Je crois que le professeur que vous êtes est devenu du jour au lendemain un activiste politique bien malgré lui. Comment cette idée de peindre la fresque vous est-elle venue ?
Il y a eu deux moments : le premier quand le professeur Antonio Paoli nous a demandé à nous trois, professeurs de communication graphique, de concevoir une affiche et des brochures pour un événement organisé par des indigènes sur l’éducation et les droits de l’homme. Cette nécessité et la curiosité de connaître un peu la culture tseltal, nous a amenés à explorer un terrain à Taniperla. En même temps, nous avons participé au campement civil pour la paix du Centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas, comme observateurs. Nos activités ont consisté à nous entretenir avec des personnes qui désiraient exposer certains types de violations des droits humains, prendre des notes et témoigner par la photo du fréquent passage de voitures et patrouilles de l’armée, etc.
Un jour, un représentant des responsables (autorités de la commune) me demanda de les aider à faire un panneau pour identifier la commune autonome rebelle Ricardo Flores Magón.
Le second moment remonte à la réalisation du panneau, durant laquelle une commission de responsables de la commune m’a demandé de conseiller un groupe pour la réalisation d’une « grande peinture » à l’occasion de l’inauguration de leur commune. Avec ces inquiétudes et ces idées, je suis retourné à Mexico, pour travailler aux préparatifs et acquérir les ingrédients nécessaires, mais aussi afin de rafraîchir et élargir mes connaissances en matière de fresque et élaborer le plan de travail pour une expérience aussi novatrice et intéressante.
À Ricardo Flores Magón vous n’avez pas été le professeur qui donne un cours magistral, mais au contraire la fresque a plutôt été l’œuvre des Indiens eux et elles-mêmes, œuvre que vous avez coordonnée. Quel a été le processus qui a mené à la peinture de la fresque ?
Je suis retourné à Taniperla le 15 mars et on a convoqué les personnes qui devaient y participer. Pour moi, il s’agissait d’obtenir la meilleure représentativité des habitant·e·s de la commune Ricardo Flores Magón, on a demandé que le groupe intègre des personnes de différentes communautés, hommes et femmes d’âges différents. Le groupe n’a jamais été le même puisque les participants se relayaient chaque jour. Mon apprentissage a commencé rapidement et de façon inattendue et j’ai dû m’adapter pour suivre un processus de création collective, avec des participants changeants. Tous les membres du groupes étaient tseltales, bilingues, des paysans et des paysannes peu scolarisés, constituant la base civile des zapatistes, sans la moindre formation artistique. Âgés de seize à soixante-deux ans. Quarante-deux personnes d’au moins douze communautés de la commune autonome Ricardo Flores Magón (qui intègre cent douze communautés). Pour arriver à Taniperla, certaines de ces personnes ont marché vingt minutes de la communauté la plus proche et d’autres jusqu’à huit heures pour la plus éloignée.
Durant la gestation de la fresque, nous avons travaillé pendant douze jours dans le campement civil pour la paix, sous la curiosité de la communauté et les regards des enfants à travers les multiples fentes entre les planches des maisons et sous la méfiance des non-zapatistes de Taniperla (un cinquième), pour la majeure partie favorables au Parti révolutionnaire institutionnel.
La réalisation de la fresque proprement dite a occupé douze autres journées ; désormais, en plus de la curiosité et de la méfiance, nous avons dû affronter les regards impudents et les caméras de l’armée mexicaine, patrouillant fréquemment à pied, en voiture et en hélicoptère, des soldats venus du poste militaire basé à quelques centaines de mètres du village. L’intimidation était constante. Ainsi vivent depuis dix ans les indigènes rebelles « base civile d’appui », qui ne sont pas armés, mais qui sont ceux qui résistent quotidiennement à cette guerre appelée avec euphémisme « de basse intensité » ou « situation de non-guerre ».
Et une fois achevée, le 9 avril 1998, la fresque a été détruite et vous avez été arrêté. Comment tout cela s’est-il passé ? Pour quelle raison ? Qui vous a accusé ?
