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La Grande Transformation (IX)

mardi 17 novembre 2020, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polany La Grande Transformation [bleu violet](à suivre)[/bleu violet]
« Si la classe commerçante était le protagoniste de l’économie de marché, le banquier était le chef tout trouvé de cette classe-là. » (Karl Polanyi)

Dans un chapitre de son livre [1], Karl Polanyi reconnaît la connivence profonde qui lie l’État à la monnaie tout en donnant à ce mot de monnaie un autre sens que celui communément admis de marchandise universelle utilisée comme moyen d’échange ; il écrit (page 274) :

« Or la séparation institutionnelle des sphères politique et économique n’a jamais été complète, et c’est précisément en matière de monnaie qu’elle a été nécessairement incomplète ; l’État, dont la Monnaie semblait simplement certifié le poids des pièces, était en fait le garant de la valeur de la monnaie fiduciaire qu’il acceptait en paiement des impôts et autres paiements. Non, cette monnaie n’était pas un moyen d’échange, c’était un moyen de paiement ; ce n’était pas une marchandise, c’était un pouvoir d’achat ; loin d’avoir une utilité par elle-même, elle était simplement un symbole incorporant un droit quantifié à des choses qui pouvaient être achetées. Il est bien clair qu’une société dans laquelle la distribution dépendait de la possession de ce symbole du pouvoir d’achat était un édifice entièrement différent de l’économie de marché. »

Ce passage ouvre de nouvelles perspectives de réflexion sur plusieurs plans : celui de la relation qui existe entre l’État et l’activité marchande ; celui de la monnaie ; celui de la valeur et aussi entre l’État et la société par le biais de la monnaie. Tous ces plans s’interpénètrent si bien qu’ils nous conduisent à revoir dans leurs interactions réciproques des notions jusque-là bien trop figées.

L’emploi du terme de monnaie prête à confusion bien que la distinction que fait Karl Polanyi soit d’un très grand intérêt. Il est vrai que le mot de monnaie est un mot particulièrement ambigu et qu’il est utilisé n’importe comment, en général dans un but de pure propagande. Nous réservons le terme de monnaie à une marchandise ou à un bien précieux, dont la valeur est reconnue par tous et en particulier par les protagonistes de l’échange. La valeur d’une monnaie ou d’une devise est toute relative, elle est fonction de l’ensemble des échanges ; la valeur d’une monnaie est toujours une estimation, elle est un consensus trouvé à l’intérieur d’une collectivité ou d’un ensemble de collectivités. On échoue à tenter de la fixer, ce qui a pu se produire avec l’étalon-or qui se voulait une référence à partir de laquelle on pouvait mesurer la valeur d’une monnaie et de toutes les monnaies, un peu comme on parle du mètre-étalon dont la longueur est définie avec précision. Fixer objectivement la valeur d’une monnaie fut l’obsession des économistes qui cherchaient à faire de l’économie une science objective comme toutes les sciences en cherchant à éliminer l’aspect subjectif (et relatif) de la valeur d’une monnaie. Cette subjectivité gênante que nous sommes amenés à prendre en compte pour établir la valeur d’une monnaie n’est pas celle de l’individu isolé, mais bien celle de la collectivité, de l’être collectif. Et c’est bien cet être collectif qui nous perturbe, quel est-il ? Quel est ce sujet collectif qui a su s’imposer au point de déterminer la valeur d’une monnaie d’échange ? Il voudrait bien se faire passer pour l’être social par excellence, mais il n’est pas l’être social, il est l’être du marché, le marchand, comme si le marché avait envahi toute la société. C’est gênant quand l’État se prétend au-dessus du marché et œuvrant pour la société (à moins que l’État et le marchand ne fassent qu’un). Pour cette raison, les partisans de l’État ont toujours cherché à donner à la valeur un caractère objectif, au-dessus du lot commun, en vain. Cependant la valeur d’une monnaie est toujours relative et changeante, elle est établie en fonction d’autres monnaies, l’euro par rapport au dollar et au yen, et c’est la bourse qui l’établit au jour le jour en fonction de la spéculation. On aimerait bien mesurer la valeur, la fixer une fois pour toutes alors qu’elle est fluctuante et relative [2].

