« Le schéma est toujours le même : les États justifient les restrictions de liberté et les dispositifs de surveillance par la nécessité de protéger les citoyens d’une menace qu’ils ont eux-mêmes créée ou contribué à créer. » (Jean-Marc Royer, « Carnets de réclusion #2 »)
La pénétration du marché dans la société soulève, nous dit Karl Polanyi, deux questions importantes : celle concernant la place de l’homme et celle de la terre. « Il fallait faire entrer l’homme et la nature dans l’orbite du marché. [1] » Ce qui signifie que le travailleur (et son travail) ainsi que la terre doivent obéir à la loi de l’offre et de la demande sur laquelle repose le marché. Une telle conception de l’homme et de la terre ne peut avoir que des conséquences catastrophiques : « La fiction marchandise ne tenait aucun compte du fait qu’abandonner le destin du sol et des hommes équivaudrait à les anéantir » (p. 194). Je suis bien d’accord avec ce point de vue qui peut nous paraître prémonitoire alors qu’il n’était, hélas, qu’un constat, un constat qui préfigure un devenir. Seulement l’expérience mexicaine m’amène à penser que « l’homme et la nature » ou que « le destin du sol et des hommes » ne sont pas deux destins séparés et emportés par le même mouvement, mais bien un seul et même destin. C’est une erreur de séparer l’homme et la nature (ou culture et nature).
L’idée que nous nous faisons de l’homme et de son environnement, du territoire et de la terre, est une seule et même idée et nous ne pouvons pas séparer l’idée que nous nous faisons de l’homme de celle de la terre. Concevoir l’homme comme individu consiste, dans le même mouvement, à privatiser la terre. Ces deux visions de la réalité sont dépendantes l’une de l’autre pour ne former qu’une seule cosmovision qui consiste à percevoir la réalité comme « nature » c’est-à-dire comme réalité non spirituelle, comme une réalité vidée de sa spiritualité. Et la seule réalité à laquelle nous sommes amenés à nous trouver confrontés sans cesse, c’est nous, c’est l’humain. Ou nous saisissons l’humain comme être sociable, né d’une relation avec les autres et dans ce cas nous le saisissons comme être spirituel, né de la pensée ; ou bien nous le voyons comme individu isolé des autres, comme esclave voué au travail, et nous le voyons comme apparence de l’humain (ce qu’est l’esclave), comme être naturel, donc. Dans le marché tout est apparence, le marché nous offre une apparence de l’humain, il nous apporte une apparence de la réalité, l’échange que nous apporte le marché n’est qu’une apparence d’échange : un simulacre de vie sociale.
Au Mexique, jusqu’au traité du libre commerce signé entre les trois partenaires commerciaux de l’Amérique du Nord en 1992, la terre était perçue comme terre communale, elle n’était pas perçue comme propriété privée attachée à un individu isolé, séparé des autres et de la vie communale. La terre, comme le territoire, faisait partie d’un espace socialisé, c’était alors un espace spirituel, ce n’était pas encore un espace naturel, limité à son apparence, limité, en fait, à l’intérêt privé d’un quidam séparé des autres. Devenue propriété privée, la terre (le sol, le territoire) ne présentait aucun intérêt pour la communauté et la vie sociale et spirituelle du village telle que cette vie avait l’occasion de s’exprimer au cours des fêtes villageoises. Elle se trouvait réduite à sa valeur commerciale et les succursales des banques nationales pouvaient s’installer dans le village pour proposer des emprunts en échange d’hypothèques sur les terres. Déjà la dette pointait le bout de son nez de fouine. Le village se trouvait emporté dans le maelström du marché, et les femmes et les hommes voyant leur vie sociale se corrompre et se dégrader au plus haut point n’avaient plus qu’une hâte, celle de quitter leur village pour partager notre sort.
« Les conséquences de l’établissement d’un marché du travail sont manifestes aujourd’hui dans les pays colonisés. Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail. Pour cela, il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer, puisque, dans une société primitive, l’individu n’est généralement pas menacé de mourir de faim, à moins que la société dans son ensemble ne soit dans ce triste état » (p. 235).