À 8 heures du soir le vendredi 10 avril, en pleine cérémonie et durant les discours, au plus fort de la fête, le maître de cérémonie, après avoir évoqué la belle façon dont nous nous amusions, a annoncé en espagnol que la fête se terminerait dans une heure puisque les musiciens avaient « un autre engagement » et qu’il n’y avait pas d’argent pour les payer. Puis il le dit en tseltal, ajoutant que c’était un ordre, selon ce que nous traduisit Antonio Paoli. Tranquillement, mais dans un flot continue, les assistants prirent leurs véhicules et sortirent de Taniperla.
Dans le même temps, les visiteurs étrangers (dix-sept personnes), les métis mexicains (vingt personnes), nous fûmes convoqués à une réunion dans le campement civil pour la paix où on nous mit au courant qu’à Monte Libano (à une demi-heure en voiture, où il y avait un important poste militaire) arrivaient des effectifs de différents corps de police et de l’armée et que cela indiquait une opération imminente, probablement contre Taniperla. On nous invitait à repartir avec l’autobus qui passe en milieu de soirée (le seul qui relie Taniperla à Ocosingo, la ville la plus proche, à cinq heures de route). Je déclinai l’invitation.
Nous avons organisé des tours de garde et ainsi a commencé l’attente des événements, puisqu’on ne pouvait rien faire de plus.
À 4 heures du matin, j’ai été réveillé, je croyais que c’était pour accomplir mon tour de garde, mais en fait il s’agissait de l’arrivée d’une dizaine de véhicules qui rompirent le silence de la nuit avec pertes et fracas et des rayons de lumière. En effet l’opération était menée contre Taniperla. À ce moment, nous ne le savions pas, mais ce fut le début d’une campagne pour « démanteler » quelques-unes des trente-deux communes autonomes rebelles.
Armé de mon magnétophone, je me mis au bord du chemin, juste en face du campement civil pour la paix pour effectuer mon reportage des événements : les premiers camions passaient... certains avec des agents en uniforme bleu, d’autres en tenue de camouflage, d’autres en noir, beaucoup avaient mis leur capuche... tous avaient l’arme à la main... des fusils de diverses sortes... suivaient des fourgons de la police, et également des militaires et des camions avec des chargements de toute sorte... Un policier civil attrape mon magnétophone et essaye de me le prendre en me bousculant fortement et en criant : « Sur quelle fréquence émets-tu, salaud ? Quelle est la portée de ton appareil ? »... Je m’oppose à ce vol : « C’est celle d’un magnétophone, froussard ! » Finalement, il me l’arrache et le détruit en donnant des coups de crosse avec son fusil, il me conduit à une camionnette pick-up de la police judiciaire de l’État, ils nient que je sois arrêté, mais ne me laissent pas partir... Au milieu des bousculades, cris et coups montent d’autres « non-détenus », des paysans et Luis Menéndez, défenseur des droits de l’homme et membre du Centre des droits de l’homme Fray Pedro Lorenzo de la Nada.
Au milieu d’une grande pagaille, depuis la camionnette dans laquelle nous nous trouvions, durant plusieurs heures nous fûmes les témoins d’un grand théâtre de terreur, au cours de laquelle ils détruisirent et incendièrent la cuisine communautaire, l’auditorium, la pancarte de la commune, la fresque, la bâche souhaitant la bienvenue dans la nouvelle commune... les affiches suggestives et tout ce qu’ils considéraient comme « zapatiste ».
Ensemble avec mes compagnons d’infortune, les sept Indiens et Luis Menéndez, nous fûmes emmenés dans un centre de la police sans qu’il ne fût procédé à aucune identification, on ne nous permit pas de parler avec l’avocat et on nous empêcha de communiquer. Tard dans la nuit, on nous transféra à San Cristóbal de Las Casas, à présent dans un centre de détention, mais également en nous empêchant de communiquer, dans une cellule en béton de trois mètres sur quatre, avec un urinoir bouché, rempli de cochonneries. Ils ajoutèrent un détenu, blessé à coups de machette dans une rixe. Vers 2 heures du matin, nous fûmes localisés par les membres du Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de Las Casas et d’autres personnes solidaires, qui nous apportèrent de la nourriture et des couvertures.
