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L’Escuelita zapatiste et la contagion de l’autonomie
Partager en touchant le cœur, apprendre en questionnant (III)

lundi 3 février 2014, par Jérôme Baschet

Difficultés du mandar obedeciendo

Les manuels ne s’en tiennent nullement à une autosatisfaction de façade. Ils font au contraire une place notable aux difficultés rencontrées, aux erreurs commises et aux insuffisances des réalisations actuelles (tout particulièrement en matière de participation des femmes aux charges de gouvernement [1]). C’est leur grandeur et c’est un signe manifeste de la force actuelle du zapatisme.

Parmi les erreurs mentionnées dans les manuels, l’une des plus graves concerne la commune autonome de San Andrés Sakamch’en de los Pobres, l’une des premières à s’être formée, dès 1995. Particularité unique, le conseil autonome a pu récupérer et défendre, malgré toutes les tentatives d’expulsion, l’édifice situé au centre de San Andrés et qui abritait auparavant la présidence municipale officielle. Cela a créé une situation singulière de coopération entre les deux autorités, autonome et officielle, mais aussi sans doute une sorte de rivalité symbolique pour démontrer la capacité du gouvernement autonome. C’est sans doute dans ce contexte que le conseil municipal autonome a accepté de collaborer à la remise à neuf de la place centrale (zócalo) de la bourgade. La quantité d’argent ainsi dépensée s’est avérée énorme [2] et particulièrement choquante en ce qu’elle rappelle les pratiques des présidents municipaux de tout le pays, engageant des sommes colossales pour des dépenses somptuaires, sans rapport avec les besoins réels de la population. L’erreur ayant été dénoncée et les responsables sanctionnés, le conseil municipal reste soumis, « quatre ans après », à une sévère sanction et ne peut recevoir d’appuis solidaires pour la commune. Il s’agit certes d’un cas tout à fait exceptionnel, mais il n’en invite pas moins à une réflexion sur la gravité des erreurs possibles dans l’autonomie. Contre celles-ci, il n’existe aucune garantie absolue : ni la conception des charges comme service à la collectivité, ni l’existence de mécanismes de consultation, ni la collégialité des conseils, ni non plus les interactions entre les différentes instances de gouvernement ou les commissions de surveillance. La concentration de la capacité d’impulser et de proposer dans les mains de ceux qui reçoivent des charges temporaires et révocables, même au sein d’une organisation régie en principe par le mandar obedeciendo, comporte toujours un risque de séparation entre l’action des gouvernants et les besoins réels de l’ensemble de la collectivité. Aucun système de gouvernement ne peut se considérer par principe préserver de ce danger. Il est plus sage de le reconnaître, afin d’œuvrer à l’élaboration de mécanismes permettant de lutter contre un tel risque [3].

Un autre point délicat, jamais occulté et reconnu avec une transparence particulière dans les manuels, est le rôle des commandants, membre du Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI). Lors de la création des Juntas de buen gobierno, en 2003, il a été indiqué qu’elles constituaient des autorités civiles, indépendantes de la structure politico-militaire de l’EZLN (de sorte que l’exercice de responsabilités au sein de celle-ci est incompatible avec l’accès à une charge aux divers niveaux de gouvernement autonome) [4]. Cette règle a été respectée, mais la présence active des membres du CCRI, aux côtés des Conseils de bon gouvernement, est reconnue sans ambages : « Ce sont eux qui nous orientent. Cela ne veut pas dire qu’ils commandent. Simplement, ils nous épaulent. » [5] Il ne s’agit pas ici de supposer une subordination des Juntas de buen gobierno à la direction politique de l’EZLN mais, pour autant, on ne saurait minimiser le rôle des commandants. Il n’est guère difficile d’imaginer l’importance de ce rôle de conseil et d’orientation, surtout si l’on prend en compte le prestige des membres du CCRI, ainsi que leur expérience et leur connaissance suivie des situations. Il ne s’agit pas de supposer une relation univoque d’imposition/soumission, mais de faire place aux effets des asymétries en matière d’expérience et, par conséquent, de capacité à influer sur les processus de prise de décision [6]. Gustavo Esteva a célébré le processus par lequel la direction politico-militaire de l’EZLN a restitué le pouvoir qui leur avait été confié par les « bases d’appui » (terme désignant les membres civils de l’organisation zapatiste) [7]. Ce processus est en cours et n’est pas encore achevé.