Nous pouvons, en effet, supposer que le singe, qui fouille et grattouille une souche d’arbre pourrissante avec une tige de bois pour en retirer des larves dont il se régale, travaille. Je me dis pourtant que nous avons dépassé ce stade primitif qui lie l’activité de l’homme à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir. Même l’attitude des grands singes pourrait nous inciter à revoir cette conception primaire qui veut que le travail consiste à satisfaire de manière immédiate, c’est-à-dire sans médiation, un besoin primaire comme la faim poussant les individus en quête d’une nourriture. L’homme, comme le grand singe, a eu dès le départ l’intuition de l’autre et d’une vie collective que commandait cette présence de l’autre. Réduire le travail à une activité consistant à satisfaire un besoin de l’individu de l’espèce, besoin se manifestant dans son estomac avec la sensation d’un manque à apaiser, c’est plonger dans un « avant l’homme », dans un au-delà d’avant l’humain. Quel est donc cet au-delà antérieur à l’humain ? De l’homme qui n’est pas humain ? Une pure vue de l’esprit ? Une question philosophique ? Une réalité ? Une vérité ? Celle de notre temps ? Je me demande si Karl Polanyi n’obéit pas « instinctivement », sans plus y réfléchir, à un impératif dicté par son époque qui voit dans l’homme un être qui n’est pas, ou n’est plus, humain, un être « naturel » qui a faim [2], celui qui se passe de la médiation de l’autre entre son désir et sa satisfaction : l’homme animé par la faim, travaillant à la satisfaction de son propre besoin de nourriture. C’est la médiation qui fait l’humain, c’est la vie sociale (la réalité de la pensée) qui crée l’humain.
Cette réduction de l’humain à un état antérieur à l’humain, antérieur à la naissance de l’humain, est un trait de notre civilisation. Une telle conception de l’homme ne cesse pas d’être particulièrement inquiétante. Quel est donc cet homme réduit à son apparence, une apparence humaine, et qui n’est pas véritablement humain ? Comme toujours notre civilisation a raison contre nous qui philosophons sur ce qu’elle signifie. L’homme contemporain connaît bien un rapport immédiat qui le disqualifie. L’homme contemporain ne connaît pas un rapport immédiat à la nourriture, comme nous pourrions le supposer, il connaît un rapport immédiat à l’argent. L’homme contemporain connaît un rapport immédiat à la chose même, ce qui, d’un point de vue humain, est catastrophique. Son rapport à la nourriture est médiatisé par l’argent. Son besoin immédiat et qu’il entend satisfaire par son travail est son besoin d’argent, en fin de compte, son besoin de médiation : « Quand l’homme sollicite du travail, ce n’est pas du travail qu’il demande, mais un salaire. [3] » Le colon condamne l’indigène à un besoin d’argent et s’il n’a pas d’argent, il meurt, il meurt d’inanition, par exemple. C’est l’argent qui lui permettra en partie de satisfaire son besoin de nourriture, mais pas seulement. L’argent lui permettra de satisfaire un besoin plus essentiel, celui de vivre en société. Une telle conception de l’humain s’avère particulièrement éclairante, mais à condition de l’épuiser : nous sommes bien dans un monde fondamentalement esclavagiste, hérité du monde gréco-romain, mais dans lequel l’esclave trouve dans son besoin d’argent l’humanité qu’il avait perdue, qui lui manquait et qui lui est maintenant comptée. Son rapport immédiat à l’argent le maintient dans sa condition d’esclave, dans un état antérieur à l’humain, tout en lui offrant de connaître, grâce à l’argent, une vie sociale, un monde entièrement humain.
