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La Grande Transformation (IV)

mardi 1er septembre 2020, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi La Grande Transformation (à suivre)
« À l’ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d’une pauvreté inouïe… Le mécanisme du marché s’affirmait et réclamait à grands cris d’être parachevé : il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. » (Karl Polanyi)

Dans la représentation indo-européenne de la société, la troisième fonction ne comprend au tout début que les éleveurs et les agriculteurs, ce n’est qu’au cours du temps que les marchands vont s’infiltrer et s’immiscer dans cette dernière catégorie de la population, qui comprendra alors les marchands, les paysans et les artisans. L’importance des marchands est alors pleinement reconnue. Leur fonction sociale s’ajoute à celle des prêtres et à celle des guerriers. Les marchands forment désormais une classe sociale comme les brahmanes et comme les ksatriya (les guerriers et les princes). C’est intéressant car cette dernière fonction, productrice de richesses, comprend les marchands chargés de l’échange de biens et ceux qui produisent les biens à échanger. La production de biens (la richesse) par les paysans et les artisans passe chez les nobles par l’intermédiaire des marchands, et les nobles se chargent d’offrir ces biens à d’autres nobles de manière ostentatoire. Cette représentation de la réalité ne cherche pas à être une critique de la réalité, elle dit seulement ce qui est, elle est une représentation mentale qui se veut conforme à la réalité et qui donne la clé du réel ; c’est bien, ainsi que le signale Georges Dumézil : une idéologie offrant les cadres mentaux et catégoriels qui permettent de saisir et de comprendre la réalité, d’appréhender le monde tel qu’il s’est constitué suite à la domination indo-européenne et tel qu’il s’impose à la conscience des sages, qui sont les « intellectuels » de ces temps. Il s’agit donc bien d’une cosmovision, et toute cosmovision, que ce soit celle d’un monde naturel, flirte avec l’idéologie, ou est une idéologie qui ne dit pas son nom et qui cherche à se faire reconnaître et à s’imposer comme une vision du monde partagée par le plus grand nombre et devenue incritiquable. La tâche des scribes, des conteurs et des écrivains, aujourd’hui des intellectuels, consiste à en faire la propagande.

Maintenant que l’idée matérialisée par l’argent est devenue le privilège de tous, il est possible d’avancer que l’extériorité s’est invitée, comme le coronavirus, dans la vie sociale de chacun d’entre nous, créant une émotion telle qu’elle nous conduit à nous isoler les uns des autres ; elle s’est invitée dans notre subjectivité, dans notre intériorité, j’irai jusqu’à avancer que la nature s’est ainsi invitée dans la culture, notre extériorité dans notre intériorité, implacable retour des choses. Nous n’y avons pas gagné en liberté, plutôt en esclavage, avec le sentiment, un peu lancinant et que nous faisons mine de rejeter, d’une totale soumission. Mais à qui ? Je dirai à un pouvoir séparé qui a pris la figure de l’État et de l’argent (qui est celle d’un gouvernement entièrement au service du capital).

Revenons à notre auteur :

« En 1834, le capitalisme industriel était prêt à prendre le départ, et ce fut la réforme de la loi sur les pauvres… L’unité traditionnelle d’une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables… À l’ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d’une pauvreté inouïe… Le mécanisme du marché s’affirmait et réclamait à grands cris d’être parachevé : il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. [1] »

Je note bien avec Karl Polanyi à la fois la naissance de l’industrie et avec elle l’apparition d’une classe de gens qui sont destinés à y travailler et que l’on appelle, par opposition à la bourgeoisie, la classe ouvrière, mais alors qu’il y voit une fin : la naissance du capitalisme et du marché s’installant dans la société (« Mais quoi que leur réservât l’avenir, ce fut ensemble que la classe ouvrière et l’économie de marché apparurent dans l’histoire [2] »), je n’y vois, pour ma part qu’un moment d’un processus plus large qui a commencé avec la formation des États constitués par une classe qui s’est approprié à son profit la pensée de l’échange (et que l’on peut toujours désigner comme la classe capitaliste) et par ceux qui se trouvent, bon gré mal gré, au service de cette classe de gens et qui travaillent pour elle, les paysans et les artisans. Selon cet angle de vue, l’industrialisation, l’apparition des manufactures et des usines sur le territoire national anglais et ailleurs ne sont qu’un moment d’un procès plus vaste qui met aux prises les riches en pensée et les pauvres en pensée contraints à travailler pour les riches.