Parmi les difficultés soulignées par les manuels, il en est une autre qui mérite également quelques réflexions. La reconnaissance de leur manque d’expérience et des difficultés qui en découlent pour ceux qui assument des charges municipales ou au sein des Conseils de bon gouvernement est récurrente dans les manuels [8]. Ici, deux principes entrent en contradiction. D’un côté, le refus d’une conception des tâches de gouvernement comme activité spécialisée, qui est au principe même de l’autonomie, conduit à une diffusion aussi large que possible des charges, y compris vers ceux qui n’ont pas d’expérience dans ce type de responsabilité. Le principe selon lequel « nous devons tous, à notre tour, être gouvernement » (maestro Jacobo) est une arme puissante contre la spécialisation et la séparation entre gouvernants et gouvernés. Il impose de confier des responsabilités à ceux qui ne peuvent faire état d’une grande expérience ni même d’une plus grande capacité que d’autres à exercer ces fonctions [9]. Cela implique d’avoir des autorités qui acceptent de ne pas savoir (« personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre », précise encore Jacobo). Une telle situation rend encore plus nécessaire de consulter largement et cette absence de capacité particulière à gouverner est, à l’évidence, un facteur favorable au mandar obedeciendo et une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés.

Pourtant, d’un autre côté, on ne saurait nier les difficultés qui découlent d’un tel choix dans l’exercice concret de l’autogouvernement. De fait, il existe également une tendance inverse à attribuer les charges (du moins les plus importantes d’entre elles, notamment au sein de chaque conseil municipal) à ceux qui ont déjà démontré leur honorabilité et leur engagement en faveur du bien commun. Plutôt que de prétendre abstraitement que tous sont également capables et préparés, il est pertinent de reconnaître qu’il existe des différences d’expérience, et ce afin de travailler concrètement à les réduire. Outre le fait que l’expérience s’acquiert et se diffuse grâce à la participation généralisée dans les instances de l’autonomie, un premier moyen de surmonter cette tension consiste à élire, dans les instances collégiales, des membres plus expérimentés et d’autres qui le sont moins. Mais cela reste insuffisant et de nombreuses modifications des formes d’organisation des gouvernements autonomes ont précisément été adoptées pour favoriser la transmission de l’expérience : par exemple, le Conseil de bon gouvernement d’Oventik a décidé que toutes les communes n’éliraient pas leurs représentants la même année, de manière à éviter la situation délicate créée par un renouvellement complet de l’ensemble du Conseil [10]. Par ailleurs, d’autres mécanismes s’efforcent de lutter contre le sentiment exprimé par de nombreuses femmes, qui témoignent de leur « peur » d’assumer des charges autonomes (notamment, expliquent-elles, en raison de leur difficulté à s’exprimer en public ou à utiliser l’espagnol) : l’un de ces moyens consiste à nommer pour une seule charge deux femmes, qui peuvent ainsi s’épauler ou, à l’occasion, se relayer [11]. De telles adaptations inventives permettent de passer des bonnes intentions à la mise en œuvre effective du principe selon lequel tous et toutes doivent être gouvernement. On ne peut y parvenir en déniant les différences d’expérience et de formation, et il convient au contraire de les reconnaître afin de lutter concrètement contre ces asymétries et leurs effets potentiellement gênants pour l’exercice de l’autonomie.

