la propriété comme possession.

Le communisme, renforcé par la terreur, a engendré l’inévitable réaction individualiste, et a terni toutes les formes d’aspirations socialistes. Mais il y a toujours eu un plaidoyer libertaire, plus tranquille, plus paisible, concernant la vie en communauté. Avec d’autres idéologues, laïcs et religieux, beaucoup d’anarchistes ont remis en cause la famille nucléaire et l’habitat réduit à une seule famille, universellement fixé pour assurer l’existence de celle-ci. Avec d’autres critiques, ils ont dépeint la maison individuelle comme une prison pour ses habitants et ont recherché une unité sociale plus large. Ainsi Kropotkine a-t-il déclaré :

« Aujourd’hui, nous vivons trop isolés. La propriété privée nous a conduits à un individualisme égoïste dans nos relations mutuelles. Nous ne nous connaissons que peu ; nos occasions de contact sont trop rares. Mais nous avons vu dans l’histoire des exemples de vie commune où les gens sont plus intimement liés — la famille composée en Chine, les communes agraires par exemple. Dans ces cas, les individus se connaissent vraiment les uns les autres. Par la force des choses, ils se doivent assistance matérielle et morale.

La vie de famille, fondée sur la communauté originelle, a disparu. Une nouvelle famille, fondée sur la communauté d’aspirations, prendra sa place. Dans cette famille, les gens seront obligés de se connaître réciproquement pour se soutenir moralement en toute occasion... »

Kropotkine, comme Tolstoï, inspira une longue chaîne d’entreprises communales qui visaient à combiner l’existence avec une horticulture intensive, et leur courte durée de vie a été intensément étudiée rétrospectivement. Elles nous donnent peu de lumière sur la nature de la maison anarchiste, du fait que leurs initiateurs étaient pauvres et qu’ils devaient utiliser n’importe quel bâtiment qui se trouvait être disponible. Mais l’une de ses tentatives avortées, en Grande-Bretagne, suscita un commentaire très significatif de la part de Kropotkine. C’était la Libre Colonie, communiste et coopérative, de Cloudsden Hill, établie sur une ferme de huit hectares près de Newcastle upon Tyne en 1895. Ses fondateurs lui écrivirent pour lui demander conseil, et il leur donna un avis intéressant. Il conseilla aux sociétaires d’éviter l’isolement par rapport à la communauté environnante, il insista pour que « l’on échappât au style de vie des casernes en faveur d’efforts combinés de familles indépendantes » et il eut des paroles très raisonnables sur la situation des femmes. Il était important, écrivit-il, « de faire tout ce qui était possible pour réduire le travail ménager au minimum… Dans la plupart des communautés, ce point est affreusement négligé. Les femmes et les jeunes filles demeurent dans la nouvelle société ce qu’elles étaient dans l’ancienne, des esclaves de la communauté. Il est aussi essentiel, pour le succès de la communauté, de prendre des dispositions afin de réduire autant que possible l’incroyable somme de labeur que les femmes passent inutilement à élever les enfants comme à effectuer les tâches ménagères, tout autant que pour les champs, les serres et les machines agricoles. Et même davantage. Mais bien que chaque communauté rêve d’avoir les machines agricoles ou industrielles les plus parfaites, elle prête rarement attention au gaspillage des forces de l’esclave de la maison, la femme. »

À mon avis, c’est l’une des affirmations de Kropotkine les moins connues mais des plus significatives de l’approche anarchiste. Et elle est extrêmement pertinente dans tout essai de définition de la maison anarchiste. Considérez les plans de la maison classique : les villas palladiennes, les palazzi italiens, l’hôtel particulier anglais de style géorgien. Contrairement à beaucoup d’architectures modernes, elle était et demeure infiniment adaptable à d’innombrables usages, parce qu’elle ne dépendait pas d’une innombrable quantité de services techniques, tels que l’eau, le gaz, l’électricité, les systèmes de chauffage et de télécommunications, que nous tenons aujourd’hui pour acquis. Ainsi que le remarquait Le Corbusier, « Heureux pour Ledoux : aucun tube ». Au contraire, toutes ces commodités étaient assurées par des moyens humains : des esclaves, des serviteurs, des femmes de ménage, des lavandières, des garçons de course. Il nous suffit de regarder Le Mariage de Figaro pour que nous soit rappelée la manière dont les domestiques faisaient partie de l’architecture : ils étaient vraiment le mortier qui la faisait tenir.

