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La Première Internationale
Entretien avec Mathieu Léonard

vendredi 8 janvier 2021, par Mathieu Léonard

L’Émancipation des travailleurs
Une histoire de la Première Internationale

Mathieu Léonard (La Fabrique, 2011)

Ballast : Avec Éric Hazan, des éditions La Fabrique, vous vous êtes étonnés du peu d’ouvrages sur le sujet. Comment l’expliquez-vous ?

C’est en effet le constat qui a motivé la rédaction de mon livre. Il y avait un relatif oubli, de la part des historiens, qui pensaient que tout avait été dit, qu’il n’y avait plus grand-chose à découvrir, en terme historiographique, et qu’il s’agissait là de débats politiques qui n’intéressaient plus le milieu universitaire. Oubli, aussi, de la part des militants. Peut-être lié à une forme de décomposition de la gauche radicale… L’AIT constitue une référence un peu mythologique du mouvement ouvrier et révolutionnaire, mais, curieusement, on trouvait peu de livres synthétiques sur la question. Les éditions La Fabrique, qui ont à cœur de restituer les mémoires révolutionnaires — même si je ne partage pas toujours leurs choix —, ont jugé que l’histoire de l’AIT y avait toute sa place. Éric Hazan m’a donné l’opportunité de le faire. De discussions en discussions, il m’a mis le pied à l’étrier et m’a proposé de m’éditer si je me lançais dans ce projet. Au début, je ne savais pas encore sous quel angle l’aborder ; c’était assez vertigineux et, en même temps, très stimulant.

Dans une conférence, vous disiez que vous aviez voulu traiter ce sujet « par en bas ».

Avant d’entamer l’écriture à proprement parler, j’ai vite constaté que cette première tentative d’organisation de masse mondiale, dans laquelle se sont dessinées les grandes lignes directrices du mouvement ouvrier, ne se réduisait pas à l’image caricaturale qu’on pouvait en avoir, celle d’une lutte entre « marxistes » et « anarchistes » qui se solde par l’expulsion fracassante de Bakounine par Marx, lors du Congrès de La Haye, en 1872. Comment fallait-il envisager une histoire synthétique de l’AIT ? Dégager des thématiques ? En faire un court résumé des tendances politiques ? Une fois plongé dans cette histoire, j’ai décidé de suivre un fil chronologique qui permettait de recontextualiser au mieux les options qui se sont posées aux individus de l’époque. Il me paraissait important de revenir à ce foisonnement et à son processus évolutif : ce qu’il faut bien réaliser, c’est que ces gens ne savaient pas précisément ce qu’ils allaient faire. Ils n’avaient pas de mode d’emploi préétabli. Ce sont des échanges, des rencontres, des déclarations, des tâtonnements. C’est une évidence pour nous, on connaît toute l’histoire, rétrospectivement ; pas eux : même s’ils s’imaginaient participer à une transformation du monde et œuvrer pour l’émancipation, même s’ils redoutaient la guerre, même s’ils espéraient être les acteurs d’une révolution, les choses ne se déroulent jamais de la façon dont on les imagine. Plus que les débats théoriques et idéologiques, j’ai voulu m’approcher de leurs projections, en matière d’implication historique, et de ce qu’ils allaient ensuite en faire.

Combien de temps vous a pris l’écriture ?

Pour la rédaction, onze mois à plein temps. Avec auparavant un temps de lecture et de recherches en pointillé — environ deux ans et demi, en tout.

Pour les gens qui connaissent mal ce sujet, pouvez-vous déjà resituer les principales tendances qui cohabitent au sein de la Première Internationale ?

