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Entretien avec John Gibler
au sujet de son livre L’Évasion d’un guérillero

samedi 10 avril 2021, par John Gibler, Petul

Le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste attaque six villes de l’État du Chiapas et proclame son manifeste. Après douze jours de guerre, une trêve est déclarée. L’État et l’armée mexicaine vont désormais gérer une situation de rébellion plus ou moins négociée. Le 28 juin 1995, la police de l’État du Guerrero massacre dix-sept paysans, tous membres d’un syndicat particulièrement teigneux l’Organisation paysanne de la Sierra du Sud (Organización Campesina de la Sierra del Sur), au gué d’Aguas Blancas. Un an, jour pour jour, plus tard et au même endroit, un nouveau groupe armé fait irruption en public et lit son manifeste écrit en espagnol et nahua. C’est l’Armée populaire révolutionnaire (EPR). Elle n’entre au combat que le 16 juillet suivant en attaquant l’armée fédérale.

Le 25 octobre 1996, l’EPR a invité plusieurs journalistes locaux à une entrevue à Zumpango del Río (Guerrero). Des barbouzes de l’armée interceptent les journalistes et enlèvent un de leurs jeunes guides, Andrés Tzompaxtle Tecpile. C’est l’histoire de sa disparition, de son calvaire et de son évasion inespérée que raconte John Gibler dans son ouvrage L’Évasion d’un guérillero. Écrire la violence. Au-delà d’un témoignage cauchemardesque, c’est toute la stratégie de la terreur d’État qui est narrée à travers les entretiens avec Andrés Tzompaxtle et divers autres protagonistes. Et comme ce thème est à la fois particulier et, de Guantanamo à Damas, terriblement universel, voilà pour Gibler l’occasion de questionner sa pratique, son écriture. Comment rendre compte de l’indicible ? Voilà un des sujets de l’entretien avec l’auteur ci-dessous.

On en profite au passage pour souligner la qualité de la traduction.

Comment as-tu connu puis t’es-tu consacré à raconter l’histoire d’Andrés Tzompaxtle ? Est-ce un hasard ou l’as-tu vu comme un cas exceptionnel ?

En 2006, lorsque ses frères, Gerardo et Jorge ont été détenus, une collègue de Chilpancingo m’a passé une photocopie d’un témoignage écrit par Andrés Tzompaxtle. Je couvrais l’Autre Campagne de l’EZLN et étais resté quelques jours au Guerrero pendant que la caravane poursuivait sa route. J’avais travaillé au Guerrero en 2000 comme volontaire pour le Centre des droits humains Tlachinollan à Tlapa. J’ai donc souhaité rester quelques jours pour réaliser quelques entretiens et écrire une chronique du passage de l’Autre Campagne dans cet État. C’est là que ma collègue m’a passé ce témoignage que j’ai lu d’une traite. C’était la première fois que j’ai pris connaissance de l’histoire de Tzompaxtle racontée par lui-même. J’ai immédiatement voulu mener un travail de journalisme sur son expérience. Mais ça a pris beaucoup de temps pour le contacter. Quand nous avons pu entamer une conversation, l’état de la violence politique du pays avait beaucoup évolué sous le règne de la si mal nommée « guerre contre le narcotrafic ». Dans ce contexte, il m’a semblé que l’aventure de Tzompaxtle prenait une autre dimension, une autre signification parce qu’elle montre la continuité des pratiques de terreur d’État qui seront ensuite étendues, multipliées et transformées lors de ces années.

Je suppose que tu as dû prendre pas mal de mesures de sécurité pour pouvoir rencontrer plusieurs protagonistes de cette histoire. Du coup, as-tu subi la moindre pression des autorités ?

Effectivement, on a pris pas mal de précautions. J’aimerais penser que nos rencontres n’ont pas été repérées et que pour cette raison, nous n’avons pas subi le moindre attentat ou la moindre pression.