« Chercher la manière »

Il n’y a pas une forme unique et définitive du gouvernement autonome. Non seulement ses modalités diffèrent d’un Caracol à l’autre, mais encore elles ne cessent de se modifier [12]. La construction de l’autonomie n’est en aucun cas l’application de recettes préétablies ; du reste, manuels et maestros ne cessent de souligner que les zapatistes n’ont jamais disposé de manuels pour leur indiquer comment construire l’autonomie [13]. L’expérience d’autogouvernement se présente bien plutôt comme une démarche permanente d’essai/rectification, qui cherche, dans la pratique, la manière d’apporter des solutions spécifiques et concrètes aux problèmes rencontrés. Plutôt que de prétendre élaborer une résolution générale et abstraite des problèmes relatifs à l’autonomie, mieux vaut avancer pas à pas, corriger ce qui a été tenté et ainsi découvrir progressivement le chemin à suivre : « Tout ce que nous faisons est un pas ; il faut voir si cela fonctionne et, sinon, il faut le changer. » [14] C’est ce que les zapatistes nomment « chercher la manière » (buscar el modo). De nombreux communiqués zapatistes insistent sur cette notion, qui renvoie souvent au respect des manières d’être de chacun, même lorsqu’elles s’avèrent déroutantes pour nous (« chacun sa manière », cada quien su modo) ; il s’agit aussi de souligner le fait que la manière de faire peut être au moins aussi importante que l’objectif même de l’action entreprise [15]. Ici, l’importance de cette expression manifeste le souci de chercher des solutions à mesure que les problèmes se présentent, sans pouvoir se contenter d’appliquer des principes préalablement établis [16].

En ce sens, buscar el modo est une manifestation de la logique du caminar preguntando (avancer en posant des questions). Le chemin n’est pas tracé, mais se fait en marchant : nous avançons sans avoir de réponse prédéfinie aux difficultés rencontrées ni de certitude préétablie ; à chaque pas, naissent des questions et des doutes ; c’est en les prenant à bras-le-corps que l’on découvre comment avancer. Certes, celui qui avance ne réinvente pas le monde entier à chaque pas : il est armé de choix éthiques et d’expériences accumulées, tandis que le désir de ce qui n’est pas encore le met en mouvement. Mais le caminar preguntando et le buscar el modo suggèrent une relation entre pratique et théorie dans laquelle la première ne saurait être subordonnée à la seconde. Ils indiquent le primat de la processualité sur toute vérité figée, supposément établie une fois pour toute.

Il s’agit donc de récuser le surplomb d’une approche théorique, préalable, pour faire place à une manière de résoudre les difficultés qui cherche son chemin dans l’activité même du faire, d’une manière créative et adaptée à la particularité des situations [17]. À travers l’incroyable diversité des expériences vécues par les élèves, l’Escuelita elle-même a permis de saisir à quel point l’autonomie fait prévaloir une logique de la pluralité, de la singularité et du concret, plutôt qu’une logique théorique de la généralisation et de l’abstraction. Il est essentiel pour la construction des autres mondes que nous désirons d’assumer qu’il n’y aura jamais UNE solution à un problème général, mais plutôt une multiplicité d’options toujours en devenir, inscrites dans la diversité des situations concrètes auxquelles les autonomies auront à faire face.

« L’autonomie n’a pas de fin »

Comme l’a souligné l’un des maestros de l’Escuelita, la construction de l’autonomie « n’a pas de fin ». C’est là une manière d’exprimer le non-achèvement du processus en cours : en dépit des avancées considérables de l’autonomie, cette affirmation témoigne d’une claire et salutaire conscience de son incomplétude. Mais elle dit davantage encore. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’imperfection de ce qui a été fait jusqu’au moment présent, mais aussi et surtout d’assumer que la construction de l’autonomie ne pourra jamais être considérée comme parfaite et achevée. Ce qu’un tel geste écarte c’est la prétention de créer une société idéale qui pourrait, un jour, proclamer avoir atteint la forme pleinement réalisée de l’autonomie. Selon toute vraisemblance, une telle proclamation signifierait la mort même de l’autonomie, raison pour laquelle prendre conscience que celle-ci « n’a pas de fin » s’avère littéralement vital.