Il y a, au départ, l’impulsion des trade-unionistes anglais — le plus important mouvement syndical du XIXe siècle, qui préconise une forme de synchronisation à l’échelle européenne pour contrer la mise en concurrence des ouvriers dans un moment d’accélération de la mondialisation capitaliste. Ils ne sont pas les plus révolutionnaires, mais les plus organisés : leurs dirigeants se nourrissent souvent d’une pensée positiviste. Il y a les ouvriers français, qualifiés souvent de proudhoniens — mais qui ne sont pas seulement réductibles à cette seule influence : ils puisent également chez les utopistes (pensons à Fourier) —, qui cherchent à ce moment de libéralisation du Second Empire des nouvelles voies d’organisation de la classe ouvrière, tant par les élections (Manifeste des soixante) que par la constitution de corporations syndicales. Il y a la présence des « communistes » allemands, notamment parmi les exilés à Londres, dont Marx, bien sûr. En périphérie, on constate l’intérêt de tout un tas de proscrits démocrates qui grenouillent à Londres, et participent aux débats initiaux dans l’espoir d’y défendre leur cause particulière. Schématiquement, on peut distinguer deux axes principaux dans le projet initial de l’Internationale : la solidarité entre les travailleurs ; la fraternité entre les peuples. En 1868, Bakounine se rapproche de l’AIT en rompant avec la Ligue pour la paix, qu’il juge trop bourgeoise. Il va constituer un réseau parallèle et aura rapidement une grande influence sur certaines sections de l’Internationale, notamment parmi les internationaux suisses, italiens ou espagnols. Le programme particulier de l’Alliance se caractérise par la mise en avant de l’athéisme, le rejet de l’État ou encore l’égalité entre les sexes — ce qui explique qu’on pourra parler d’une tendance anarchiste, ou plutôt antiautoritaire, même si ceux-là se disent alors « socialistes révolutionnaires » ou « collectivistes antiautoritaires ».

Votre livre s’ouvre sur l’échec des révolutions et la nécessité de s’organiser politiquement pour y faire face. Comment cela s’articule-t-il ?

Seize ans avant la création de l’Internationale, il y a l’échec de 1848. Répression de masse, exil… Il y a dans l’air l’idée d’un crépuscule des révolutions au XIXe siècle, même si la Commune semblera contredire cette impression. Nombreux sont ceux qui en viennent à penser qu’il faut passer par d’autres formes d’actions et d’organisations politiques, d’autant que quelques États européens s’ouvrent peu à peu à un certain pluralisme, qui permet la constitution de partis ou de syndicats. La construction de l’AIT ne se fait pas sur le projet d’une insurrection armée, même si des internationalistes, comme les blanquistes (surtout à partir de la Commune), y sont favorables. Son but est d’y aller piano. C’est le jeu de l’histoire et la lutte des classes qui conduit l’Internationale à la révolution, ce n’est pas une aspiration de sédition qu’elle porte en elle-même. Les patrons et les grandes puissances vont peu à peu la désigner comme une force subversive et la diaboliser. Pourtant, il faut relire la définition de la révolution dans La Révolution politique et sociale, un journal de l’AIT sous la Commune, pour mesurer la prudence des internationaux pris dans le feu de l’histoire : « Nous sommes pour la révolution, c’est-à-dire un état de choses tel que, sans secousse, sans désordre, sans coup d’État, sans émeutes, sans léser aucun intérêt légitime, les réformes politiques et sociales, cessant par la liberté complète de pensée d’être un épouvantail pour les niais et les ignorants, puissent passer aisément du domaine de la théorie sur le terrain de la pratique… »

D’ailleurs, la grève est loin de faire l’unanimité dans le mouvement social de l’époque. Cela peut étonner, aujourd’hui.

