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La Grande Transformation (I)

mardi 14 juillet 2020, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi
La Grande Transformation [bleu violet](à suivre)[/bleu violet]
« En fait, la production mécanique dans une société commerciale suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandises. La conclusion, bien que singulière, est inévitable, car la fin recherchée ne saurait être atteinte à moins : il est évident que la dislocation provoquée par un pareil dispositif doit briser les relations humaines et menacer d’anéantir l’habitat naturel de l’homme. » (Karl Polanyi)

Je commence un ensemble d’articles qui se rapportent à une lecture critique du livre de Karl Polanyi intitulé La Grande Transformation. Ce livre me semble d’une grande actualité ainsi que la perspective proposée par l’auteur qui oppose la société au marché. Une « grande transformation » de la vie sociale paraissait imminente à l’époque (1944) où le livre a été écrit. Elle a bien eu lieu mais pas dans le sens qu’espérait l’auteur, la victoire de la société sur le marché. La société n’a pas pris le dessus, c’est tout le contraire qui s’est passé : la mainmise du marché sur la société. L’intuition de l’auteur était bonne : après la deuxième guerre mondiale, la situation était critique et le monde pouvait basculer d’un côté comme de l’autre. La société pouvait réagir et s’opposer à la pénétration désastreuse du marché en son sein ; cette réaction attendue de la société ne s’est pas faite et elle s’est trouvée envahie par des intérêts privés qui lui sont contraires. L’opposition établie par Karl Polanyi entre société et marché me paraît particulièrement appropriée pour tenter de comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons et qui nous est donnée de vivre. Les éléments proposés à notre réflexion par l’auteur restent, sur bien des plans, pertinents pour comprendre notre époque et saisir les conditions d’une éventuelle grande transformation.

La première question que nous devrions nous poser concerne l’argent. En bon « économiste », Karl Polanyi ne se la pose pas. À son époque, elle n’était sans doute pas aussi centrale et aussi obsédante qu’elle est aujourd’hui alors que l’argent a envahi notre quotidien. On pouvait encore l’éluder ou ne l’aborder que par le biais, sans trop y toucher ou sans trop y croire.

Nous appelons marchandise cette chose enveloppée par l’idée quand celle-ci est représentée par l’argent, quand c’est l’argent qui représente l’idée de l’échange de tous avec tous. J’ai déjà eu l’occasion dans les notes anthropologiques de préciser, sans doute imparfaitement, ce qu’est l’argent. En résumé, j’avancerai que l’argent marque un moment d’appropriation et de dépossession, quand la population est dépossédée de l’idée de l’échange au profit d’une classe sociale dont le pouvoir dans sa concentration a pris la forme de l’État. À partir de ce moment, l’idée comme capital échappe à la population dans son ensemble pour n’être accessible qu’à la classe qui s’est approprié la pensée dans sa fonction sociale. L’argent représente l’idée comme capital quand l’idée de l’échange est placée hors de portée de la population condamnée au travail si bien que le mouvement de la pensée (que l’idée comme représentation déclenche) reste réservé à une élite. Cette mise en place des cadres de l’appropriation et de la dépossession se fait progressivement à partir du moment où se forme une classe sociale au sein de la population et qu’une séparation apparaît dans la pensée. L’État en tant qu’expression d’une volonté particulière (celle d’une classe sociale) joue un rôle clé dans la naissance de l’argent à la fois comme capital (représentation de l’idée et cette idée est celle de l’échange) et comme monnaie (réalisation de l’idée ou réalisation de l’échange).

L’argent est l’expression de l’aliénation de la pensée, il nous dépossède de la pensée de l’échange, de la pensée dans sa vocation sociale. Ce ne sont pas seulement les pauvres en argent qui sont dépossédés de la pensée dans sa vocation sociale, mais les riches aussi. En cristallisant la pensée dans sa dimension sociale, l’argent nous dépossède de la pensée. Le sujet social en tant qu’être pensant a disparu, l’argent pense à sa place. J’avancerai que l’argent est le nouvel État, l’État d’aujourd’hui, l’unité forcée de la société ou l’unité forcée de la société et du marché ou encore l’unité forcée entre ceux qui se sont approprié la pensée (aujourd’hui, ce sont ceux qui se sont approprié l’argent riche, le capital) et ceux qui travaillent (aujourd’hui, ce sont les salariés, ceux qui travaillent pour l’argent pauvre, réduit à n’être que de la vulgaire monnaie). L’aliénation de la pensée est ainsi passée de l’aliénation subjective (en la personne du souverain et de la classe sociale au pouvoir) à l’aliénation objective (l’argent) et cette aliénation objective concerne aussi bien les riches que les pauvres. L’État en tant qu’aliénation subjective avait pour fin d’unir en un tout les deux composantes de la société, ceux qui pensent et ceux qui travaillent, l’argent en tant qu’aliénation objective a aussi pour fin d’unir les deux composantes de la société, ceux qui pensent et ceux qui travaillent. La fin est la même. Pourtant cette connivence fondamentale qui lie ces deux aspects de l’aliénation, l’aliénation sous sa forme subjective et l’aliénation sous sa forme objective, le prince et l’argent, et qui a dû se manifester dès le début de l’histoire de la pensée comme aliénation de la pensée reste encore une énigme.

