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Les paradigmes émancipateurs

La communalité et le dialogue culturel :
instrument conceptuel et pratique de la résistance
des peuples indiens du Mexique

lundi 16 novembre 2009, par Carlos Manzo

Communication présentée à la table IV, « Éléments antisystémiques des luttes des peuples, nationalités et mouvements indigènes », d’un atelier sur « Les paradigmes émancipateurs » qui s’est tenu à La Havane du 2 au 5 septembre 2009.

ATELIER SUR LES PARADIGMES ÉMANCIPATEURS
Dans cet exposé, je vais décrire une partie de l’expérience communaliste, personnelle et collective, qui a commencé avec Juan José Rendón, Vicente Marcial et Manuel Ballesteros, entre autres, en 1992, dans la Maison de la culture de Juchitán [1], dirigée alors par Vicente ; je compte aussi préciser quelques avancées qui, à partir de la pensée indigène antisystémique, sont en discussion au sujet des différentes perceptions et interprétations de la communalité, la communalité étant un concept forgé à partir de la résistance indigène au Mexique durant ces vingt dernières années. Nous avions mis en place dans la Maison de la culture de Juchitán - Lidxi Guendabiaani - un programme d’alphabétisation pour adulte dans notre langue maternelle, le diidxazá, la langue des Binnizá, plus connue dans la littérature anthropologique traditionnelle comme le zapotèque. Nous nous sommes ainsi rendu compte que le processus d’alphabétisation dans notre langue a consisté à nous alphabétiser culturellement après un cursus académique de dix ou douze ans dans différentes universités du pays, c’était comme un voile qu’il a fallu déchirer pour nous voir d’un autre point de vue, le point de vue qui nous est propre, le binnizá, le point de vue communaliste.

Le dialogue culturel fut l’instrument utilisé, dès ses premières applications, pour définir le contenu des textes d’alphabétisation et pour mettre en pratique l’alphabétisation elle-même. Cette pratique éducative s’est réalisée parmi les communautés binnizá et ajuuk [2] hors du circuit institutionnel, démontrant ainsi la possibilité de travailler de manière autonome dans des processus de résistance culturelle, ce qui, dans ce cas, permettait le renforcement des langues indigènes dans le sud du Mexique, plus précisément dans la région de l’isthme de Tehuantepec.

La région de l’isthme de Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca, avait déjà connu un bain de sang caractéristique de la guerre sale suite à la répression de l’État contre les mouvements indigènes et paysans postérieurs au « partage des eaux » historique de 1968. L’Oaxaca et le Guerrero furent les États les plus affectés par la militarisation, la répression et le démantèlement des mouvements de guérilla, sans oublier l’assassinat de certains de leurs leaders, comme ce fut le cas pour Lucio Cabañas. Le contexte, alors peu encourageant, ne permettait même pas d’envisager la moindre possibilité de reconnaissance et de respect des droits des peuples indigènes du Mexique. D’ailleurs, ce contexte, toutes proportions gardées, prévaut encore de nos jours.

L’alphabétisation en langue binnizá, la promotion et la préservation de la culture indigène étaient les principales activités que nous réalisions dans la région binnizá-ayuuk, en plus de quelques projets en relation avec le sauvetage des technologies traditionnelles. C’est à ce moment-là que, dans le Sud-Est mexicain, le soulèvement zapatiste a éclaté comme une rafale qui aurait irradié, pour la confondre, la société politique nationale, toujours dans l’erreur à l’heure actuelle. Autrement dit, en bouleversant la mentalité politique du moment et, indépendamment de son impact médiatique national et international, le soulèvement eut surtout un impact important sur ce que nous pourrions appeler la conscience politique indigène nationale. La référence vient à bon escient du fait que, vu avec un certain recul, le néozapatisme a rendu possible un premier et véritable dialogue national où les droits et la culture indigènes figuraient comme premier point à traiter dans le calendrier du dialogue national, qui, malheureusement s’est vu interrompu en août 1996, quelques mois à peine après la signature de premiers accords historiques, les Accords de San Andrés.

