I. L’impact de la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone de l’EZLN pose une question à double volet. En effet, quelles perspectives fait-elle envisager à ses interlocuteurs du Mexique et à ceux du dehors ? Ce qui motive une telle question, en ce qui nous concerne, c’est en bonne partie la façon dont nous avons vécu ce qui s’est déroulé au cours des dernières années en Argentine, où une crise sociale, économique et politique sans précédents a eu d’énormes répercussions qui n’ont pu cependant occulter l’éclosion – à partir du milieu des années 1990 – d’expériences innovatrices d’auto-organisation, celles-ci ayant recréé, à leur tour, et parfois dans de très dures conditions, des possibilités de vivre, en plein milieu de la guerre déclarée par le néolibéralisme. C’est que la singularité de ces divers mouvements (émeutes, mouvements piqueteros, assemblées populaires, saisie d’usine, clubs de troc, escarmouches de jeunes visant les complices de la dictature militaire des années 1970, expériences d’économie alternative et ouverture d’espaces de contre-culture) n’empêche pas qu’ils avaient tous d’un dénominateur commun : il ne s’agissait plus des sujets populaires classiques stratifiés en classes au sein de la production ou autour du dilemme entre dictature (militaire) et démocratie (parlementaire), mais de catégories correspondant aux propres progrès du néolibéralisme après son énorme offensive des trois dernières décennies.
L’entrée en scène de nouveaux acteurs sociaux, qui couvait depuis plusieurs années, donna lieu dans les faits à de nouvelles stratégies de pouvoir hors des partis politiques et des syndicats ayant débouché sur des modes d’interprétation, d’action et de liaison qui, sous l’influence inégale de l’expérience zapatiste, auguraient diverses hypothèses de construction d’un contre-pouvoir – contre-pouvoir qui, après 2003, cependant, est entré dans une phase de "reflux".
Lors des journées insurrectionnelles de décembre 2001, le mot d’ordre "¡Qué se vayan todos !" (Qu’ils s’en aillent, tous !) matérialisa de façon évidente le très haut niveau, sans précédents, de critique politique des pouvoirs constitutionnels. Comme on le sait, les mouvements populaires sont souvent suivis de longs moments d’introspection. Moments qui ne peuvent certes être compris sans analyser la composition de ces forces contestataires et les décisions qu’elles ont prises, mais pas non plus sans considérer les opérations lancées par les pouvoirs, dans leur reconstruction, contre ces mouvements.
De sorte que la situation politique actuelle en Argentine, présentée officiellement devant le monde entier comme la reconstruction d’une souveraineté fondée sur un renouveau de la représentation populaire et sur la recherche d’un nouveau modèle de développement économique et social post-Consensus de Washington, ne peut se comprendre sans tenir compte de ce cadre complexe formé par la crise des politiques néolibérales s’incarnant dans le "¡Qué se vayan todos !", dans le "tempo" politique de ces mouvements – dont beaucoup parièrent sur une participation subordonnée dans un tel processus – et dans les manières dont se maintiennent les vieux dispositifs politiques, économiques et sociaux de pouvoir, qui n’ont jamais été ni démantelés ni remplacés.
Le bilan sommaire de la nouvelle physionomie qu’adopte l’Argentine plus de deux ans après le gouvernement Kirchner montre donc cet aspect ambivalent : si, d’un côté, le consensus néolibéral a vu détruire ses prétentions symboliques à la légitimité, il s’est maintenu dans les conditions d’existence de la vie sociale. Alors que les mouvements les plus radicaux cherchaient à réinventer le langage et les pratiques de la lutte politique, adoptant l’autonomie comme base de leur structure organisationnelle et politique, ils eurent à choisir entre participer de manière subordonnée à une nouvelle légitimité symbolique ou résister, en accusant une perte considérable de leur influence sociale, en réorganisant de manière souterraine et fragile leurs réseaux de contre-pouvoir.
Il est difficile de dresser le portrait d’une telle situation car le bilan des stratégies de ces nouveaux acteurs sociaux n’est pas suffisamment mûr pour permettre de reprendre et rénover nos lignes d’analyse politique, mais on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’un tel bilan se fasse indépendamment des nouveaux paris et des nouvelles pratiques qui resurgissent déjà de façon relativement forte dans l’ensemble de notre pays.
II. Si le zapatisme a bien démontré quelque chose, et se remet de nouveau à jour de façon radicale aujourd’hui, avec la Sixième Déclaration, c’est qu’il ne s’agit pas d’avoir à choisir entre la nostalgie de la vie dans les communautés indigènes et paysannes du Chiapas et le rejet de tous les éléments de théorie politique que l’expérience chiapanèque a livrés au débat politique, dans différentes parties du monde, à cause des conditions et du contexte différents dans lequel se déroule la vie dans les villes. Cette alternative n’est ni nécessaire ni fertile pour tous ceux qui partagent comme réalité la métropole (qui s’étend jusqu’à la périphérie et à tant d’autres segments urbains répartis comme autant de petites villes) et recherchent inspiration et éléments valeurs pour leurs propres processus de politisation. Insistons sur ce point : la force des zapatistes ne s’est pas accrue à partir d’une invitation à partager l’indigène-paysan, mais en nous fournissant à tous des éléments transversaux puisant dans de telles cultures pour pouvoir circuler parmi nous – si nous nous en inventons les moyens – d’une manière entièrement nouvelle.
Vue sous cet angle, la Sixième Déclaration acquiert une valeur particulière en Amérique latine car elle touche en plein le nœud formé conjointement par la crise d’un mode de légitimation de la domination régionale, l’ambivalence de nouveaux gouvernements s’efforçant de stabiliser le défi lancé par ces mouvements, le changement de terrain que les divers mouvements expérimentent dans cette nouvelle conjoncture (comme dans la nouvelle conjoncture mexicaine) et la trajectoire du zapatisme lui-même.