Par suite de la réduction du personnel de maison, les concepteurs de bâtiments continuèrent à donner la priorité à ce qu’aujourd’hui nous appelons « les salons de réception » et « la chambre de maître », au nom significatif, mais ils étriquèrent l’aire des services, la cuisine, la salle de bain, la buanderie, en espaces toujours plus exigus.

Le fait est bien mis en évidence par l’expérimentateur américain Stewart Brand. Les lecteurs se souviennent peut être de lui en tant qu’instigateur, dans les années 1960 et 1970, du Whole Earth Catalog [Catalogue de la Terre entière] que beaucoup de pays imitèrent. Cet homme est récemment réapparu en tant qu’auteur d’un livre, How Buildings Learn : What Happens after They’re Built [Ce qu’apprennent les bâtiments : ce qui arrive après qu’ils sont construits], qui de bien des manières peut être vu comme un manuel de la maison anarchiste. Il y embrasse la philosophie d’une architecture de « longue vie, aux structures souples, et avec de faibles besoins en énergie », exigeant que chaque bâtiment, dès le jour où il apparaît, possède la capacité de s’ajuster sans fin aux besoins de ses utilisateurs. Il y a bien des années, l’architecte anarchiste Giancarlo De Carlo déclarait que les résidents doivent attaquer le bâtiment pour se l’approprier, et l’expression qu’utilise Brand pour définir ce genre d’anarchie est « un chaos salutaire ».

Faisant une observation importante sur la manière dont cette attitude change notre manière de voir les maisons, Brand explique :

« Une manière d’institutionnaliser un chaos salutaire est de vraiment répartir le pouvoir de conception entre les utilisateurs individuels d’un bâtiment durant la période où ils y résident. Notez la différence entre les cuisines conçues pour être utilisées par des domestiques impuissants, aires généralement sombres et encombrées, et les cuisines claires, spacieuses, au centre de la maison et bourrées d’équipements, destinées aux chefs de famille. Un bâtiment “apprend” plus vite que des organisations tout entières. Dans la hiérarchisation humaine d’une construction, cela suggère une démarche “de bas en haut” plutôt que “de haut en bas”… À quoi ressemblerait et servirait un bâtiment qui serait conçu pour un entretien facile par ses utilisateurs ? Une fois que les gens sont à l’aise pour effectuer leur propre maintenance et les réparations, sa réorganisation vient naturellement parce qu’ils sont en relation avec leur entourage et qu’ils savent comment l’améliorer. »

Il y a plusieurs raisons pour prévoir que si, dans les pays riches du vingtième siècle, les maisons anarchistes ont été marginales par rapport à l’économie de l’habitat, elles deviendront plus importantes au vingt et unième siècle. Et j’ai plusieurs raisons pour justifier cette prévision.

La première est le cuisant échec économique de la politique officielle de l’immobilier dans les pays occidentaux. Celle-ci a été construite autour de la notion politique d’un noyau familial. Mais en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, la plupart des ménages actuels ne correspondent pas à la norme statistique. Le système ne répond pas à leurs besoins. Des collectifs de familles alternatives vont inévitablement se développer.

La seconde raison est la leçon des pays pauvres et des populations indigentes des pays riches. La population officieuse des cités des régions défavorisées est plus importante que son chiffre officiel. Chaque fois que les pauvres gens peuvent accéder à la terre et aux matériaux, ils construisent des logements gérés par les habitants et ces habitations s’accroissent et s’adaptent selon les besoins et les opportunités.

La troisième cause est l’impact du féminisme sur la conception du domicile. Comme Kropotkine l’avait indiqué, la moitié de la population a toujours été exclue des décisions en matière de logement. Mais comme Dolores Haydeen l’a montré, il a toujours existé une démarche alternative, cachée de l’histoire.