Oui, notamment parmi les proudhoniens. Proudhon estimait que c’était un moyen de lutte contre-productif ou, du moins, insuffisant. Il pensait que c’était un outil illégal dans les rapports de production, et qu’elle se retournait systématiquement contre les grévistes eux-mêmes, car le patron trouvera toujours une autre façon de pallier, de surenchérir… Mais il faut rappeler qu’il écrivait cela à une époque où les syndicats étaient interdits. D’une manière générale, dans l’esprit de ceux qui avaient connu la férocité de juin 1848, il y avait toutes sortes de défiances et de prudences par rapport à ce qui pouvait entraîner un risque de répression. Par la force des choses, cela va évoluer — notamment à partir de la grève des bronziers, en 1867, qui fut assez décisive dans le rapport des mouvements ouvriers à cette forme de lutte. Tout va se durcir et se radicaliser à la fin des années 1860 : les grèves vont être de plus en plus réprimées, dans les bassins miniers notamment. La question de la légitimité de la grève est alors dépassée : il faut maintenir un rapport de force et le dépasser. De même, face au risque de guerre, l’idée de grève générale émerge progressivement — Marx n’y est d’ailleurs pas spécialement favorable. Toute cette période permet de relativiser ce qu’on a pu considérer depuis comme des principes acquis du mouvement social ; tout y est encore empirique et en débat.

Venons-en à la Commune. Un moment charnière, donc ?

C’est effectivement un moment crucial dans l’histoire de l’AIT. Il y a un avant et un après. La guerre franco-prussienne puis la Commune vont, d’une certaine façon, précipiter l’échec de l’Internationale. Le massacre des communards glace le mouvement ouvrier français pendant une décennie, mais aussi, plus largement, l’ensemble des mouvements européens. L’AIT est accusée d’avoir fomenté le soulèvement. À peu de frais, les gouvernements des grandes puissances vont la déclarer illégale dans beaucoup de pays (France, Allemagne, Espagne, Italie, Portugal). La plupart des communards sont déportés en Nouvelle-Calédonie, certains fuient en Angleterre ou en Suisse. L’Allemagne interdit tout lien avec une organisation internationale. En France, la possibilité d’une internationale, ou simplement d’un droit d’association, est interdite jusqu’aux lois Waldeck-Rousseau, à la fin du XIXe. L’Europe n’est donc plus un terrain possible pour l’AIT.

Nous parlions tout à l’heure des différents courants présents en son sein. De quelle façon les retrouve-t-on dans la Commune ?

Comme le note Jacques Rougerie, l’AIT est une force potentielle dans la Commune — plusieurs dizaines de milliers d’affiliés —, mais une faiblesse organisatrice… L’AIT n’a aucun rôle dans le 18 mars : c’est la foule parisienne qui déclenche l’insurrection. Les grands organisateurs de la fédération parisienne de l’Internationale, comme Varlin ou Theisz, sont des participants acharnés à la Commune, mais ils vont agir à titre individuel : ils sont à la garde nationale, aux comités d’arrondissements, dans les clubs… Un tiers des communards répertoriés sont membres de l’AIT, mais ils n’agissent pas spécialement en tant que tels. Parmi les courants, on distingue les blanquistes, qui ont afflué dans l’Internationale après septembre 1870, pensant qu’elle pourrait être un outil pour précipiter les choses, puis les collectivistes, et quelques proudhoniens — il y a aussi des « proudhoniens obtus », comme Tolain et Fribourg, qui se déclarent contre la Commune et se séparent de l’AIT. Grosso modo, les premiers préconisent la constitution d’un Comité de salut public, durant la Commune, tandis que les socialistes refusent l’aventure et la dictature — on leur reprochera d’ailleurs parfois la faiblesse de leur légalisme. On retrouve les internationaux aux postes économiques et sociaux de la Commune, on leur doit la principale influence sur le caractère social de cette dernière. Parallèlement, le Conseil général de Londres et les correspondants de Marx à Paris, Seraillier, Frankel, déplorent le manque de structure et de discipline de l’AIT parisienne, qui s’éparpille à la moindre commotion politique. Ce défaut d’organisation apparaît pour eux comme une des leçons de l’échec de la Commune.

On sent vos affinités, entre les lignes de votre livre. Était-ce conscient ? Aviez-vous des ambitions académiques et objectives, ou non ?

C’est compliqué, cette question. Il faut bien sûr avoir de l’empathie avec son sujet, et je ne peux pas nier que j’en ai. Mais, à aucun moment, je n’ai pensé ou voulu faire un livre idéologique. Je ne prétends pas dire aux lecteurs ce qu’il faut penser. Je travaille sur les contradictions, pas sur l’inamovible. (Il réfléchit.) Je peux assumer une forme de subjectivité… Je ne sais pas… Vous pensez à quelque chose en particulier ?