Le lundi, déjouant la vigilance des militant·e·s des droits de l’homme, nous fûmes sortis sans ménagement vers 5 heures du matin et emmenés à Tuxtla Gutiérrez, dans un centre de détention de la police judiciaire régionale, où nous restâmes plusieurs heures sans pouvoir communiquer, jusqu’à ce que la Commission des droits de l’homme de l’État du Chiapas nous localise. Dans l’après-midi, nous fûmes transférés dans la prison de Cerro Hueco, le lendemain le groupe des prisonniers en relation avec le zapatisme nous accueillit dans sa cellule, il était connu sous le nom de La Voix de Cerro Hueco, et on nous informa que sept autres personnes avaient été arrêtées à Taniperla, tous des défenseurs des droits de l’homme. Le mercredi, on nous a lu à nous les neufs détenus un procès-verbal, véritable tissu de fausses charges : rébellion, association délictueuse, usurpation de fonctions, vol avec violence, spoliation et destruction de propriété privée.
Comment avez vous vécu cette expérience, faisant de vous tout d’un coup un artiste injustement incarcéré ? On pense à l’idée d’un art révolutionnaire qui menace de changer le monde ?
De par sa nature, l’art, comme la connaissance et la vérité, quand on ne les contrôle pas, sont une menace pour le pouvoir, qui est mû par l’ambition et fondé sur la stérilité, l’ignorance et le mensonge. Quant au fait de me considérer comme un artiste, cela me fait rougir car c’est une appréciation discutable, en tout cas je préfère être qualifié de créatif. Mieux encore je me considérerais comme un professeur incarcéré pour avoir exercé ce que vous savez : apprendre, expérimenter et enseigner.
Et l’expérience de la prison, ce fut dur ?
Mon expérience a duré plus d’un an, en réalité dix-sept mois, bien sûr cela n’a pas été une expérience voulue, mais cela m’a donné l’opportunité de connaître directement beaucoup d’aspects du tissu social ; des aspirations, des sociopathies, des valeurs, des cultures, des capacités, des carences, des faiblesses et des forces, de la population des prisons, des prisonniers et des gardiens, et de moi-même y compris.
Le centre de réadaptation sociale n° 1, c’est ainsi qu’ils appellent officiellement cette université de la délinquance et passage obligé des boucs émissaires. C’est une partie d’un ensemble de prisons situées dans le Cerro Hueco, de Tuxtla Gutiérrez, au Chiapas, et il accueille les prisonniers en attente de leur procès, ce qui fut notre situation. Grâce à l’existence d’une organisation de prisonniers politiques, La Voix de Cerro Hueco, notre condition fut moins dure, d’abord parce que cela nous a évité d’être dispersés dans des cellules distinctes dominées par des délinquants de toute sorte, en revanche nous n’avons pu échapper à l’entassement. La prison a été construite pour accueillir trois cents prisonniers. Quand nous sommes arrivés, la population dépassait le chiffre de mille deux cents personnes, ce à quoi il faut ajouter deux cents proches, épouses et enfants, qui vivaient quotidiennement dans la prison pour soutenir leurs prisonniers.
Dans la cellule, en fait une galère de sept mètres sur dix, de La Voix de Cerro Hueco, il n’y avait pas même un grabat, et tous dormaient sur des cartons. Lors de notre arrivée, nous étions au total vingt-trois, mais progressivement, du fait des opérations ultérieures de la campagne de « démantèlement » des communes autonomes, nous arrivâmes au nombre de soixante-douze prisonniers, plus une épouse et des enfants. Luis et moi étions les seuls non-Indiens. Il y avait des Tseltales, des Tojobales, des Tsotsiles et des Choles, les principaux groupes ethniques rebelles parmi les sept ou huit qui vivent au Chiapas depuis les temps immémoriaux.
Pendant que vous étiez incarcérés, vous étiez isolés ou vous aviez des nouvelles des suites de l’« affaire Taniperla » ?
Au début, j’ai cru que notre affaire serait l’objet d’une attention peu soutenue, que toutes les deux ou trois semaines, nos proches viendraient nous rendre visite. Nous nous sommes trompés. Pendant toute la durée de notre détention, nous avons reçu des visites et des témoignages de solidarité. Des collégiens, des professeurs, des commerçants, celles et ceux qui luttent, des artistes, des universitaires, à titre individuel ou en groupes. Des organisations diverses : de droits de l’homme, d’anciens combattants, religieuses, syndicales, politiques, artistiques, intellectuelles, etc. La liste est longue et très diversifiée. Ce n’est pas le lot de la plupart des prisonniers politiques au Mexique, qui sont condamnés à l’anonymat.