Affirmer l’impossibilité d’une réalisation achevée de l’autonomie est ce qui nous garantit contre le risque de l’« utopie » au mauvais sens du terme, c’est-à-dire comme utopie normative (qui prétendrait précisément à la réalisation parfaite de normes définies de manière abstraite et préalable) [18]. Au contraire, il est salutaire d’admettre qu’il ne peut exister de société idéale, entièrement préservée des risques de conflits. Ainsi, dans un régime d’autonomie généralisée à l’échelle planétaire, une source de conflits pourrait dériver des contradictions toujours possibles entre le respect de chaque autonomie locale et les intérêts d’autres collectifs, sans parler des risques d’incompréhension entre des collectifs culturellement diversifiés, interagissant au sein d’un monde fait de multiples mondes [19]. Par ailleurs, l’expérience zapatiste suggère qu’il est souhaitable de remettre sur l’ouvrage, presque en permanence, les formes mêmes de l’autogouvernement, afin de lutter contre toutes les déviations possibles, contre le danger toujours latent de séparation entre gouvernants et gouvernés ou contre le risque de pétrification de toute réalité instituée. La lutte contre ce qui pourrait porter atteinte à l’autonomie n’a pas de fin.

Il y a, à cela, une raison supplémentaire, rarement évoquée et mise en relief de manière suggestive dans le communiqué relatif à la figure du Votán : chaque génération peut modifier ce qu’elle a reçu de la génération précédente [20]. Plus précisément, dans une conception de la temporalité où il n’est pas nécessaire de prétendre faire table rase du passé pour maintenir le futur ouvert [21], chaque moment présent, où s’entrelacent toujours plusieurs générations, ne saurait être contraint de reproduire ce dont il hérite. Car sinon, comment parler de liberté ? Pour cette raison aussi, il n’y aura jamais une forme achevée de l’autonomie et du bien vivre. L’autonomie implique la processualité sans fin de la construction/transformation de l’organisation collective, contre les formes instituées prétendant à l’éternité et à la perfection. L’autonomie n’a, bel et bien, pas de fin.

« À la fois nous résistons et nous construisons »

Cette affirmation du maestro Fidel établit un lien nécessaire entre deux dimensions de la lutte, qu’il serait périlleux de concevoir l’une sans l’autre. La notion de résistance est si importante pour les zapatistes que l’un des quatre manuels lui est entièrement consacré, sous le titre de Résistance autonome. Il s’agit de résister aux attaques gouvernementales, directes ou indirectes, militaires, paramilitaires, par le biais d’organisations paysannes rivales ou à travers l’usage contre-insurrectionnel des programmes d’aide sociale. Les formes de la résistance vont de l’effort pour améliorer la production autonome à la lutte sur le terrain de la culture, de la communication et même de la psychologie. Mais le terme de « résistance » désigne aussi, de manière plus spécifique, un choix stratégique impliquant de ne pas « répondre aux provocations » du gouvernement, des groupes paramilitaires ou des organisations rivales, même lorsque celles-ci, manipulées par les gouvernements (du Mexique ou du Chiapas) s’emparent de terres ou de ressources appartenant à des villages zapatistes : il faut supporter la situation avec sang-froid et résister à la tentation de réagir de manière violente, afin de ne pas offrir au gouvernement le prétexte d’une intervention plus frontale [22].

Mais la résistance n’est pas une fin en soi ; elle est nécessaire pour faire avancer l’essentiel, c’est-à-dire l’autonomie. Pour Maximiliano, « c’est la résistance qui permet de construire l’autonomie. S’il n’y a pas de résistance, il ne sera pas possible de continuer à construire l’autonomie ». Salutaire avertissement : on ne saurait renoncer à affronter le système existant en assumant pour seul souci celui de faire naître, à côté de lui, le monde que nous désirons. L’expérience zapatiste rappelle que les espaces que nous nous efforçons de libérer de la tyrannie capitaliste doivent être gagnés et défendus en permanence contre la pression de celle-ci. Ils ne peuvent se maintenir et croître sans s’affronter aux contraintes qui les entourent. Il est sans cesse plus manifeste que résister sans construire est stérile, mais il serait ingénu de penser que l’on peut construire (une autre réalité) sans résister (pour défendre celle-ci contre les attaques systémiques) [23]. C’est de la nécessité d’un lien intrinsèque entre ces deux dimensions de la lutte que maestros et Votán nous invitent à prendre conscience.