Aujourd’hui, quelle est la situation légale et sociale d’Andrés ? De même quelle est la situation de ses frères Gerardo et Jorge ? Il me semble avoir lu que plusieurs parents d’Andrés ont été assassinés.

L’État mexicain n’a jamais reconnu officiellement la disparition et l’évasion d’Andrés. Comme écrit dans le livre, il y a des moments ou l’État montre qu’il l’a bien détenu et qu’il le recherche encore. Andrés Tzompaxtle vit toujours dans la clandestinité.

Par contre, Gerardo et Jorge vivent publiquement dans l’État de Veracruz. Gerardo prend part au commerce familial (une petite épicerie à Astacinga). Jorge vit à Orizaba et il passe une maîtrise en langue nahua.

Horriblement, plusieurs membres de la famille Tzompaxtle Tecpile ont été massacrés mais ça n’a rien à voir avec l’affaire d’Andrés.

Quelque chose m’a beaucoup frappé : que des défenseurs des droits humains reconnus comme le ProDH aient refusé de s’occuper du cas d’Andrés. Serait-ce une conséquence de ce préjugé politique des années 1990 qui représentait les zapatistes comme la « bonne guérilla » et l’EPR comme la « mauvaise » ? Ce préjugé existe-t-il encore ?

Ce préjugé a été orchestré par l’État et amplifié dans les médias, comme ça arrive parfois. Il a eu un impact dans la société, particulièrement dans des endroits éloignés des villages du Guerrero ou d’Oaxaca d’où sont originaires les colonnes les plus fournies de l’EPR en ces années. L’EPR, puis l’ERPI ont subi une brutale répression entre 1996 et 1999. Et très peu d’organisations de droits humains et d’avocats indépendants ont osé s’occuper de ces histoires. Digna Ochoa, assassinée le 19 octobre 2001 a été une des rares avocates à défendre des gens accusés d’appartenir à ces guérillas.

Une autre chose remarquable est l’immense solitude dans laquelle se trouvent Andrés et encore plus sa compagne, Nube. Comment considères-tu le fait de n’avoir pu l’interviewer elle « en direct » ? De simples raisons de sécurité ?

Oui, je crois que ce sont des raisons de sécurité qui m’ont empêché de m’entretenir directement avec Nube. Ils vivent en clandestinité. Je ne dois pas savoir où. Comme je ne le sais pas, je ne peux le dire même si on me torture. Et même si j’aurais vraiment été enchanté de lui parler directement, il me semble que l’entretien réalisé avec mes questions comme base en demandant à Andrés d’enregistrer l’entretien avec mon magnéto est une chose précieuse, profondément intime et honnête.

Bien que ce soit parfaitement compréhensible, Andrés nourrit quelque amertume face à l’incrédulité de ses camarades et de son organisation vis-à-vis de son évasion. A-t-il raconté comment il a pu dissiper ses doutes ? L’attitude de l’EPR à ce moment-là de finalement le croire a-t-elle quelque chose à voir avec la scission qui va donner naissance à l’ERPI à cette époque ?

Comme tu dis, Tzompaxtle a compris politiquement la méfiance de ses camarades. Mais cette méfiance l’a profondément marqué. Parce que, à la base, elle est compréhensible mais il semble que quelques commandants de l’EPR ne l’ont jamais cru. Même s’ils ont organisé une conférence de presse et tout le reste, ils n’y croient pas et ça lui fait toujours mal. La scission a justement eu lieu dans les mois suivant l’évasion de Tzompaxtle.

Sans trahir le moindre secret, comment vois-tu ce qui reste de ces mouvements aujourd’hui ? Andrés a-t-il tiré un bilan politique de son expérience ?

Ces mouvements ont été la cible d’une répression atroce ces dernières années. Pour leur survie même, ils n’ont pas rendu public tous les actes de la répression. Depuis des décennies, la répression oblige les guérillas rurales à garder le silence et à demeurer dans la clandestinité mais elle n’arrive jamais à les exterminer. Bien au contraire, elle donne de nouvelles raisons aux communautés et aux individus de prendre les armes dans certains endroits.