Vous n’avez pas l’air de porter les blanquistes dans votre cœur. Et vous semblez préférer Bakounine à Marx. En fait, nous avons trouvé votre ouvrage bien plus proche des libertaires que des marxistes ou des étatistes, pour faire court.

Oui, c’est vrai… Mais ce n’est pas tant mon regard qui prévaut… Je ne prétends pas distribuer les bons ou les mauvais rôles, je me suis nourri des commentaires des contemporains à l’AIT, des réflexions souvent acerbes des uns sur les autres. Les principaux protagonistes de cette histoire sont des personnages hauts en couleur, avec des egos terribles ; ce sont aussi des duellistes. Et si les critiques que j’ai pu lire dans mes recherches portent davantage sur les blanquistes que sur Varlin, il y a peut-être une raison… Varlin est une figure incontestablement attachante, modeste mais déterminée, le contraire d’un poseur ou d’un « révolutionnaire de la phrase ». Blanqui suscite certainement un respect unanime, à l’époque, mais c’est moins le cas pour bien de ses émules… Gustave Lefrançais, dans son Étude sur le mouvement communaliste, écrit : « Nous sommes de ceux qui, trop socialistes pour être partisans d’une dictature quelle qu’elle soit, ont constaté chez Blanqui et ses amis trop de tendances autoritaires pour admettre qu’on puisse jamais leur laisser la direction d’un mouvement révolutionnaire. » Les blanquistes sont évalués à plus de deux mille à Paris, au milieu des années 1860, ce qui est un peu plus conséquent qu’un simple groupuscule : ils sont dans la préparation de coups et croient principalement dans le rôle d’une minorité agissante qui pousse au soulèvement et instaure une « dictature parisienne ». D’un point de vue romantique, les blanquistes nous fascinent car ils sont très portés sur l’action. Et, dans leur évolution ultérieure, après la mort du « Vieux », on peut s’interroger sur ce qui a pu préfigurer, dans leur doctrine et leurs pratiques, le ralliement de nombreux blanquistes au nationalisme (songeons à Ernest Granger), plus largement au Parti socialiste (autour d’Édouard Vaillant) et, dans une moindre mesure, à l’anarchisme (Constant Martin).

D’autre part, je tenais aussi à rappeler que les différents courants marxistes, ou d’ailleurs antimarxistes, ont édifié, à tort selon moi, l’image d’un Marx tout-puissant dans la Première Internationale. Son fidèle ami Engels y a contribué en tout premier lieu. Or, si l’on s’en tient aux faits historiques, Marx est une figure brillante intellectuellement, en effet, mais finalement peu connue par ses contemporains, en dehors de son cercle familial et de quelques correspondants en Allemagne ! Il n’est pas l’organisateur de l’AIT, du moins jusqu’en 1871, ou cela devient problématique, mais un secrétaire efficace — à qui l’on doit la rédaction des rapports du Conseil général. Maximilien Rubel le dit : ce n’est pas Le Capital qui rend Marx célèbre de son vivant, mais la Commune. Il est désigné dans les journaux bourgeois de l’époque comme le leader occulte de l’Internationale — et ça le flatte même un peu d’accéder au rang de « l’homme le plus calomnié de Londres ». Par la suite, les marxistes ont voulu faire de l’AIT une organisation qui portait en germe la forme obligée du parti révolutionnaire : ce n’était pas le cas. Elle n’était au contraire pas une structure verticale ; c’était même son originalité. Marx le dit lui-même dans une interview à un journaliste américain, en juillet 1871 : « L’Internationale n’est nullement le gouvernement de la classe ouvrière, c’est un lien, ce n’est pas un pouvoir. […] L’Association n’impose aucune forme aux mouvements politiques : elle exige seulement le respect de leur but. » Sa position évoluera en faveur d’une forme de centralisation politique, peu de temps après, avec l’adoption de l’article 7a, à la Conférence de Londres, en septembre 1871 (qui stipule que le prolétariat doit se constituer en parti politique — ce qui va susciter un tollé chez les antiautoritaires).