Je verrai donc l’industrialisation comme le voit Léopold Roc :

« La plupart des innovations techniques qui ont permis aux usines de se développer avaient été découvertes depuis un certain temps déjà, mais étaient restées inemployées. Leur application à grande échelle n’en est pas une conséquence mécanique, mais procède d’un choix, historiquement daté, des classes dominantes. Et celui-ci ne répond pas tant à un souci d’efficacité purement technique (efficacité souvent douteuse) qu’à une stratégie de domestication sociale. La pseudo-révolution industrielle se résout ainsi à une entreprise de contre-révolution sociale. Il n’y a qu’un seul progrès : le progrès de l’aliénation. [3] »

Dans cet article intitulé « La domestication industrielle », paru dans la revue Os Cangaceiros, Léopold Roc pose une question importante, cette question se trouve au cœur de ce rapport conflictuel liant les pauvres aux riches et les riches aux pauvres ; elle concerne le travail et, plus précisément, le temps passé au travail alors que l’on a autre chose à faire dans la vie. Finalement cette critique du travail revient à avoir une autre idée de l’échange que celle qui nous contraint à travailler : si je rechigne au travail c’est bien parce que j’ai une autre idée de l’échange que celle des riches qui m’obligent à travailler pour eux. Je me bats pour une certaine idée de l’échange, pour une manière d’être, pour un mode de vie, pour un plaisir qui n’est peut-être pas celui des riches, du moins il y a un réel différend entre moi et ceux qui m’emploient à ce sujet : le temps qui n’est pas passé à travailler dans l’usine est bien du temps perdu pour eux, je suis alors catalogué comme un fainéant, un paresseux, un ivrogne, un malotru, un voyou. Je ne suis reconnu socialement qu’à partir du moment où je travaille pour eux. Mon plaisir éminemment social de me retrouver avec mes semblables dans le bistrot du coin n’est pas pris en considération. Être ensemble. Tout bonnement ! Je retrouve l’ivresse de mon humanité quand je suis avec les autres : bavarder, se battre, faire la fête, participer à une activité commune. C’est la présence de l’autre qui m’enrichit. C’est elle qui constitue le levain de la vie commune. C’est elle qui est en train de disparaître peu à peu, qui est sur le point de disparaître totalement. Il est aisé de se rendre compte que la pandémie due à un virus a été alors un simple prétexte pour nous contraindre et nous habituer à l’isolement et au confinement ; finalement, à nous séparer de nos semblables.

La cosmovision indo-européenne des trois catégories sociales, ceux qui travaillent, ceux qui se battent et ceux qui pensent, unies sous l’autorité du souverain s’est simplifiée ; il n’y a plus que ceux qui travaillent et ceux qui pensent liés entre eux par l’autorité de l’État ou de la pensée comme aliénation de la pensée. Le consentement, forcé ou non, des travailleurs d’accepter une telle situation reste difficilement compréhensible. Y voyaient-ils une facilité ? Une façon de sauvegarder à moindre frais une vie sociale en perdition ? N’y a-t-il pas une certaine fatalité à se trouver ainsi emportés par le mouvement de la pensée comme aliénation de la pensée ? Comme si nous devions aller jusqu’au bout d’un processus qui nous échappe définitivement ? Ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que ce procès de l’aliénation touche à ses extrémités entre la fin de l’aventure humaine ou le retour à la société, à la pensée non aliénée. Des expériences et des tentatives de reconstruction sociale nous conduisent à le penser et à ne pas abandonner sur les rives du Styx tout espoir.

Dans un village indien du Mexique, dans un village chontal, zapotèque, ikoot, zapatiste, c’est bien cette manière d’être ensemble qui constitue la matière sociale et qui s’exprimera au cours de la fête du saint ou de la déesse tutélaire. Cette forme de vie communale y est encore particulièrement forte, au point de constituer un obstacle aux projets d’exploitation des ressources du lieu en vue de l’échange marchand. Alors, l’observateur se rend bien compte qu’en défendant leur territoire de l’ingérence du « marché », c’est leur mode de vie que les villageois défendent, une certaine idée de l’échange qui n’est pas compatible avec le point de vue du marchand. Dans le premier monde entièrement voué au commerce, cette sociabilité qui survivait encore, méconnaissable, dans les quartiers populaires a pratiquement disparu depuis la crise de 1968 et le devenir cadre de la population laborieuse. Pourtant ce repli sur soi autour des biens de consommation qui caractérise la société marchande est bousculé par une partie des jeunes générations qui aspirent à recouvrer une vie commune et, pour ainsi dire, communale (cf. expérience des ZAD, des zones d’autonomie à défendre).

La séparation entre une classe aristocratique et le (ou les) peuple a été la première tragédie historique. Les nobles guerriers avaient bien gardé le sens de l’autre mais comme un sentiment partagé entre eux, entre nobles guerriers, une reconnaissance héroïque et que l’on entretenait et couvait en guerroyant et par des échanges cérémoniels et ostentatoires de dons et de contre-dons comme le montrent les poèmes épiques d’Homère. Toutes ces formes pratiques d’une reconnaissance de l’autre ne créaient pas nécessairement une communauté, plutôt une classe prestigieuse qui s’affirmait au-dessus du commun et qui exigeait que l’on travaillât pour elle, à son propre prestige. Les paysans et les artisans pouvaient bien se sentir contraints à travailler pour ces nobles guerriers et à donner une partie de leur temps à ces bandes de pillards qui assiégeaient Troie, ils n’avaient pas perdu pour autant le sens de la vie commune à laquelle ils continuaient à consacrer leurs loisirs.