On connaît mieux la présence de ces groupes au Guerrero, dans certaines régions d’Oaxaca et dans la Huastèque. Comme la famille Tzompaxtle vient de Veracruz, quelle est la situation dans cet État ?

C’est remarquable que deux des personnages clés de la guérilla au Guerrero viennent de Veracruz : Tzompaxtle et Gloria Arenas. On connaît leur identité et leur itinéraire car tous deux ont été arrêtés : on a fait « disparaître » Tzompaxtle, qui est parvenu à s’enfuir et repasser à la clandestinité alors que Gloria Arenas (supposée « colonel Aurora ») a d’abord été enlevée et torturée avant d’être présentée aux médias avec Jacobo Silva (supposé « commandant Antonio »). Tous deux ont été emprisonnés et ont accompli leur peine pour « délit » de rébellion. Ce qui prouve que dans certaines zones de Veracruz, outre de puissants mouvements indigènes et sociaux, la guérilla était présente à l’époque. Malheureusement, Veracruz a été un des États les plus frappés par le narco-terrorisme ces derniers quinze ans. Malgré tout, beaucoup de mouvements populaires y demeurent actifs, en particulier les familles de disparus.

L’édition française de ton livre est préfacée par Joseph Andras, qui a écrit l’excellent ouvrage De nos frères blessés et pour lequel il a refusé un prix littéraire. Tu le connais ou as-tu eu l’occasion de communiquer avec lui ?

Je ne le connais pas mais lui suis très reconnaissant des mots qui accompagnent le livre. J’ai lu une traduction anglaise (il n’en existe pas en espagnol) de son bouquin il y a quelques semaines et je l’ai adoré. C’est pour moi un livre formidable, en d’autres termes un excellent livre camarade.

Il est tout à fait naturel et honorable de poser les défis de raconter certaines choses telles la violence, la torture, les disparitions… Pourtant, j’ai quelques difficultés de compréhension du concept d’« écrire en écoutant ». Il ne me paraît pas si inédit mais plutôt naturel et fort ancien. Du moment qu’il est pratiqué avec respect. Par exemple, comme par la très célèbre écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch. Comment définis-tu donc ton travail de mise en forme, de trouver un ton juste, de retranscrire ? J’imagine que tu as quelques appréhensions à, comment dire, ne pas trahir une parole ni la surinterpréter. Ta manière d’aborder ton travail a-t-elle beaucoup évolué ?

Ce que je prétends avec le concept d’« écrire en écoutant » est de partager un moment de recherche, une question qui me semble utile. Plus qu’élaborer une théorie de « l’écriture qui écouterait » je veux me demander à moi-même et partager cette interrogation : « À quoi ressemblerait une écriture qui écoute ? » Ça m’a servi à trouver de nouvelles formes narratives (et quand j’écris nouvelles, c’est nouvelles pour moi) pour affronter les gageures concrètes d’écrire des histoires vraies qui sont arrivées à d’autres et qui impliquent une dimension de traumatisme et de douleur compliquée à aborder.

Je n’avais ni lu ni écouté Svetlana Alexievitch jusqu’à son Nobel en 2015. Je me suis mis alors à lire ses livres en anglais et en espagnol et je les trouve brillants.

Je me questionne constamment au sujet de, comme tu l’écris bien, ne pas trahir ni déformer une parole avec une mauvaise interprétation. Je me pose aussi ces questions : Comment respecter une parole ? Comment lui rendre hommage ? Comment la traiter avec affection, avec tendresse ? Je crois que ma manière d’aborder mon travail est en constante évolution ou transformation. J’aborde de nouvelles histoires sans la moindre idée de comment les raconter.