Au niveau continental, la Sixième Déclaration effectue à nos yeux une double reconnaissance. De façon explicite, elle admet s’inscrire dans les procès de lutte ouverts en divers points du continent, mais elle fournit également une orientation consistant à "tracer des frontières" au regard du système politique (à priori mexicain, mais susceptibles, croyons-nous, d’être étendues à d’autres lieux de ce continent). Ce démarcage tente de préserver – à la fois qu’il crée les conditions pour le déployer – le caractère autonome de luttes et de mouvements. Comme c’est le cas aujourd’hui au Mexique, ces limites tracées par le zapatisme impliquent une certaine restriction de la part de son auditoire – qui penche en faveur de López Obrador – en même temps qu’elles essaient de préserver et de développer la perspective d’un terrain politique propre de chaque mouvement et pour eux, qui implique la définition du néolibéralisme en tant qu’une politique de guerre.
La Sixième Déclaration nous apparaît ainsi comme un opportun manifeste politique qui, en même temps qu’il présage – par indétermination – l’ouverture d’un espace à partir de la crise de légitimité du pouvoir politique, prévient des stratégies en marche pour suturer les blessures de ce pouvoir comme des effets d’un éventuel blocage. Et si son intervention divise le camp préexistant par le tracé de frontières concernant la formation actuelle de consensus, c’est dû au fait que, en dépit de leur flexibilité, ces nouveaux contenus politiques sont produits à travers des dispositifs qui détournent le potentiel d’une rénovation en cours.
En effet, la Sixième Déclaration est un texte précis qui veut interrompre une certaine dérive des faits : dérive qui canalise les énergies et les conquêtes de luttes de ces dernières années vers un renforcement de formes souveraines qui continuent d’être engluées dans des modèles traditionnels de représentation et qui tente, avec un grand sens des temps et enjeux, de produire une hypothèse qui profite du potentiel de la situation actuelle en fonction d’une affirmation à la fois des mouvements en rébellion et qui parte d’eux.
Le simple fait d’être publiée en Argentine fait cependant apparaître plus de différences que d’équivalences. Le fait est qu’il n’y a rien de comparable avec une "Sexta" chez nous. Non seulement il n’existe pas ici – pour de bonnes et de mauvaises raisons – une voix autorisée qui recueille une attention unanime, mais, sans parler d’autorité, nous sommes en panne sèche de textes politiques d’actualité. Chose qui fait se poser des questions quant aux raisons d’une telle aridité, puisqu’il ne manque pas chez nous ni de volonté ni de tradition d’écriture.
Effectivement, l’Argentine actuelle semble sous le coup d’une hésitation oscillant, d’une part, entre un certain étonnement – sinon enthousiasme – devant la rapide stabilisation institutionnelle après la crise et la conquête d’un discours politique qui fait se rencontrer les vieilles exigences populaires avec les perspectives actuelles du groupe au gouvernement et, d’autre part, une totale indifférence envers les changements annoncés officiellement, fondée sur un scepticisme issu dans la persistance de la hiérarchisation socio-économique et dans la perte de terrain de ceux qui, au plus bas de cette hiérarchie, en étaient arrivé à élaborer leur propre point de vue avec lucidité et détermination. C’est de cette impossibilité à renverser une telle dynamique que semble s’alimenter la production actuelle de discours qui viennent occuper le terrain, nécessaire, du texte politique. Car si on assiste en effet d’un côté à une forte canalisation des énergies sociales par la formule antipolitique réunissant "gestion étatique" et "marketing anti-impérialiste", de l’autre, l’affaiblissement de la tentative d’ouvrir un terrain politique propre de ces mouvements et pour eux a conduit, pour l’instant en tout cas, à réduire à ce point l’horizon et les capacités que tout texte proprement politique est renvoyé à un futur indéterminé.
À notre sens, la Sixième Déclaration nous présente une dimension entièrement faite de possibilités à construire consistant en la préservation et le développement d’un plan appartenant en propre aux mouvements – plan qui inclut en même temps qu’il transcende de beaucoup les mouvements empiriques et les secteurs organisés au profit d’une dynamique d’une multitude de luttes et d’espaces de création sociale – et qui se distingue clairement tant de la dimension purement économique et sociale restreinte aux négociations des mouvements avec le gouvernement que de la dimension étroitement de représentation du système politique.
Un terrain comme celui-là avait été ouvert, à la fin des années 1990, chez nous, à partir de la lutte de ce que l’on a appelé "les mouvements sociaux" qui ont connu la postérité lors de la vertigineuse crise de 2001-2002, quand leur développement alla de pair avec la décomposition institutionnelle et du système de représentation. À l’époque, loin d’être un inconvénient, la dispersion des mouvements avait donné lieu à une puissance de mobilisation inouïe et créé des niveaux toujours plus élevés et organisés de coordination. Au cours des dernières années, la recomposition de la domination politique a accéléré la fragmentation de cet espace (qui ne coïncide pas à proprement parler avec la fragmentation de ces mouvements), tandis que parallèlement l’entrelacs de concepts à même de lire et de produire au sein de ces mouvements des hypothèses actives de recomposition se défaisait. La nouveauté de la Sixième Déclaration pour nous pourrait donc bien constituer une sorte d’appel lancé à notre volonté et à notre lucidité pour tenter d’inverser cette tendance.
Collectif Situations,
Buenos Aires, décembre 2005.
Traduit par Angel Caído.