Peu de temps après notre arrivée, nous avons commencé à recevoir des nouvelles d’initiatives les plus diverses autour de l’« affaire Taniperla » : des déclarations publiques d’observateurs nationaux et étrangers expulsés pour certains d’entre eux du Chiapas, du pays pour d’autres ; des rassemblements, des manifestations, des lettres de soutien d’organisations sociales, politiques, académiques, culturelles, syndicales, du Mexique, d’Espagne, du Canada, d’Argentine, d’Italie, de France, du Guatemala...
En ce qui me concerne, si j’avais bien conscience d’être prisonnier, je ne me sentais aucunement isolé ; y compris la revue de satire politique El Chamuco m’ouvrit fraternellement ses pages et publia des caricatures alors que je n’en avais plus fait depuis quinze ans, exposant certaines situations des événements dans lesquels j’étais impliqué d’une certaine manière.
Et cela évoquait la fresque et ses reproductions à travers le monde ?
En fait au bout de trois ou quatre semaines, Antonio Paoli nous apporta cent exemplaires de la reproduction de la fresque de Taniperla imprimée en sérigraphie. À partir des photographies d’un amateur anonyme, Victor, mon collègue, réussit à la reconstituer et le comité de soutien de l’UAM (Université autonome métropolitaine de Mexico) sortit une première édition de quatre mille exemplaires, avec la double proposition de les diffuser pour acheter du maïs et du riz au profit de Taniperla, qui continuait à être occupée par la police et l’armée, avec les hommes absents qui, menacés par les policiers, les soldats et les paramilitaires, étaient réfugiés dans les montagnes, et les femmes, les enfants et les anciens subissaient pendant ce temps accusations et menaces, sans pouvoir sortir de leurs maisons pour récupérer du bois afin de cuisiner leurs aliments précaires.
Au bout de deux ou trois mois, nous avons commencé à recevoir des nouvelles d’une reproduction exécutée par des étudiants sur un mur de l’UAM ; une autre là même, peinte sur une toile par un artiste et ses disciples ; une autre par un collectif de solidarité avec le Chiapas à Barcelone ; également, à Saragosse, par des membres de la commission Chiapas de la CGT espagnole ; en Italie, en Argentine, aux États-Unis, au Brésil, en Belgique, en Uruguay, en Allemagne, au Canada, en France. Certaines sont dues à l’initiative d’observateurs expulsés, d’autres à des comités déjà existants, quelques-unes davantage par des groupes solidaires qui ont intégré la lutte à l’occasion de cette affaire. Ce fut un concert improvisé, spontané et vigoureux. Au total, on s’achemine vers trente reproductions dans dix-sept ou dix-huit villes de onze pays et, qui sait, au mieux quelques-unes de plus ?
Si la destruction de la fresque, comme partie intégrante de ce théâtre de terreur, cherchait à l’effacer de la mémoire des habitants de la commune, c’est tout le contraire qui fut obtenu en provoquant sa reproduction à des dizaines de milliers d’exemplaires sous les supports les plus divers : calendriers, cartes postales, couvertures de revues et de livres, tasses, boîtes d’allumettes, Internet, etc., en réaffirmant de façon exponentielle son caractère de moyen de communication sociale, dans une dimension aussi large que profonde et qu’inattendue, la faisant passer de l’environnement rural des vallées du Chiapas à l’échelle nationale et internationale ; la transformant en un référent d’une période historique du mouvement zapatiste, en matière à différents travaux académiques, et en motif de multiples actions de solidarité nationales et internationales.
On ne peut être que très satisfait. Quand quelqu’un crée quelque chose, une œuvre d’art, qu’il lui donne vie, mais comment se sent-on quand, après avoir été détruite, cette œuvre ressuscite tant de fois et en tant de lieux différents ?
La vérité, c’est qu’il s’agit de quelque chose d’insolite qui provoque un profond sentiment de fraternité entre libertaires, qui transcende les frontières et les langues, crée et fortifie des liens de toutes sortes. C’est un chant qui s’adresse à l’humanité tout entière.
Propos recueillis par la commission de solidarité Chiapas de la CGT espagnole
Le Mur de Taniperla
documentaire de Dominique Berger
El mural comunitario
« Checo » Valdez parle, en espagnol, de la fresque Vie et rêves de la vallée Perla