Je ne comprends pas bien la théorie selon laquelle l’écrit serait, par nature ou essence, une forme de domination et ou de colonialisme. Comme tu le soulignes, les conquistadors et leurs prêtres ont détruit de nombreux codex, non seulement mayas ou aztèques mais aussi purepèches ou autres… Les sociétés indigènes connaissaient bien l’écriture. Et s’il semble plus utilisé dans un but administratif, il (il ? l’écriture ?) cohabitait avec une culture orale. N’est-ce d’ailleurs pas le même cas pour l’Europe de l’époque ?

Je me permets d’insister car l’écriture peut aussi être source d’émancipation et de résistance (manifestes, affiches, pamphlets, journaux comme Regeneración, etc.).

Les peuples autochtones ont également conservé précieusement certains écrits comme preuve de leur présence sur leurs terres (par exemple dans le livre Raíz y razón de Zapata, de Sotelo Inclán).

Dans le livre, j’ai voulu mener une réflexion sur l’histoire coloniale de l’écriture, spécifiquement l’écriture alphabétique en langues européennes. Ironiquement, il existe une grande bibliographie sur ce thème en langues européennes. Mais, comme tu dis, je veux souligner qu’en plusieurs formes l’écriture peut être une arme, un outil de résistance, de libération. J’ai trouvé fondamental d’aborder certains aspects de cette histoire et de ces perspectives dans mon livre.

Personnellement, après avoir écrit sur les narcos, les disparus, des guérilleros torturés, quelle est ta vision du Mexique ? N’es-tu pas parfois désespéré ?

C’est ce qu’on nomme dans les pays dominants la « normalité » qui me désespère brutalement. La violence qui ravage le Mexique n’est qu’une partie de la violence globale.

Ne crois-tu pas que cette soi-disant « normalité » n’est qu’un état de guerre plus ou moins permanent à intensité variable ? Autrement dit, avec les occupations militaires, les migrations, un impérialisme à plusieurs têtes, il ne me semble pas que nous ayons beaucoup évolué depuis la « guerre froide ». De même, nous avons souvent ici une image caricaturale des États-Unis. Comme citoyen américain quel avenir vois-tu pour ce pays ?

Je suis absolument d’accord au sujet de la dimension ou, mieux, la nature d’état de guerre de la « normalité capitaliste ». Les essais d’Achille Mbembe m’ont beaucoup aidé à voir et reconnaître les transformations récentes de cette nature de guerre (et coloniale/raciste/patriarcale) d’une normalité créée pour administrer, contrôler et tuer. Je suis en train de lire Politiques de l’inimitié dans lequel Mbembe écrit, au quatrième chapitre, au sujet du planetary entanglement (je lis une traduction en anglais). Par cette caractéristique même de notre époque, je ne vois aucune perspective pour aucun pays isolé. Et les pouvoirs dominants aux USA ont toujours conçu les USA comme un pays à part, exceptionnel tout en nourrissant ce rêve américain des ressources et du sang arraché à toute la planète. Une chose qui me semble certaine est que les forces du mensonge, d’une fantasmagorie si répugnante qui alimentent le racisme, la suprématie blanche d’une bonne part de la population des États-Unis (74 222 958 électeurs ont librement voté pour Donald Trump) augmente, croît et est renforcée par la prolifération numérique du mensonge et l’ignorance crasse de ses croyants, de ses sponsors et de ses bénéficiaires.

Que penses-tu de l’opinion selon laquelle les seuls territoires hors d’atteinte du narcotrafic sont justement ceux qui sont tenus par une guérilla (EZLN) ou un mouvement armé de « citoyens de base » (comme à Cherán au Michoacan) ?

Serait-ce alors que la seule option serait de disputer le monopole de la violence aux narcos et à l’État ? Et par ailleurs il semble que non seulement le Mexique mais tous les pays d’Amérique centrale vivent depuis deux décennies dans un délire de violence que personne ne peut contrôler. Quelles perspectives vois-tu ?

Je pense que l’organisation sociale est ce qui compte le plus dans ces exemples. Mais, parfois, la capacité d’autodéfense, qui peut prendre différentes dimensions selon le contexte, est une partie nécessaire de l’organisation sociale.

Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Petul.

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