Nous passons le plus souvent à côté de ce que j’appellerai les mœurs du temps et qui constituent une bonne partie de la vie sociale des villages grecs. Nous les avons perdus de vue et il est bon que des auteurs comme Louis Gernet ou Maria Daraki fassent allusion à ces fêtes campagnardes, à ces festins et à ces échanges entre villages, marqués par le retour cyclique des travaux et des jours au sein d’une communauté.

Ce sont bien ces fêtes, s’ancrant sur la terre et y prenant racines, qui forment le socle antique de notre humanité : « Nous considérons dans leur réalité concrète un certain nombre d’usages antiques, qui sont des usages paysans dont les ripailles à sens religieux forment le sens », écrit Louis Gernet en introduction de son essai sur les frairies antiques [4]. Dans cet essai, Louis Gernet tente de remonter à cette « préhistoire » de la société antique, à ce « fond primitif de la société », afin de saisir « l’expression d’une pensée singulièrement antique, tenace et continue [5] ». Il y trouve quelques notions clés comme celle de banquet et de « ripaille », de mariages collectifs, d’hospitalité et d’invitations réciproques (« Les dèmes ne sont pas isolés mais naturellement et organiquement assemblés en systèmes de dèmes. Les groupes voisinent… [6] »). Et cette allégresse collective faite de festins champêtres, de noces, de danses collectives, nous la retrouvons encore vivace des siècles plus tard dans une autre partie du monde : dans la compagne flamande peinte par les Bruegel.

Ce contraste entre l’individualisme de celui qui appartient à la classe élue et la liesse populaire est magnifiquement illustré par deux peintres flamands de la Renaissance. D’une part, nous avons Jan Eyck et ses portraits d’hommes illustres de son temps en prière devant la Vierge (qui les a distingués de la masse des mortels), ses tableaux sont universellement connus qui représentent par exemple La Vierge et le chancelier Rolin ou encore Le Chanoine Van der Peale et la Vierge, il y a aussi ce tableau fascinant de claustration qui représente le portrait en pied des Époux Arnolfini ; d’autre part nous avons les fameuses scènes champêtres des Bruegel au cours desquelles le « bon peuple » des campagnes festoie, ripaille et danse, fait la noce. Deux mondes s’opposent, celui des élites et celui du peuple et cette différence va encore s’accentuer de la Renaissance à nos jours. Le bourgeois va chercher à réduire drastiquement les jours fériés (fort abondants au Moyen Âge) et allonger le temps de travail, c’est-à-dire le temps où le paysan et l’artisan travaillent pour lui. Avec la Réforme [7], la morale et l’austérité pénètrent la société et changent à la fois les mentalités et les comportements pour les rendre plus conformes aux souhaits de la bourgeoisie. L’individualisme petit bourgeois devient l’idéal à atteindre, chacun pour soi : le protestantisme y travaille, le monde aussi.

Cette ivresse d’être ensemble, cette ivresse de la ronde d’où surgit l’esprit prophétique est la plus ancienne manifestation de l’humain, et nous retrouvons ce sens primordial de la fête dans tous les peuples, dans tous les villages qui n’ont pas encore été totalement contaminés par la « civilisation ». Et c’est bien encore ce sens inné de la fête quand il est complètement contaminé par la « civilisation » qu’il nous est arrivé de retrouver autrefois dans les bars des marins en goguette des ports de Toulon ou du Havre ou encore sur la place publique quand gronde l’émeute. C’est l’obsession de l’humain, une obsession de l’humain qui resurgit toujours quand l’État, de son côté, espère toujours la faire disparaître à tout jamais.

Chaque crise, qu’elle soit sanitaire, sociale ou capitaliste, apporte un tour de vis supplémentaire et confine les gens dans leur isolement. Ce qui préoccupe l’État et inquiète les riches, c’est bien de voir l’obstination des gens à se regrouper, à se retrouver, à ripailler et à bavarder. En fin de compte l’angoisse lancinante de l’État, comme de toute autorité, est d’être ignoré. L’épidémie du coronavirus a obéi à deux urgences : isoler les gens et ramener au premier plan le rôle de l’État selon le dicton « chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ».

Marseille, le 30 août 2020
Georges Lapierre

Notes

[1Polanyi (Karl), La Grande Transformation, Gallimard, « Tel » n° 362 (p. 159).

[2Op. cit., p. 157.

[3Léopold Roc, « La domestication industrielle », revue Os Cangaceiros n° 3, juin 1987.

[4Gernet (Louis), Anthropologie de la Grèce antique, Champs histoire n° 105 (p. 29).

[5Op. cit., p. 61.

[6Op. cit., p. 46.

[7En Europe, c’est la Réforme qui marque la mainmise des marchands sur les choses de l’esprit. Désormais, ce sont eux qui confisquent l’idée d’échange et qui se chargent de la rendre effective. Ce sont eux qui s’emparent et confisquent le spirituel qui se trouvait inscrit dans l’apparence et dans l’apparat des nobles et de l’Église. Ils constituent ainsi la part d’ombre de la lumière, la part austère du spirituel. Les marchands échangent des marchandises et s’emparent de leur universalité, de cette part de monnaie ou d’esprit de l’échange qu’elles contiennent : l’argent, cet esprit universel prisonnier de la matière, prisonnier de son obscurité.

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