Mon argument final est fondé sur l’impact du mouvement des Verts et des considérations de viabilité écologique. De nos jours, chaque maison familiale particulière demande un immense investissement en services coûteux en énergie et des équipements avec une obsolescence programmée. Une utilisation rationnelle de l’énergie demande une économie d’énergie durable et un partage des équipements.

Le critère technique de la maison anarchiste est « longue vie, aux structures souples, et avec de faibles besoins en énergie », mais l’exigence politique est le principe du contrôle par le résident.

Colin Ward

Traduit de l’anglais par Ronald Creagh.

Ce texte, contribution au colloque sur la culture libertaire (Grenoble, mars 1996),
a été repris dans l’ouvrage collectif [darkorchid]La Culture libertaire[/darkorchid],
publié en 1997 à Lyon par l’ACL.

Colin Ward, un regard libertaire

Colin Ward, qui a acquis en Grande-Bretagne une indéniable autorité comme penseur libertaire contemporain, demeure étrangement mal connu en France. En Italie, en revanche, nombre de ses ouvrages ont été traduits, et c’est encore en italien que vient de paraître un livre d’entretiens avec David Goodway [1], qui constitue une passionnante biographie intellectuelle de Colin Ward.

Né en 1924 au sein d’une famille de la classe moyenne et de tradition travailliste, le jeune Colin abandonne ses études à l’âge de quinze ans pour entrer dans le monde du travail. L’époque est, alors, bénie pour les constructeurs d’abris antiaériens. C’est donc dans une des nombreuses entreprises qui vivent de cette florissante industrie que Colin Ward se fait embaucher, avant d’être engagé, peu après, à l’office technique d’Ilford en charge de la réfection du logement municipal. Travaillant, par la suite, au studio de l’architecte Sidney Caufield — qui connut l’artiste et agitateur socialiste William Morris et se sentait très proche du mouvement Arts and Crafts —, Colin Ward s’engage dans cette voie de l’urbanisme et de l’architecture qu’il ne quittera plus. En 1942, il entre en contact avec les anarchistes. Mobilisé à Glasgow, il y fréquente la Mitchell Library et le Glasgow Green, un local où se donnent rendez-vous les libertaires locaux et, parmi eux, l’ancien mineur Frank Leech, qui fait grosse impression sur le jeune Colin et l’incite à se mettre en relation avec la revue londonienne War Commentary, dirigée par Vernon Richards et Marie-Louise Berneri. À partir de ces deux matrices — l’urbanisme et l’anarchie —, Colin Ward développera, dès les années 1950, une originale réflexion sur des sujets tels que l’habitat, l’espace urbain, l’éducation ou l’auto-organisation du travail, comme l’attestent, entre autres, ses livres Violence, Anarchy in Action, Work, Housing : an Anarchist Approach et The Child and the City.

Ces entretiens de Colin Ward constituent une source intarissable d’informations sur le mouvement libertaire anglais aux lendemains de la guerre. Et c’est peu dire que le lecteur sera frappé par son extrême richesse intellectuelle. Autour de Freedom — qui prend la suite de War Commentary — s’agrège, en effet, un fort noyau de collaborateurs de talent, parmi lesquels George Woodcock, Herbert Read, Alex Comfort, Geoffrey Ostergaard et Gerald Brenan. Bimensuel dans un premier temps, puis hebdomadaire à partir de 1951 malgré la faiblesse de ses ressources, Freedom exerça, par le sérieux de son approche et la modernité de sa thématique, une réelle influence sur les cercles de la gauche critique britannique. Cette aventure éditoriale, qui doit beaucoup à Vernon Richards et à la trop tôt disparue Marie-Louise Berneri, dont Colin Ward avoue avoir été, « comme tous les autres, amoureux », nous est racontée par le menu et avec gourmandise. C’est que Colin Ward y prit, à l’évidence, un réel plaisir, tant sur le plan personnel qu’intellectuel. Il est vrai que Freedom fut un authentique laboratoire d’idées qui secoua bien des tabous et explora des voies originales, dont celle de la sexualité libre, qu’un certain moralisme anarchiste ignorait alors le plus souvent.