Un grand nombre de communalistes, de promoteurs de l’autonomie issus d’un mouvement indigène national éparpillé dans le pays (nous avons noté une présence importante des communalistes d’Oaxaca) ont assisté comme nous aux « tables de dialogue et de négociation pour une paix dans la justice et dans la dignité [3] » comme assesseurs et/ou invités. Jusqu’alors chacun dans sa région et à sa manière impulsait un processus d’autonomie, qui se fondait essentiellement sur le renforcement de la communalité. Des dirigeants, des penseurs et des intellectuels d’Oaxaca comme Joel Aquino, Jaime Martinez, Adelfo Regino, Manuel Ballesteros, Vicente Marcial, et Juan José Rendón lui-même sont arrivés avec moi dans la froide Jovel [4] pour participer comme invités ou assesseurs à la première phase du dialogue, celle concernant les Droits et la Culture indigènes, le premier des cinq thèmes qui composaient le calendrier de l’inachevé dialogue national.

Ainsi, durant ces dernières décennies, en relation avec le discours et la pratique néozapatiste, dans une permanente tentative pour ne pas succomber au discours politique traditionnel d’une gauche en crise, et à partir du mouvement indigène national lui-même, la communalité a été considérée comme quelque chose de plus qu’un système de relations à l’intérieur des communautés et entre les communautés. Elle est inhérente à l’existence et à la spiritualité des peuples indigènes, caractérisées par la réciprocité, la collectivité, les liens de parenté, les loyautés primordiales, la solidarité, l’aide mutuelle, le tequio [5], l’assemblée, le consensus, la communication, l’horizontalité, l’autosuffisance, la défense du territoire, l’autonomie et le respect de la terre mère ; tout bien considéré, nous pourrions conclure que la communalité en tant que processus historique est la synthèse de la résistance indienne contre le néolibéralisme. Pour Juan José Rendón Monzón, la communalité peut être conçue en termes très généraux comme « le mode de vie des peuples indiens [6] ».

Les peuples indiens qui résistent actuellement au Mexique testent des formes de vie autonome [7] réellement opposées au système capitaliste, ce qui ne s’était peut-être pas produit au cours des désormais classiques cinq derniers siècles de l’histoire de la domination coloniale, ou si l’on veut de « modernité coloniale » et, nous ajouterons, néocoloniale [8]. Par le terme de néocolonialisme, je me réfère précisément au processus économique de domination et de dépossession engagé par les entreprises transnationales, comme toujours avec la complicité des États néolibéraux [9] ; dans le cas de l’Amérique latine nous pouvons citer les pays suivants comme théâtre des opérations de la complicité décrite plus haut : Mexique, Guatemala, Honduras, Salvador, Nicaragua, Panama, Équateur, Chili, Argentine, Costa Rica, Brésil et Colombie.

Au Mexique existe désormais tout un courant de pensée à l’intérieur du mouvement indigène national que nous pourrions qualifier de communaliste ; plus que d’une posture idéologique, nous parlons d’une politique qui se fonde sur la défense de ce qui est communal et/ou de la communalité en tant que mode de vie des peuples indiens. Probablement, l’antécédent public, ou civique, le plus immédiatement reconnu dans l’histoire récente de notre pays et qui s’est inspiré de ce courant, se trouve être précisément la pensée et l’action des frères Flores Magón, originaires d’Oaxaca, dont la pratique politique originale s’est nourrie de l’expérience partagée de l’être collectif communal indigène dans les régions mixtèque et mazatèque de l’État d’Oaxaca. Ce courant a été renforcé des multiples idées et propositions anarchistes qui, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, traversaient l’océan, en aller et retour, du « vieux » au « nouveau » monde pour connaître, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une certaine réceptivité dans quelques cercles de lecteurs et d’imprimeurs mexicains. La communalité agraire zapatiste au début du XXe siècle ainsi que les dernières expressions du néozapatisme font partie de l’histoire de ce courant de pensée anticapitaliste.

Actuellement l’apparition d’un nouveau discours anti-néocolonialiste, anti-néolibéral, anticapitaliste et/ou antisystémique, absent dans les milieux académiques officiels, sauf exceptions, s’appuie sur une vision propre aux peuples indiens, qui est la vision communaliste, comme c’est le cas au Mexique dans la pratique et le discours du dénommé Congrès national indigène [10].

Dans la pratique, la résistance au néocolonialisme s’est exprimée principalement dans l’exercice du droit à la libre détermination et à l’autonomie à travers la création ou la recréation de formes d’autogouvernement comme les assemblées agraires communautaires, communales ou ejidales [11], et les caracoles et les « conseils de bon gouvernement » zapatistes.