Mais on ne peut, en même temps, pas idéaliser l’aspect horizontal et pluraliste de la Première Internationale. Dès le commencement, les querelles éclatent et chacun se tire dans les pattes.

Oui, c’est vrai. Mais au moins les débats permettent de confronter des opinions et d’affiner certaines questions. Et c’est nécessaire, cette conflictualité. On ne peut pas se satisfaire d’un relativisme consensuel, où tout le monde doit être d’accord pour le seul principe d’être d’accord, ou de faire silence dans les rangs.

La revue Contretemps vous a reproché d’écrire que Marx, contrairement à Bakounine, n’avait pas su, ou voulu, anticiper le bureaucratisme rouge. Que répondez-vous à ça ?

Je reproduis en conclusion un texte assez visionnaire de Bakounine sur la bureaucratie rouge, en rappelant que c’est le reproche qu’il fait à Marx. Est-il juste ? On peut noter que Marx a critiqué, dans ses notes sur la Commune, la bureaucratie étatique, qu’il qualifie d’« excroissance parasitaire greffée sur la société civile », mais, en revanche, il est vrai qu’il n’a jamais voulu prendre au sérieux les critiques que les antiautoritaires formulaient sur l’État. Bakounine a fait de cette question, au contraire, la colonne vertébrale de sa pensée. Cela ne fait pas de Marx un bureaucrate intégral — même si ses intrigues au moment du Congrès de La Haye ne sont pas à son honneur, comme l’ont eux-mêmes reconnus des biographes marxistes comme Franz Mehring ou Otto Rühle —, mais la question se posait déjà à ce moment-là, et Marx l’a, disons, évacuée… L’historien du mouvement socialiste George Haupt souligne d’ailleurs que Marx « refuse de reconnaître le système de pensée de Bakounine, non parce qu’il dénie sa consistance, comme il l’affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche à le discréditer et à le réduire aux dimensions d’un chef de secte et de conspirateur de type ancien ». Au-delà des querelles d’influence, le profond clivage entre Marx et Bakounine porte sur la question politique et l’autonomie du prolétariat. Pour Bakounine, rien — ni parlementarisme ni bureaucratie — ne doit se substituer à l’action du prolétariat et aux formes dont il se dote par et pour lui-même, tandis que Marx pense que la conquête du pouvoir politique est une condition préalable à l’émancipation économique. C’est un clivage qui nourrit toujours la réflexion sur l’émancipation, en regard des calamiteuses expériences étatiques se réclamant du communisme au XXe siècle.

Et quels sont pour vous les angles morts de la Première Internationale ?

La question des femmes, c’est le rendez-vous manqué. Il y a pourtant des grèves de femmes : il aurait été possible de les accueillir dès 1869, après la révolte des ouvrières ovalistes, à Lyon, mais pour des raisons d’intrigues des uns et des autres, cela n’a pas eu lieu. C’est inexcusable, même si les reproches a posteriori portent toujours une forme de condescendance. C’est d’ailleurs, à la fin des années 1840, une femme socialiste, Flora Tristan, qui a eu l’intuition de cette idée internationaliste, mais elle est toujours restée une paria, y compris dans les milieux socialistes. Les femmes ont une place indéniable dans le mouvement ouvrier, mais on ne les retrouve pas en proportion dans l’AIT… Il y a bien Élisabeth Dmitriev, qui faisait partie de la section russe de Genève, Nathalie Le Mel, proche de Varlin, ou André Léo [Victoire Béra, de son vrai nom], la compagne de Benoît Malon, qui a écrit de nombreux textes et articles, notamment un « Appel aux paysans », durant la Commune. Il y avait des grandes réticences de certains éléments de l’AIT, notamment les proudhoniens parisiens « de droite », à considérer l’égalité entre les sexes. Ce n’était pas, pour eux, une priorité.