Dans son livre, Karl Polanyi [1] fait appel constamment à une notion ambiguë qu’il ne définit pas, celle d’économie, sans doute parce qu’elle lui semble évidente. À la lecture du livre, j’en suis venu à rattacher cette notion à celle de l’État : c’est à l’État à organiser la société et faire en sorte que tous communiquent avec tous, ceux qui pensent et ceux qui travaillent. Cette exigence de vivre en société repose sur un ensemble de règles qui nous viennent de l’État et qui visent à un vivre ensemble. C’est dans cet esprit que l’auteur critique, au nom de l’économie, au nom de l’activité civilisatrice de l’État, le marché, le troc et plus généralement les échanges (qu’il suppose marchands). De nos jours nous appellerions le rôle réservé à l’État économie politique pour la distinguer de l’économie proprement dite, terme que nous réservons à l’activité marchande. C’est un mot qui est assis entre deux chaises ou à cheval entre deux notions, celle de marché, d’un échange de biens séparé de la société, et celle d’État, d’un échange de biens à l’intérieur de la société. Il ne peut qu’apporter de la confusion et je soupçonne qu’il est employé à cette fin : apporter de la confusion et inciter à penser que l’État et, à travers lui, toute la société, contrôleraient l’activité marchande, ce qui n’est pas tout à fait exact. Il y aurait deux modes d’organisation des échanges, l’un sur le plan des échanges marchands, c’est ce que l’auteur appelle l’économie de marché ou encore l’organisation des échanges hors de la société et ces échanges reposent sur l’intérêt privé ; l’autre sur le plan de la société, c’est l’économie sociale, c’est l’organisation des échanges à l’intérieur de la société et ces échanges reposent sur la recherche d’une reconnaissance sociale, d’une notoriété. L’État se trouverait entre les deux, c’est l’économie politique. En fin de compte, cette notion non définie d’économie sauve l’État en lui proposant le rôle d’intercesseur entre ces deux modes d’échange obéissant à des motivations opposées, entre le marché et la société, c’est ce que fait Karl Polanyi.

Nous ne savons pas ce qu’est l’économie, le caractère ambigu d’un tel concept nous déroute. Je dirai que l’économie est l’ensemble des échanges et nous savons ce qu’échange signifie. Il y a deux sortes d’échanges : les échanges marchands qui constituent le marché et qui ont pour fin le profit des marchands et les échanges sociaux qui reposent sur le don en fonction des usages établis de longue date par la société. C’est l’emboîtement de ces deux formes d’échange qui fait problème. C’est l’unité, pour ainsi dire forcée, de ces deux formes d’échange, qui constitue la question théorique à résoudre, la question théorique par excellence. C’est cette dépendance réciproque entre les échanges marchands et les échanges sociaux qui forme l’unité de l’ensemble ainsi reconstitué, le Un d’une société complexe, l’unité dans la séparation. Cette unité dans la séparation est apportée par l’aliénation de la pensée.

C’est en fonction du rôle et de la place de l’État dans ce qu’il convient alors d’appeler l’économie de la société dans le sens de « moteur de la vie sociale » qu’il s’agit de comprendre la démonstration de Karl Polanyi : c’est l’importance prise par l’activité marchande (par le marché) et la démission (ou l’échec) de l’État dans sa fonction d’organisateur de la vie sociale qui a bouleversé la vie publique conduisant à la crise de 1929-1930 et à la deuxième guerre mondiale. Avec Hitler comme avec Staline nous assistons à un retour en force de l’État et de ses prérogatives dans le domaine public contre la loi du marché. C’est la brutale pénétration de la société par le marché qui aurait conduit à la crise. Selon Karl Polanyi le rôle de l’État consisterait à intervenir sur le marché et à limiter sa propension à un développement démesuré afin de sauver la société. En tant qu’expression de l’aliénation de la pensée, l’État ne peut être que complice du marché. Son rôle consiste à adapter la société au marché. L’opposition marquée de l’État au marché avec le nazisme et le stalinisme et telle qu’elle apparaît dans le culte du chef ne fut qu’un retour nostalgique à une conception surannée (et dépassée) de l’État.

Le marché a eu raison de l’aliénation sous sa forme purement subjective telle qu’elle a pu s’exprimer dans le culte de la personne et dans le retour de l’État théocratique. La décomposition rapide des certitudes, des sectes et des religions accompagne l’émergence de l’argent. Le subjectif se désagrège sous de multiples formes ; cette multiplicité des formes et des choix se manifeste dans tous les domaines, que ce soit en politique pour le vote d’un représentant dont la figure partisane s’est effacée, où dans un magasin pour l’achat d’une machine à laver. Par contre la prépondérance de l’argent se fait de plus en plus sentir et de plus en plus exigeante.