Toujours insérés dans le concert diachronique et diatonique du système-monde colonial capitaliste depuis le XVIe siècle, les peuples indigènes du Mexique et d’Abya Yala [12] ont expérimenté et reproduit au cours de l’histoire le mode de vie communal, c’est-à-dire la communalité, comme une expression parfois abrupte et violente, parfois taciturne, quotidienne et tue de la résistance indigène. Aujourd’hui, dans le contexte de la crise la plus aiguë que le capitalisme ait connue non seulement comme système historique mais comme modèle civilisateur, la communalité est amenée à s’affronter aux entreprises transnationales voraces, intéressées par le dépouillement et l’usufruit capitaliste de nos territoires comprenant le « patrimoine bioculturel [13] » et les ressources matérielles et naturelles, qui, durant des millénaires, ont alimenté notre être comme madre-naturaleza-humano-pueblo [14] (Mère-Nature-Humain-Peuple).

Une certaine tendance anthropologique interprète et associe, quasi indistinctement, la communalité avec la communauté et avec le communautaire ; cette perception est erronée vu que la communalité en tant que système de relations de diverses natures exprimées dans le quotidien des peuples déborde ces définitions spécifiques. Toute interprétation qui prétend associer la communalité à la communauté considérée comme son espace d’existence par excellence (les espaces, communautaire ou/et régional, où s’exercerait le doit à l’autonomie des peuples indigènes sont encore en discussion) enlève de la consistance et de la portée à la communalité en tant que concept englobant tout un système de relations, qui, en tant que processus historique, déborde n’importe quelle limite ou espace, même régional.

La communalité et le dialogue culturel sont à la fois des concepts et des expériences, ce qui signifie qu’ils ne sont pas des concepts dans le sens traditionnel, ils ne sont pas une abstraction de « la réalité concrète » dans ce cas, de la réalité des peuples indigènes du Mexique ; ils ne sont pas non plus le résultat d’un processus historique, ils sont un processus historique en eux-mêmes, ils sont des moyens qui peuvent nous aider à comprendre et à systématiser le processus historique de la résistance des peuples indiens, traditionnellement connue comme la résistance indigène, aussi bien au Mexique qu’en Abya Yala.

Dans le cas d’Oaxaca et du Mexique, il existe plusieurs sources interprétatives de la communalité, un bref passage en revue de celles-ci nous amène à en retenir deux, la Ayuuk-Binnizá ou celle de la Sierra, et la Ayuuk-Binnizá-Zoque-Ikoot-Chontal ou celle de l’Isthme. Il est intéressant de relever que, dans le cas Ayuuk-Binnizá de l’Isthme, la communalité en tant que concept a été dépassée par toute une réflexion, qui, en langue indigène, l’a présentée comme un ensemble de relations généralement antisystémiques, avec plusieurs dimensions dans la perception de l’être social, c’est ce que montre la réflexion présentée dans le Wejën-Kajën [15].

La communalité et le mouvement indigène national

Dans l’histoire récente du mouvement indigène national au Mexique, le renforcement de la communalité se veut une pratique politique antilibérale et, de ce fait, antisystémique et anticapitaliste. Les cas les plus récents de défense du territoire communal des peuples Wixarika en Tuapurie [16] et du peuple nahua à Xayakalan, cette dernière faisant ressortir l’exercice d’autodéfense comme l’exercice du droit à la libre détermination, mettent en évidence la mise à sac néocoloniale de nos territoires sous l’égide des entreprises transnationales. L’appel à la reconnaissance de la communalité territoriale oblige les États néolibéraux à se fermer devant la nécessité d’une reconnaissance de fait de la communalité territoriale des peuples.

Récemment, le Congrès national indigène a tenu sa deuxième assemblée extraordinaire à Xayakalan, Ostula, Michoacán, malgré le contexte de surmilitarisation de la zone. En plus d’exiger le respect de nos droits à l’autodéfense, nous, les Indiens ainsi réunis, avons déclaré :

« Pour nous la résistance est l’autre politique, c’est le renforcement de la communalité, de l’autonomie, de la pensée et du sentiment d’identité de notre être indigène, c’est notre alternative historique, c’est le chemin qui nous reste, le résultat de notre histoire, résister, c’est nous conserver, nous protéger, demeurer, parler nos langues, prendre soin de nos enfants, de nos maïs, garder notre manière d’enseigner, notre façon de guérir, notre Terre Mère, c’est cette autre politique que nous devons rechercher ensemble, Mexicains et Mexicaines indigènes ou non indigènes honnêtes, afin que demeurent l’être et l’esprit de nos peuples [17]. »