Une première question vient alors à l’esprit : qui décide de la valeur d’une monnaie utilisée au cours d’une transaction ? La réponse à cette question paraît aller de soi et pourtant nous hésitons un peu : l’État ou les protagonistes de l’échange c’est-à-dire les marchands ? Finalement nous optons après mure réflexion pour les marchands. C’est le marché qui dicte en dernier ressort la valeur des devises, la valeur du dollar, de l’euro ou du peso ou du zloty. Et cette valeur des devises est fluctuante, elle se détermine dans un rapport toujours fluctuant des devises les unes aux autres. Et ce choix se fait en fonction de l’activité marchande du pays, de sa puissance commerciale et de l’ampleur de ses échanges.

Le marchand est à la fois juge et partie et c’est bien lui que nous retrouvons en bout de course et cet horizon est le marché, l’échange des biens, l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises. Les pays avec leurs monnaies, leurs devises, sont parties prenantes de cet échange planétaire. En dernier ressort c’est bien cet échange planétaire qui dit la place occupée par un État et son importance par rapport aux autres États. De nos jours ce n’est plus la force des armées qui marque une différence mais la puissance d’une monnaie, l’activité marchande déployée par un État. L’armée est devenue une branche du commerce et les armes, des marchandises. Les guerres ne sont plus que commerciales ; depuis la mainmise du marchand sur l’ensemble de l’activité sociale, les guerres n’ont été que des guerres commerciales, comme l’affirmaient déjà avec juste raison mes grand-mères, qui voyaient dans la Première Guerre mondiale le jeu en sourdine des banquiers. Aujourd’hui, les banques sont à l’origine des coups d’État. Cette intervention déterminante des banques et du marché dans la politique montre à quel point les États en tant que force sociale indépendante n’ont qu’une marge de manœuvre extrêmement réduite ou même réduite à néant [3]. L’État se confond avec l’activité marchande déployée par un pays. L’activité marchande mesure la puissance d’un État. C’est sur ce plan que les États s’affrontent, le contrôle du marché devient un enjeu de puissance, ce qui prouve à quel point la connivence est profonde et réelle entre les États et l’activité marchande, entre les États et l’argent, l’emploi des armées et des armes n’est que subsidiaire dans la mesure même où la puissance des armées et des armes est fonction de la puissance de l’activité commerciale. L’État a deux dimensions : une dimension internationale que maîtrise par le biais des banques internationales une très haute bourgeoisie, et c’est elle qui détermine la politique extérieure des pays ; une dimension nationale avec sa bourgeoisie nationale imbriquée dans l’univers de la haute finance. Ce double chapeau nous déroute un peu et nous y perdons notre latin quand nous cherchons à définir des notions comme celle d’État. À mon sens, nous séparons à tort le pouvoir (ce que nous appelons l’État) et le marché. Le pouvoir de l’État est bien l’expression d’un pouvoir séparé (celui d’une classe sociale) sur la société comme le marché est bien l’ensemble des échanges qui n’auraient pas véritablement une dimension sociale (le marché séparé de la société selon Karl Polanyi). Dans le marché nous avons bien à l’œuvre la pensée de l’échange, mais la pensée de l’échange selon l’État, celle d’un échange séparé de sa réalité (si nous considérons la société comme réalité de la pensée).

Dans le paragraphe cité plus haut, Karl Polanyi place l’État entre le marché et la société, prenant le parti d’une monnaie-pouvoir d’achat contre la monnaie d’échange propre au marché. La notion de « pouvoir d’achat » trouvée et mise en avant par l’auteur lie le « pouvoir » à l’« achat », l’État au marché. Cependant une telle notion n’est sans doute pas suffisante pour établir la connivence profonde qui lie l’État au marché. Dans notre esprit nous avons séparé les deux comme si nous avions affaire à deux modes différents de la pensée comme aliénation : l’État et l’argent. Et s’ils allaient ensemble pour ne former qu’un seul mode d’aliénation de la pensée ? Si l’activité du marchand était en fait l’expression de la pensée de l’aliénation c’est-à-dire de l’État, de l’unité de ce qui est séparé ? Répondre à de telles questions demande une révision complète de notions péniblement acquises comme celle d’État et d’aliénation.