Et la question coloniale ?

C’est une grosse incurie, aussi. L’abolition de l’esclavage aux États-Unis a été saluée dès 1864, c’est d’ailleurs une des premières déclarations publiques de l’AIT, mais elle n’a pas relié le sort des colonisés à celui des ouvriers européens. En 1871, il y a bien des insurrections en Guadeloupe et en Kabylie, mais je n’ai pas trouvé de sources qui fassent un pont entre les sujets. L’historienne Jeanne Moisand, qui se penche sur les révoltes dans l’Empire espagnol à la même époque, constate les mêmes lacunes de solidarité entre le mouvement ouvrier et les luttes anticoloniales.

Il y aura, après, Louise Michel qui soutiendra les rebelles kanak.

Oui, c’est une exception remarquable parmi les communards en exil. Cela étant, elle n’était pas membre de l’AIT. Il y a aussi la question de la paysannerie, qui n’a pas été suffisamment traitée. Elle est fondamentale, surtout si l’on considère ce qu’il s’est passé par la suite, en Russie, en 1917. Collectivisation forcée ou respect du marché paysan et de la commune villageoise ? Ces débats n’ont pu être tranchés. Et il y a encore la question des machines, en marge des discussions de l’AIT, sujet qu’a étudié récemment François Jarrige, pour en arriver à la conclusion que « l’AIT fut donc à la fois un formidable instrument de lutte contre les inégalités et de résistance au capitalisme industriel, et l’un des lieux de l’acceptation progressive de l’usage des machines dans les mondes du travail ». On peut dire avec le recul que l’AIT a pu porter politiquement les débats les plus avancés pour l’émancipation de son temps, mais qu’elle n’a pas pu se projeter sur tout.

Parmi les rares figures, aujourd’hui, qui en appellent à l’AIT, il y a Löwy et Besancenot. Ils veulent s’appuyer dessus pour réconcilier le marxisme et l’anarchisme. Cela vous parle-t-il ?

Pour tout vous dire, je ne me sens pas très concerné par l’usage de ces mots ni par ses dépositaires. Je le dis sans mépris à l’égard de ces deux-là. J’aime d’ailleurs beaucoup les livres de Michael Löwy, comme Rédemption et utopie. Mais même dans l’esprit d’une synthèse, je crains toujours les instrumentalisations et les réductions. Ce sont des identités politiques qui ont leur importance historique, mais dont je doute de l’utilité, aujourd’hui, pour de nouvelles perspectives révolutionnaires. Je me demande si ce n’est pas dépassé, si ça parle encore aux gens, si ces concepts n’ont pas les pieds dans le marbre. L’enjeu contemporain, selon moi, c’est finalement plus la praxis et ses contradictions vivantes, que l’idéologie et ses vérités froides.

Mais vous n’écrivez pas tout cela pour simplement évoquer un passé oublié : vous tenez à en faire un levier, n’est-ce pas ?

Il faut bien admettre que l’internationalisme a bien du plomb dans l’aile. Nous vivons une sorte d’apothéose du capitalisme mondialisé, mais la tendance lourde du mouvement social est au repli, alors même qu’il faudrait de nouvelles perspectives transnationales — notamment face à la généralisation du dumping social. L’esprit de l’Internationale reste un antidote contre les percées nationalistes et identitaires. Il ne faut pas cesser de tisser et retisser des liens, avec les migrants, entre les luttes des travailleurs, avec les mouvements de résistance face à l’emprise de la modernité techno-capitaliste… Aujourd’hui, quelles sont nos perspectives d’émancipation réelles ? Je ne sais pas. Récemment, j’ai relevé une inscription dans le métro, une citation d’Adorno, qui donne peut-être matière à réflexion : « La pensée de l’émancipation ne procède pas de ce qu’elle vise l’idéal d’une société juste, mais qu’elle se sépare d’une société fausse. »

Source : Ballast
19 mai 2015.

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