La citation qui précède caractérise la résistance des peuples indigènes du Mexique, elle est le résultat d’un travail de dialogue entre les indigènes des différentes régions du pays, depuis le Rarámuri et le Yaqui du Nord jusqu’au Cuicatèque, Triqui et Binnizá au Sud, elle montre comment aujourd’hui nous continuons à vivre dans des communautés et des quartiers, non sans une interminable vague d’agressions due à cette époque violente. Le néolibéralisme frappe désormais à la porte de nos bois, de notre eau, de notre air et de nos montagnes. Le CNI, appelé aussi « la maison de tous les peuples indiens du Mexique », recherche le dialogue avec les autres acteurs antisystémiques dans la société mexicaine, avec une nouvelle proposition organisationnelle qui s’inspire de la communalité indigène. La déclaration de Xayakalan l’exprime en ces termes :

« Notre manière d’être en communauté représente une autre forme de gouvernement dont nous devons nous inspirer et que nous devons mettre en pratique dans notre Congrès national indigène, la maison de tous les peuples indiens du Mexique, nous réaffirmons notre pratique et nos principes comme étant ceux qui doivent orienter la nouvelle politique anticapitaliste de tous les Mexicains en bas et à gauche :
Obéir et non commander
Descendre et non monter
Représenter et non supplanter
Proposer et non imposer
Convaincre et non vaincre
Construire et non détruire
Servir et non se servir. »

Cet ensemble de propositions émane à l’origine du premier Forum national indigène et avait pour fin d’orienter l’action, qui devait déboucher sur l’installation du premier Congrès national indigène. Ces propositions, approuvées et mises en pratique par le CNI, constituent le principe de base appliqué par le néozapatisme pour définir une autre politique dans le cadre de « l’Autre campagne ».

Dans ce contexte historique des nouvelles définitions politiques provenant du mouvement indigène mexicain, à l’expérience de la communalité binnizá-ayuuk de l’Isthme correspond l’exercice de systématisation de la culture à travers la réalisation des ateliers de dialogue culturel, comme nous le verrons tout de suite.

Définition, importance et signification de l’Atelier de dialogue culturel

L’Atelier de dialogue culturel a été envisagé, pour paraphraser Juan José Rendón, comme une méthode participative pour étudier, diagnostiquer et renforcer les cultures de nos peuples ; c’est une méthode élaborée afin de « reconnaître les aspects fondamentaux des cultures indiennes, diagnostiquer leur état de conservation, changement ou perte, afin de proposer des actions permettant leur récupération et leur développement [18] » ; elle se propose aussi d’être « un instrument utile pour des personnes, des groupes, des organisations et des communautés indigènes ainsi que pour toutes personnes engagées dans la lutte de libération des secteurs sociaux produisant ou reproduisant les cultures populaires et indigènes du Mexique et du monde. [19] »

En ce qui concerne le Mexique, et la vaste et large géographie multinationale de ses peuples indigènes, de 1991 à maintenant, des ateliers de dialogue culturel ont été réalisés avec les communautés des peuples suivants : Ayuuk, Binnizá, Nahua, Ñhañhu, Wixárika, Zoque, Ikoots, Ñuntaj+iy.

Le renforcement de différents éléments et espaces de la communalité, comme c’est le cas pour la langue et la défense du territoire, est le résultat des ateliers de dialogue culturel. Plus précisément, les ateliers de dialogue culturel peuvent être considérés comme une pratique éducative émancipatrice dans le sens que lui donne Freire. En termes plus généraux, la pratique des ateliers consiste en ceci :

1. Présentation générale des participants, des intérêts et des objectifs, de quelques concepts, suivie d’une explication sur le système intégral de la culture et d’une définition du programme général de l’atelier en accord avec les intérêts et les objectifs des participants.
2. Identification des éléments culturels, éléments fondamentaux, éléments complémentaires et éléments auxiliaires, indispensables à la reproduction du mode de vie communal.
3. Diagnostic ou situation dans laquelle se trouvent les éléments culturels identifiés au cours de l’étape précédente.
4. Intégration et définition d’un plan d’action afin de récupérer et de renforcer la communalité.
5. Évaluation de l’atelier de dialogue culturel.