Karl Polanyi reconnaît une certaine connivence entre l’État et le marché, mais il les conçoit encore comme deux entités séparées quand il écrit : « Or la séparation institutionnelle des sphères politique et économique n’a jamais été complète, et c’est précisément en matière de monnaie qu’elle a été nécessairement incomplète. » Je suis d’accord avec l’auteur : quand le tribut ou l’impôt est dû en argent — en billets de banque de nos jours ou en pièces d’or ou d’argent autrefois —, l’argent a bien perdu sa fonction de monnaie (de moyen d’échange) pour entrer dans un autre système qui est celui de la distribution (ou de la redistribution), l’argent de l’impôt est alors utilisé à des fins sociales (en direction de la société pour payer les fonctionnaires de l’État, par exemple). Toutefois, nous dit Karl Polanyi, choisir ce qui tient lieu de monnaie c’est faire un pacte avec le diable, certes l’argent comme tribut « n’est plus un moyen d’échange », il devient « un moyen de paiement, il n’est plus une marchandise, mais un pouvoir d’achat », pourtant son rapprochement avec le monde du marché est bien suspect tout de même. Ces observations de Karl Polanyi peuvent bien être subtiles, cependant elles indiquent une complicité si parfaite que nous pouvons bien nous demander s’il n’y a pas une confusion entre les deux, entre l’État et le marché : en frappant de la monnaie — dans le but de faciliter la levée d’impôts et la redistributions, nous disent les historiens — l’État ne marque-t-il pas délibérément sa volonté d’entrer dans le marché et de faire ainsi le choix pour la société d’une certaine forme d’échange (l’échange entre des partenaires qui sont étrangers les uns aux autres) au détriment d’une autre (l’échange entre des sujets) ? Ce serait alors de la stratégie ou de la politique bien comprise et surtout appliquée.

Le rapport, que cherche à analyser avec une grande finesse Karl Polanyi, entre la société et le marché ou entre l’État et la monnaie m’apparaît comme déterminent si nous cherchons à comprendre aussi bien l’État que la monnaie. Notre erreur du point de vue théorique et méthodologique fut sans doute de tenter de préciser ces deux notions séparément alors même que le lien entre l’État et la monnaie est devenu, de nos jours, si visible que les Libanais ont été amenés à se révolter pour dénoncer les incompétences de l’État qui ont conduit à une dégringolade de la livre libanaise face au dollar. Ces manifestations populaires montrent bien à quel point le sort de la société et d’un pays se trouve désormais entièrement lié au marché dans son ampleur planétaire. Une telle constatation, que nous sommes amenés à faire aujourd’hui, devrait pourtant remonter bien plus loin dans le temps. Je m’attacherai dans ce qui va suivre à aborder d’un point de vue historique deux questions importantes, que j’ai déjà eu l’occasion d’effleurer au cours de ces notes : l’attachement des hommes et des femmes à l’échange de biens ; les conditions de l’apparition de la monnaie et de la formation des États.

La monnaie suppose que la valeur d’une marchandise soit quantifiable et mesurable. La valeur de la marchandise utilisée comme moyen d’échange doit pouvoir diminuer ou augmenter en fonction de la valeur du bien échangé. La monnaie doit pouvoir être divisible en petites unités comme les perles, les cauris ou tout autre coquillage, des pièces d’or ou d’argent ou encore de bronze, etc., et c’est en ajoutant ces unités les unes aux autres, comme on ajoute des poids pour mesurer la masse d’un objet, que l’on peut espérer trouver une équivalence entre la valeur d’un bien et la somme de ces unités qui sont utilisées comme monnaie d’échange [4] :