La conquête coloniale organisée par les États nationaux dédiés à l’activité marchande ne s’arrête pas à la prise de possession de vastes territoires et de leurs ressources marchandes, il s’agit aussi de transformer la population réduite par les armes en travailleurs et, à cette fin, détruire les institutions sociales qui faisaient d’eux des hommes libres et surtout des êtres sociables. L’activité à laquelle se livraient les indigènes et que, dans notre étroitesse d’esprit, nous assimilions à un travail, n’avait pas pour but de se procurer de la nourriture mais bien d’échanger entre eux de la nourriture ou tout autre bien. Cet aspect de la question n’échappe pas à Karl Polanyi, qui a toujours montré un grand intérêt pour les récits anthropologiques comme ceux de Bronislaw Malinowski :
« Mais le dernier stade a été atteint avec l’application de la “sanction naturelle”, la faim. Pour pouvoir la déclencher, il était nécessaire de liquider la société organique, qui refusait de laisser l’individu mourir de faim » (p. 237, souligné par moi).« Et il est à peu près égal que l’indigène travaille directement sous la surveillance du colonisateur ou seulement sous quelque forme indirecte de contrainte, car dans tous les cas, sans exception, il faut d’abord qu’on ait ébranlé le système social et culturel de la vie indigène » (p. 254, souligné par moi).
Cultiver des ignames ou élever des cochons, ces activités n’étaient pas destinées uniquement à une consommation privée et domestique, elles étaient principalement destinées à des échanges en règle. Les ignames ou les cochons étaient offerts dans l’attente d’un retour soit selon les règles fixées par la coutume, soit selon celles, plus aléatoires, d’un échange cérémoniel. Si l’indigène ne meurt pas de faim c’est bien parce qu’il donne le produit de sa chasse ou de son jardin. C’est l’idée qui ressort de la lecture de Clastres ou de Malinowski et elle devrait nous inspirer ; surtout, nous ne devrions pas l’oublier.
En détruisant les institutions sociales et en empêchant de les former à nouveau, le colon maintient l’indigène dans un état antérieur à la vie sociale, il le condamne à l’exil et à rechercher par tous les moyens à renouer avec une vie sociale, à reprendre tout le processus qui l’y amènerait tout en lui interdisant de le retrouver, selon ses propres aspirations et par ses propres moyens. La faim ou la famine endémique qui sévit encore de nos jours dans bien des pays est une conséquence indirecte de la destruction systématique de la vie sociale traditionnelle par notre civilisation. Dans l’hypocrisie qui nous caractérise, nous cherchons à y porter remède en favorisant et en développant par notre ingérence la cause du mal. Le colon ne laisse pas d’autre choix à l’indigène que celui de s’intégrer à la société du colon qui repose sur l’argent. Face à cette mise en demeure, l’indigène n’a pas d’autres solutions que d’immigrer et de chercher par tous les moyens à se procurer de l’argent. Il n’a pas d’autres solutions : travailler pour de l’argent, pour un salaire et être ainsi l’artisan de sa propre perte [4]. Ce n’est pas la faim qui jette les gens sur les routes de l’exil et de la migration mais bien le souci de retrouver une vie sociale après avoir compris que la leur était définitivement perdue et « ils avaient presque aussi peu à dire pour décider de leur propre sort que la cargaison noire des navires de Hawkins ».
Bien des peuples tentent de résister et de faire la part des choses : garder une vie sociale qui leur est propre, et qui repose en grande partie sur une tradition ancienne qu’ils ont cherché à préserver, tout en faisant des concessions au monde de l’argent, qu’ils savent ne pas pouvoir rejeter tant le rapport de force qui les oppose à ce monde leur est défavorable. La situation des peuples indiens au Mexique, entre l’attachement aux usages et aux coutumes, héritages d’une longue tradition qui remonte à l’époque préhispanique, et la nécessité de survivre au sein de la société mexicaine, offre de nombreux exemples d’une résistance sous condition. À travers la langue et l’importance de la vie communale, tout en persévérant dans ce qu’ils sont, les peuples autochtones du Mexique ont su s’adapter avec plus ou moins de bonheur aux exigences d’une société qui n’est pas la leur et qui les domine. C’est une situation profondément conflictuelle au sein de laquelle l’argent joue un rôle important et central puisque c’est grâce à lui que la civilisation occidentale et marchande impose sa domination. Les peuples tentent de le tenir à l’écart de leur vie sociale aussi bien à l’occasion des fêtes du village ou dans l’organisation des charges et des responsabilités à l’intérieur du village, en vain.