En outre, quelle que soit l’ampleur des avancées de l’autonomie dans les territoires zapatistes, on ne saurait affirmer qu’il s’agit là d’un monde entièrement libéré de la domination capitaliste. Celle-ci l’entoure, limite sa capacité d’action et de production, tente par tous les moyens de l’entraver et de l’étouffer. De cela, mon Votán avait une conscience tout à fait lucide, proportionnelle à l’enthousiasme avec lequel il m’expliquait les réussites de l’autonomie : « Pouvons-nous dire que le monde que nous voulons existe déjà dans les territoires zapatistes ? Non, non, ce n’est pas ainsi ! Pouvons-nous dire que nous sommes en dehors du système. Non plus. Pour l’instant, nous vivons dans le système ; c’est pour cela que nous avons besoin de l’argent, encore maintenant. » Malgré toutes ses avancées, l’autonomie reste partielle (tout ce que nous devons acheter au sein des réseaux commerciaux systémiques est une marque d’hétéronomie ; de même, il y a bien des choses que nous ne sommes pas en mesure de nous procurer, parce que le capital conserve le contrôle de nombreuses ressources, empêchant ainsi leur appropriation collective). Il pourrait donc être opportun de concilier deux affirmations. D’un côté, l’autonomie zapatiste offre l’esquisse d’un monde libéré de la puissance mortifère du capitalisme et de l’État ; elle le rend tangible et permet de venir respirer dans les territoires rebelles quelques bouffées d’oxygène bien nécessaires pour résister à l’atmosphère dépressive qui règne sur l’essentiel du globe. De l’autre, il s’agit d’une autonomie incomplète, encore partiellement déterminée par son environnement capitaliste, de sorte qu’elle ne nous permet sans doute pas encore de percevoir pleinement ce que pourrait être l’univers de vie postcapitaliste auquel nous aspirons.

Mon Votán résume tout cela d’une expression frappante (dont le français rend mal les nuances) : « Nous sommes en train de construire ; nous n’avons pas encore construit (estamos construyendo ; no se ha construido todavía). » Il ne se contente pas là de rappeler l’incomplétude de l’autonomie. Il fait preuve surtout d’une manière de penser, profondément incorporée, qui privilégie la processualité plutôt que la tendance à isoler des réalités figées, établies une fois pour toute.

« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes »

Cette leçon, énoncée par la maestra Eloisa, est un condensé du sens même de l’autonomie et une bombe théorico-pratique d’une redoutable efficacité. Observer l’autonomie zapatiste, comme ont pu le faire les élèves de l’Escuelita, c’est être amené à confirmer ce principe essentiel : nous, les gens ordinaires, sommes capables de nous gouverner nous-mêmes. Ainsi que le suggère Eloisa, cette « découverte » a comme fâcheuse conséquence pour ceux d’en haut et pour tous les experts autoproclamés de la politique de démontrer leur nuisible inutilité !

Par cette affirmation, qui n’est pas rhétorique mais traduit le processus de construction de l’autonomie, la maestra Eloisa ne fait rien moins que mettre Hegel au tapis. Elle ruine les fondements de la conception de l’État moderne, dans la mesure où, pour l’illustre philosophe, comme pour Hobbes ou Kant, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner par lui-même [24]. De fait, la représentation politique moderne tient moins à la délégation de pouvoir en elle-même qu’à une dichotomie postulée entre le peuple, auquel son incapacité à gouverner impose de recourir à une élite de compétence qui concentre le pouvoir de décision. Sous des modalités diversifiées — plus ou moins brutales, plus ou moins bureaucratiques —, l’État est cette machine à produire et à amplifier la séparation entre gouvernants et gouvernés. À l’exact opposé, la pratique de l’autonomie s’emploie à donner au mot démocratie le sens radical sans lequel il continuera de sonner creux : faire de la démocratie le pouvoir du peuple, non pas seulement par l’origine dont il procède, mais dans son exercice même. Les maestros appellent cela autonomie, capacité à se gouverner soi-même, liberté ou, tout simplement, démocratie : « Nous croyons en la démocratie réelle », conclut Jacobo, en une expression qui ne peut restituer son véritable sens à ce terme que parce qu’elle renvoie à une pratique effective, qui opère un démontage de la « farce de l’État » [25].