Cette riche expérience de Freedom, Colin Ward la reprit à son compte, au début des années 1960, comme principal promoteur de l’excellente revue mensuelle Anarchy — titre auquel il eût préféré « Autonomy : A Journal of Anarchist Ideas ». Dix ans durant, Anarchy tint brillamment le pari que s’était fixé Colin Ward, qui en fut parfois, sous différents pseudonymes, l’unique artisan : confronter, problématiquement, l’anarchisme au monde des idées. En phase avec une thématique contre-culturelle ascendante, Anarchy ouvrit de nouvelles pistes pour un anarchisme débarrassé de ses scléroses et inséré dans son temps. Belle réussite, assurément, que cette revue soignée dont la réputation dépassa largement les limites, assez étroites, au demeurant, du mouvement libertaire anglais.

Pour Colin Ward, l’anarchie se présente d’abord et avant tout comme une théorie de l’organisation sociale. Sur ce point, il se rapproche beaucoup de Kropotkine, mais d’un Kropotkine débarrassé de son encombrant optimisme historique — celui que lui reprocha Malatesta — car l’anarchie, précise Colin Ward, est aussi « une forme de désespoir créatif ». Chez lui, d’autres influences ont nuancé celle, évidente, de l’auteur de L’Entraide. Il cite, par exemple, Alexandre Herzen et sa critique du fanatisme ou encore le Martin Buber des Sentiers en utopie qui lui fit découvrir Gustav Landauer. De même, les recherches de Paul Goodman, d’A.S. Neill, de Lewis Mumford ou de Dwight Macdonald comptèrent beaucoup dans sa formation intellectuelle. Et, sur un autre plan, la lecture de Camus, d’Orwell et des écrits politiques de Simone Weil aiguisèrent indéniablement ce regard libertaire que Colin Ward pose sur les choses de ce monde. Avec la volonté, note-t-il, de ne pas être un théoricien (comme Bookchin ou, a fortiori, Chomsky, qu’il reconnaît admirer sans toujours saisir les postulats...), mais plutôt un praticien de la pensée préoccupé de sortir l’anarchisme du terrain réservé aux seuls initiés, où il se cantonne trop volontiers.

À défaut de se complaire dans le messianisme révolutionnaire, l’anarchisme se doit de vivre dans le présent en y décelant les signes de sa persistance comme théorie de l’organisation sociale. Ces signes, Colin Ward croit les percevoir à travers les pratiques et les expériences que cette société génère et qui souvent relèvent, d’après lui, de la coopération, de l’appropriation de l’espace, de l’entraide et de l’auto-organisation. Il y a peu de chance, ajoute Colin Ward, que la subversion révolutionnaire gagne la partie frontalement. Reste donc à définir un possibilisme ou réformisme libertaire d’époque, clairement assumé, qui agirait comme contre-pouvoir et alternative au système d’exploitation et de domination capitaliste et ouvrirait, ici et là, des fenêtres d’utopie. Loin de nous l’idée de pousser devant un tel programme des cris d’orfraie au nom d’une quelconque invariance anarchiste, ce n’est pas le genre de la maison, mais il convient de signaler que les solutions avancées, sur ce point, par Colin Ward ne sont pas très convaincantes. Pas plus d’ailleurs que celles, purement imaginaires celles-là, qui font recette chez les tenants de la voie dite révolutionnaire. Il faut croire que les unes et les autres relèvent également — et c’est un sujet d’étude qui mériterait d’être entrepris — d’un même d’optimisme kropotkinien hors de saison.

Malgré cette réserve, il n’en demeure pas moins que ces entretiens avec Colin Ward, dirigés de main de maître par David Goodway, révèlent un esprit curieux et ouvert, celui d’un anarchiste qui ne se contente pas de vivre dans le passé d’une idée qu’il s’entête, au contraire, à trouver encore moderne et praticable. À quatre-vingts ans, c’est, avouons-le, une belle preuve de jeunesse !

José Fergo
À contretemps, n° 16,
avril 2004.

Notes

[1Ces entretiens ont été traduits en français et édités en 2005 à Lyon par l’Atelier de création libertaire sous le titre [darkorchid]L’Anarchie en société[/darkorchid].

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