« Au milieu du IXe siècle (avant notre ère), une tombe de Lefkandi contenait, outre tout ce qui est nécessaire pour la définir comme une tombe riche, une série de poids en pierre. Ce sont les seuls poids qu’on connaisse en Égée entre la fin des palais mycéniens et la fin de l’époque archaïque. Ceux-ci semblent adopter un étalon levantin, et sont certainement des instruments utilisés dans les échanges. Les systèmes pondéraux des cités grecques étant issus d’emprunts aux systèmes du Proche-Orient, la connaissance des étalons levantins au IXe siècle est remarquable. Elle se situe évidemment aussi dans la continuité des trafics mycéniens. En effet, à une époque où la monnaie est du métal pesé, et où les échanges portent en grande partie sur de petites quantités de produits de luxe, la possession de poids précis et la connaissance des étalons sont essentiels. Que cela se situe de plus dans le milieu privilégié des sépultures entourant le grand herôon de Lefkandi donne aux aristocraties de l’époque un aspect commerçant qui vient compléter le langage très guerrier de l’idéologie funéraire usuelle. De telles tombes d’aristocrates commerçants ont été repérées à cette époque dans toute la Méditerranée, et correspondent bien à la situation connue des épopées homériques où les héros n’hésitent pas à se faire négociants entre deux combats devant Troie », écrit Julien Zurbach [5].

D’où provient cette notion de mesure de la valeur d’un bien ? Ne marque-t-elle pas la connivence profonde entre l’État et l’activité marchande, comme semble l’indiquer Karl Polanyi quand il écrit : « Loin d’avoir une utilité par elle-même, elle (la monnaie) était simplement un symbole incorporant un droit quantifié à des choses qui pouvaient être achetées. » J’y vois une connivence alors que Karl Polanyi y verrait plutôt une séparation : « Il est bien clair qu’une société dans laquelle la distribution dépendait de la possession de ce symbole du pouvoir d’achat était un édifice entièrement différent de l’économie de marché. » Penser que la valeur d’un bien puisse être quantifiable et mesurable ne va pas de soi [6]. Est-ce l’État qui, à travers l’impôt et le tribut, impose une telle idée ou est-ce le marchand ?

Je dois reconnaître que le tribut a été très rapidement non seulement exigé, mais quantifiable alors même qu’il n’était pas encore dû en pièces de monnaie mais en biens à fournir (nombre de pièces d’étoffe, de plumes, de fourrures, quantité de céréales, etc. [7]). Il se serait produit comme un glissement de la notion de quantité et de mesure du tribut à l’objet et à sa valeur ; c’est une hypothèse et j’avais déjà eu l’occasion de noter le rôle du tribut et de l’État dans le changement des mentalités comme celui qui consiste à rendre obligatoire un don et un contre-don et d’en fixer la teneur et la quantité. J’avais noté que c’était là l’occasion rêvée pour l’État de s’emparer de la pensée de ses sujets et d’imposer la sienne, de penser à leur place, en quelque sorte. Quoi qu’il en soit cette idée de mesure de la valeur d’un bien est attachée au pouvoir. La valeur d’un objet n’est plus estimée par la communauté ou la collectivité mais par ce qui est extérieur à la société comme le marché et au-dessus de la société comme l’État.

Marseille, le 14 novembre 2020
Georges Lapierre

Notes

[1Polanyi (Karl), La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, « Tel » n° 362.

[2Il n’est pas possible de fixer la valeur de l’argent car l’argent est la matérialisation de la pensée. Peut-on fixer et mesurer la valeur d’une pensée et, plus précisément, de la pensée ?

[3Le Mexique, avec l’élection à la tête de l’État d’un homme dit de gauche, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), offre un bon exemple (parmi tous les autres) de ce que je viens d’avancer.

[4Cf. « [bleu violet]Considérations sur les temps qui courent (IIIc)[/bleu violet] » (troisième partie) et la critique d’une telle conception de la valeur.

[5Julien Zurbach, Maria Cecilia d’Ercole, Naissance de la Grèce, Belin, 2019 (p. 269) — passage cité dans les « [bleu violet]Notes anthropologiques (LIV)[/bleu violet] ».

[6J’ai fait la critique d’une telle idée dans « [bleu violet]Considérations (IIIc)[/bleu violet] », je n’y reviendrai pas ici.

[7Se reporter par exemple à la liste des fournitures exigées comme tribut par l’empereur aztèque Moctezuma.

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