Dans une première approche et afin de donner une explication de l’intégralité d’un système culturel, Juan José Rendón a présenté au début des années 1990 un schéma appelé « la fleur communale ».

Cette schématisation, qui reflète les préoccupations éducatives de Juan José Rendón, s’est alimentée essentiellement de l’expérience du dialogue avec les communautés des peuples que nous avons énumérés. Pour les cas ayuuk et binnizá, par exemple, la spécialisation de l’atelier de dialogue en programmes d’alphabétisation en langue indienne donnait des résultats concrets dès 1992, même si dans le cas de la langue diidxazá, une certaine tradition d’écriture et de lecture existait déjà, pour le moins depuis la première moitié du XXe siècle.

Dans le cas de la « République des Indiens d’Ayotitlán [20] », la réalisation de l’atelier de dialogue culturel a permis la récupération d’un modèle politique communautaire, celui du Conseil des anciens d’Ayotitlán, qui, aujourd’hui, représente l’autorité réelle, dans un contexte éloigné du schéma traditionnel de la représentation par partis. Actuellement la base sociale rassemblée autour du Conseil des anciens d’Ayotitlán a renforcé la présence du Comisariado [21] agraire d’Ayotitlán dans le conflit qui oppose les habitants, comme beaucoup de peuples au Mexique, à l’entreprise minière transnationale « Peña Colorada ».

Sous forme de réquisitoire

Les possibilités d’articulation et de renforcement de l’autonomie et de la communalité indigène au Mexique par le biais du dialogue culturel s’affrontent aujourd’hui à deux facteurs adverses : en premier lieu la confiscation des terres, des territoires, du patrimoine bioculturel par les entreprises transnationales, et, en second lieu, la répression permanente des mouvements sociaux indépendants. Dans ce sens, le climat de répression qu’a connu le mouvement social et indigène dans l’État d’Oaxaca ces dernières décennies, incontestablement en augmentation avec l’actuel « non-gouverneur » Ulises Ruiz Ortiz ("URO"), a permis une grave extension de l’impunité pour les crimes d’État. Cette répression s’est traduite par des centaines de prisonniers, de gens poursuivis, de gens qui ont dû s’exiler, des assassinats comme ce fut le cas pour Brad Will. Il fut assassiné par les sbires d’"URO" en octobre 2006 et maintenant les procureurs au niveau de l’État et au niveau fédéral se servent de ce cas pour incriminer injustement des « lutteurs » sociaux d’Oaxaca et en particulier des membres du Conseil indigène populaire d’Oaxaca - Ricardo Flores Magón (CIPO-RFM) [22]. Un autre exemple significatif est l’exil au Canada du professeur et dirigeant mixtèque Raúl Gatica Bautista, vis-à-vis duquel le gouvernement mexicain a fait montre d’une totale incapacité à lui garantir les conditions minimales de sécurité pour son retour. Quand une communauté, un collectif ou une organisation sont victimes de la répression et commencent à compter dans leurs rangs des gens assassinés, blessés, prisonniers, ou exilés et disparus, l’élan initial impulsant le processus d’autonomie retombe, et l’État néolibéral le sait bien ; pour cette raison les hommes d’État ont appliqué la même recette répressive à l’UNAM, à Atenco et à Oaxaca, avec le même appareil policier comprenant des militaires habillés en policiers, la PFP [23]. Le Chiapas constitue un cas à part où c’est avec les deux tiers des forces de l’armée fédérale, auxquelles s’ajoutent les polices fédérales, les polices de l’État et les paramilitaires, qu’ils prétendent bloquer et empêcher la libre création des processus d’autonomie dans les communautés zapatistes.

C’est pour cette raison que nous considérons que le renforcement de la résistance anticapitaliste et antisystémique au Mexique passe nécessairement par l’exigence de la libération de tous et de toutes les prisonniers et prisonnières politiques du pays, et en particulier des douze prisonniers politiques d’Atenco vis-à-vis desquels la PGJ a émis d’une manière aberrante des sentences de plus de cent années de prison pour des « lutteurs » sociaux comme c’est le cas pour Ignacio del Valle.