Au cours des fêtes du village, les repas, la musique, les pétards, les feux d’artifice et autres festivités sont offerts gracieusement aux nombreux invités par le ou les majordomes chargés du bon déroulement de la fête. Tout un système de dons et de contre-dons est bien institué et le majordome tient un compte précis des présents qui lui sont apportés, à charge pour lui de les retourner à l’occasion des prochaines fêtes ; toute la famille élargie du majordome est bien convoquée pour prêter main-forte (et parfois pour prêter de l’argent), toutefois la fête et ses préparatifs nécessitent de l’argent. C’est un grand honneur de se trouver désigné comme « capitaine » de la fête, mais la dépense reste importante et la plupart du temps, ce sont les riches, ceux qui ont de quoi assumer cet honneur, qui sont désignés et retenus — une façon de rétablir une certaine égalité de fortune au sein du village, dit-on.
Tout un système de responsabilités ou charges est organisé à l’intérieur de la vie communale. Les charges sont nombreuses qui vont de celle des topiles — chargés des tâches courantes pour le bien-être de la communauté comme la propreté du village et de ses environs, la tranquillité des habitants et des débats, etc. — à la charge de principal ou de président municipal. Toutes ces charges ou responsabilités municipales ou communales sont bénévoles et les responsables (ou « autorités ») ainsi désignés par l’assemblée communale selon les « us et coutumes » consacrent beaucoup de temps à accomplir la mission sociale qui leur est confiée sans en tirer un avantage pécuniaire. Toutefois le village devra payer la redila utilisée pour les transports et l’essence, il fera alors appel aux aides gouvernementales auxquelles il a droit. Les peuples indiens n’échappent pas au poids, qui se fait envahissant, de la société dominante, en l’occurrence, la société mexicaine, à l’intérieur de laquelle ils tentent de survivre en gardant des principes différents et parfois opposés.
Certains peuples ont été amenés à résoudre ce conflit entre sauvegarder une tradition de vie sociale en marge du marché et la nécessité de plus en plus prégnante de l’argent en consacrant seulement une partie, qui se veut entre parenthèses, de leur temps à la recherche de l’argent devenu indispensable. Ainsi les jeunes Chontal de la sierra qui longe le Pacifique ont le choix entre passer quelques années aux États-Unis et revenir avec un petit pécule où aller travailler de temps à autre pour une saison à la raffinerie de Salina Cruz, port pétrolier de l’isthme de Tehuantepec qui se trouve à proximité de leur territoire, quand continuer à vivre dans les villages de la sierra et cultiver la milpa est véritablement, pour eux, un choix de société. « Nous n’avons pas d’argent mais nous ne sommes pas pauvres », aiment-ils dire.
L’argent est indispensable pour vivre dans la société française comme dans la société mexicaine. Il ne s’agit pas seulement de ne pas mourir de faim, mais surtout de ne pas mourir socialement, de rester humain, de survivre comme être humain — même si cet être humain ne l’est plus tout à fait. Nous concevons enfin toute l’ambiguïté de la position des peuples indigènes pris entre deux feux, entre deux mondes, entre deux sociétés ou entre deux points de vue sur ce qu’est la vie sociale. L’entre-deux définit parfaitement la situation dans laquelle se trouvent les peuples autochtones au Mexique ou partout ailleurs dans le monde. Ils sont pris entre la société et le marché et ils tentent désespérément de faire en sorte que leur vie sociale ne dépende pas totalement du marché. Nous retrouvons l’opposition chère à Karl Polanyi entre société et marché qui devient l’opposition entre deux conceptions de la vie sociale, entre la société selon les peuples et la société selon les marchands et l’État.
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Marseille, le 31 octobre 2020
Georges Lapierre
Photographie :
[bleu violet]Patxi Beltzaiz[/bleu violet].