Ce que nous appelons l’État est l’expression de l’aliénation de la pensée. L’État est l’acteur d’une unité factice qui lie dans une dépendance mutuelle les deux composantes de la société ; il est l’unité qui s’impose comme volonté, comme autorité au-dessus de la mêlée. La forme subjective prise par l’État au début de l’histoire de l’aliénation nous déroute aujourd’hui alors que la forme objective de l’aliénation, à travers l’argent, devient dominante. C’est que les deux figures de l’aliénation, l’aspect subjectif et l’aspect objectif, sont inséparables. L’aliénation concerne l’idée et l’idée est toujours subjective, mais elle concerne l’idée comme représentation et ce qu’on appelle idéation est la forme objective prise par l’idée.

À un moment donné de l’histoire de notre dépossession nous voyons apparaître et se former un État sous différents aspects : empire, royauté, tyrannie, démocratie, cité-État. Cette naissance de l’État s’accompagne d’échanges de type marchand reposant sur une monnaie garantie par ce même État et d’une religion dont l’État serait l’instigateur occulte ou déclaré. En général, ces trois aspects de la vie publique, le politique, les échanges et la religion, sont séparés par les historiens et les philosophes. Il n’est pas toujours facile de préciser le lien qui pourrait unir ces trois aspects de la vie sociale. Les échanges ont eu lieu avant la formation des États tels que nous les entendons, nous irions même jusqu’à affirmer qu’ils ont contribué à la formation de l’État ; la monnaie, elle-même, est apparue avec les échanges, elle n’est donc pas une invention de l’État, l’État se contentant de la garantir, de garantir le poids en or ou en argent d’une pièce de monnaie ; quant à la religion, nous percevons les frémissements d’une relation avec le monde des esprits, vu comme monde séparé du monde des hommes, bien avant la constitution d’un État [2]. Les chercheurs et les anthropologues (dont Karl Polanyi) ont plutôt été sensibles à une continuité des pratiques humaines, à un progrès lent mais réel et continu de l’humanité du début jusqu’à nos jours. La formation de l’État viendrait s’insérer et s’immiscer en douceur dans cette continuité sans trop de chamboulement et il ne constituerait pas un « événement », marqué d’un avant et d’un après. Dans cette histoire de l’humain, Karl Polanyi retient surtout le poids de la société et le rôle qu’elle joue quant aux motivations profondes des personnes qui la constituent, ce n’est pas le gain qui les intéresse mais la reconnaissance sociale, la notoriété. L’État n’est pas perçu comme le surgissement de l’aliénation de la pensée, comme la quête de l’Un dans le monde de la séparation.

Pour moi, la naissance de l’État marque bien un événement considérable mettant en jeu tout un devenir de la société dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui, cela aussi bien sur le plan pratique des échanges que sur le plan spirituel de la relation entre l’humain et l’esprit du monde. J’ai cherché à faire valoir ce point de vue dans les notes anthropologiques, j’y reviens. Quel est le changement que la formation de l’État apporte dans les échanges ? Quel est le lien qui existe entre l’État et l’activité marchande ? Quel est le lien logique (c’est-à-dire sur le plan de la pensée) qui unit l’État et l’échange marchand ? Comment définir et préciser la relation que l’État instaure désormais entre la société et l’esprit du monde, entre le fidèle et son dieu ? L’essai de Karl Polanyi La Grande Transformation va constituer le support et fournir la référence à partir desquels je chercherai à répondre, du moins provisoirement et bien sommairement, à ces questions.

Marseille, le 10 juillet 2020
Georges Lapierre

Notes

[1Polanyi (Karl), La Grande Transformation, Gallimard, « Tel » n° 362.

[2Se reporter aux témoignages, par exemple, de Hans Staden, André Thevet et Jean de Léry mettant en doute l’idée communément répandue que les sauvages récemment découverts étaient ignorants des choses de l’esprit, les maracas (sorte de hochets) maniés par les « caraïbes » (sorciers ou chamanes) et incitant à une danse collective semblent bien établir un lien entre les Indiens tupi-guarani et le monde des esprits : « Il y avait trois rondeaux, y ayant au milieu d’un chacun trois ou quatre de ces caraïbes, richement parez de rôbbes, bonnets et bracelets, faits de belles plumes naturelles, naïfves et de diverses couleurs : tenans au reste en chacune de leurs mains, un maraca c’est-à-dire sonnettes faites d’un fruict plus gros que un œuf d’Autruche, dont j’ay parlé ailleurs, á fin, disoyent t-ils, que l’esprit parlast… » (Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre du Brésil, Livre de poche n° 0707, p. 401).

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