Conclusions

La communalité et le dialogue culturel constituent une pratique politique émancipatrice que les peuples indiens du Mexique proposent comme alternative au mode de vie occidental actuellement en crise. Le renforcement de la culture propre aux peuples, surtout en ce qui concerne la reconnaissance et la défense de la territorialité communale, implique le renforcement de la résistance indienne.

Comme nous l’avons signalé récemment [24], la communalité dans ce sens et en opposition à la vision colonialiste, est un regard indien ; c’est une vision qui a comme arrière-fond une logique propre qui se base sur sa culture, qui, à son tour, se présente comme une culture de la résistance et doit être valorisée.

Du point de vue de la communalité, les peuples indiens partagent la culture du maïs. Pour les peuples indiens, se dire « peuples du maïs » n’est pas une simple construction poétique ; nous attirons l’attention sur l’importance primordiale de cet élément dans le quotidien et dans la spiritualité millénaire des peuples et des communautés, ainsi que sur la richesse bioculturelle qu’il représente pour l’humanité. Aujourd’hui, cette richesse se trouve menacée sur plusieurs fronts par la légalisation inconsidérée des cultures de maïs transgénique au stade de l’expérimentation, ce qui constitue une des plus graves menaces, jamais vues depuis plus de cinq siècles de résistance, pour notre culture, là où elle existe encore.

La communalité trouve, parmi ses antécédents, un ensemble d’expressions historiques et culturelles dans le contexte des peuples indigènes d’Oaxaca au cours de ces vingt dernières années. Cette expérience a eu parmi ses principaux promoteurs Juan José Rendón Monzón qui, pendant plus de trente ans, a parcouru et vécu dans les communautés binnizá et ayuuk, où il a réalisé à travers les ateliers de dialogue culturel un important exercice de systématisation d’un grand nombre d’éléments constitutifs des cultures indigènes. Il a pu faire la synthèse de cette expérience dans ce qu’il a appelé « système intégral de la culture », qui trouve son expression illustrée avec la Fleur communale.

La communalité a été historiquement un des noyaux de résistance au processus de domination, sous sa forme coloniale durant cinq siècles et actuellement sous sa forme néocoloniale ; elle a dû s’affronter à deux formes de domination : le racisme ou la discrimination, et le patriarcat.

Nous reconnaissons les peuples indiens, indigènes ou originaires comme une société construite sur une éthique des relations entre leurs membres ; sur le plan épistémologique, nous utilisons le concept de peuples indiens, ou indigènes, en considérant ces peuples comme sujets de droit, en opposition avec la vision occidentale, qui considère passivement les communautés comme des « objets d’étude », sans leur reconnaître la capacité de faire des propositions dans un processus historique spécifique. Dans ce sens, au Mexique, nous, les peuples indiens, sommes sujets de processus historiques émancipateurs, avec une voix propre et des propositions, qui, en général, ont été ignorées du fait du modèle de domination sur le terrain éducatif et de la pensée dans les espaces publics de décision, et même de discussion politique et académique.

Ce qui vient d’être exposé a son opportunité : il est nécessaire de construire une relation de respect et de reconnaissance envers les peuples indiens, c’est la condition minimale de l’effort appelé à unir les luttes des autres secteurs des mouvements sociaux et populaires des différentes sociétés nationales d’Abya Yala. Dans le milieu académique, cette reconnaissance est également nécessaire tant en anthropologie que dans les sciences sociales si l’on veut éviter de réifier les peuples en usant de termes tels que « groupes ethniques ».

Aujourd’hui, résultat d’un processus historique de longue durée, les peuples en sont venus à mettre en avant la nécessité du respect et de la reconnaissance de leur autonomie, non dans le sens d’une fermeture au reste de la société (par des formes socialement ségrégatives), mais dans celui d’une revendication de leur existence en tant qu’ensemble d’éléments matériels et immatériels, avec leurs territoires et leur cosmovision.

Enfin, pour nous, communalistes mexicains, il est important et significatif de reconnaître que c’est ici que se présente pour la première fois la communalité comme une proposition pour le monde dans cette rencontre du huitième Atelier sur les paradigmes émancipateurs, chez un peuple qui devient un exemple, un phare de lumière et de dignité pour l’Amérique latine dans sa résistance à l’impérialisme et au néocolonialisme.

Merci beaucoup.

Carlos Manzo,
Membre du Congrès national indigène, Mexique.
La Havane, Cuba, le 3 septembre 2009.

Notes

[1Née d’une inquiétude, originalement autonome, la Maison de la culture de Juchitán représente, depuis sa fondation en 1972, un point d’eau culturel de ce qui est notre, le binnizá, aussi bien en ce qui concerne la littérature, textes anciens, création et diffusion, qu’en ce qui concerne la théâtralité politique en ces temps critiques du Mexique. Littérature, politique, histoire, peinture et tous les autres arts ont eu comme centre de promotion et de diffusion la Maison de la culture de Juchitán pendant toutes ces années.

[2Les Binnizá et les Ajuuk sont plus connus dans la littérature anthropologique comme Zapotèques et comme Mixes.

[3Qui se sont tenues, non sans interruption, d’avril à août 1995 entre les représentants, assesseurs et invités de l’EZLN et ceux du gouvernement fédéral et de celui du Chiapas.

[4Plus connue comme San Cristóbal de Las Casas, Chiapas.

[5Le tequio, travail commun (NDT).

[6Rendón Monzón, Juan José, La Comunalidad modo de vida en los pueblos indios, éd. Conaculta, México, 2003.

[7Indépendamment du fait que le 1er janvier 1994 fait date dans cet ensemble de résistances antisystémiques, nous ne pouvons ignorer des expériences antérieures qui mettaient en pratique des propositions nouvelle de résistance culturelle, comme c’était le cas du premier programme d’alphabétisation des adultes en diidxazá à Juchitán, Oaxaca, précisément à partir des projets communautaires de la « Maison de la culture ».

[8Il convient de distinguer entre un néocolonialisme que nous pourrions appeler impérialiste, qui a été bien caractérisé par Urquidi, Gonzalez Casanova, entre autres, dans les années 1970, et le néocolonialisme néolibéral, celui que nous subissons ces dernières décennies, et qui se trouve entre les mains des entreprises transnationales néolibérales.

[9Mentionnons quelques-unes de ces entreprises transnationales qui opèrent aujourd’hui dans le Sud-Est mexicain et plus précisément dans l’isthme de Tehuantepec, il s’agit des entreprises espagnoles Gamesa, Iberdrola, Preneal, Endesa, Eurus.

[10Le Congrès national indigène tire son origine des tables de dialogue national dont nous avons parlé : suite à la proposition de convoquer au premier Forum national indigène, qui s’est réalisé en janvier 1996, s’est tenu en octobre la première session du Congrès national indigène dans les installations du Centre de national de médecine, avec la participation de la commandante Ramona, qui représentait l’EZLN.

[11Les terres dites ejidales sont des terres nationales rendues ou données à une collectivité par résolution présidentielle, cette pratique a pris fin en 1992 (NDT).

[12Abya Yala, nom donné par les autochtones au continent américain (NDT).

[13J’utilise l’expression « patrimoine bioculturel des peuples indiens » dans le sens exprimé par le titre du livre récent de Eckart Boege.

[14Cet ensemble conceptuel prétend arriver à une signification qui dilue la perception anthropocentrique et homolytique de l’explication des processus depuis les sciences sociales. Je reprends la traduction de la langue ajuuk de kajpjääyäjtën par laquelle se réalise l’unité des concepts Wejën Kajen (Éveiller, Dénouer, NDT) (Vargas, 2008, 167).

[15L’ouvrage cité est sous-titré : « Les dimensions de la pensée et genèse de la connaissance communale ».

[16Où s’est tenue la XXIIIe réunion du CNI, région Centre Pacifique, et où se trouve suspendue jusqu’à maintenant, la construction de la route touristique qui devait traverser les territoires indiens.

[17Déclaration de Xayakalan, document de la deuxième assemblée extraordinaire du CNI, les 7, 8 et 9 août 2009.

[18Cf. Rendón (2004).

[19Ibid., p. 12.

[20Nom donné à l’époque coloniale au peuple indigène d’Ayotitlán, commune de Cuautitlán, au sud de Jalisco, Mexique.

[21Comisariado, conseil représentant l’assemblée agraire (NDT).

[22Comme le montre l’injuste poursuite judiciaire à l’encontre de Miguel Cruz Moreno.

[23PFP, Police fédérale préventive ; UNAM, Université nationale autonome de Mexico (NDT).

[24Je me réfère au cours, qui, sous l’intitulé « Communalité et dialogue culturel », se donne actuellement à l’École nationale d’anthropologie et d’histoire (ENAH).

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