Remarques finales

L’Escuelita zapatiste a su mettre en œuvre des dispositifs aptes à dépasser les oppositions tranchées entre pratique et théorie, penser et ressentir, cœur et raison, individuel et collectif. Et si elle pu engager ses participants dans des processus de transformation personnelle et dans une expérience de sentir-penser où travail politique et liens de cœur à cœur s’entremêlaient, c’est parce qu’elle est elle-même l’expression d’une expérience plus vaste, celle de la construction de l’autonomie, dans laquelle prévaut, malgré les rigidités et les insuffisances relevées par ses artisans eux-mêmes, une logique du concret, de la multiplicité et de la processualité.

En guise de questions finales, on peut s’interroger sur les effets de l’Escuelita. Bien qu’ils soient pour nous, élèves, difficiles à percevoir, ses effets internes, certainement importants, peuvent être imaginés. Cela nous a été dit : les manuels ont d’abord été le fruit d’un travail mené à usage interne, en guise d’évaluation et de débat collectif sur les avancées de la construction de l’autonomie. Une équipe chargée de cette tâche a été formée, impulsant un processus inédit d’échange entre les cinq zones zapatistes qui, hormis pour des contacts assez ponctuels, avaient jusque-là œuvré de manière largement indépendante. Quant à la formation des Votán, des mois durant, elle a permis a plusieurs milliers de bases d’appui zapatistes, hommes et femmes d’âges et d’expériences fort variés (mais la plupart fort jeunes), d’approfondir leur connaissance des processus de l’autonomie, au-delà de leur zone propre et au-delà aussi des domaines dans lesquels ils avaient pu être, jusque-là, directement impliqués. Enfin, on peut avoir quelque curiosité de ce qui s’est joué, pour les familles et les Votán, dans les interactions avec les élèves, au cours des différentes semaines de l’Escuelita. La présence de citadins, nationaux ou internationaux, dans les Caracoles ou même dans les villages où des campements civils pour la paix avaient été installés depuis 1995, n’est pas une nouveauté ; mais, cette fois, un nombre plus grand encore de communautés, souvent fort isolées, ont été concernées et la présence des élèves au sein même des familles a ouvert la possibilité de nouer des formes de relations plus étroites. Il faut aussi rappeler le regain d’énergie que peut procurer, du moins dans les cas d’interactions favorables, la satisfaction et la joie d’accueillir des élèves-visiteurs admiratifs de la lutte zapatiste et désireux d’apprendre d’elle. Au total, il n’est pas interdit de supposer que l’Escuelita, démonstration de force et occasion d’éprouver la fierté de pouvoir donner et partager, est un pas supplémentaire, peut-être décisif pour l’avenir, dans le processus d’appropriation collective de l’autonomie — notamment de la part des jeunes générations zapatistes — et de dispersion de la capacité à participer aux multiples tâches qu’elle implique.

Mais ce sont surtout les effets « externes » dont les élèves que nous sommes devons nous préoccuper. Ce sont eux, d’abord, qui sont manifestement attendus. On nous l’a dit et répété : l’expérience zapatiste n’est pas un modèle et il ne s’agit nullement de la reproduire telle quelle, comme s’il était possible de suivre à la lettre les indications des manuels (qui, alors, porteraient trop bien le nom qu’on ne leur donne ici que de manière ironique). Toutefois — et l’expérience en a été menée dans d’autres régions du Mexique —, la logique de l’autonomie, en tant que construction par en bas et hors des structures de l’État, peut être mise en œuvre ailleurs, sous des formes multiples, adaptées à la diversité des situations concrètes. En ce sens, l’Escuelita peut être perçue comme un appel à la généralisation des autonomies : « Les millions de Mexicains que nous sommes pouvons former nos propres autonomies » (maestra Elisabeth). Mais encore faut-il disposer de la force nécessaire pour créer et défendre ces espaces autonomes, aussi modestes soient-ils. D’où l’insistance des maestros à inviter les élèves que nous sommes à nous organiser, dans nos lieux de vie propres : « organisez-vous ! » était le leitmotiv des sessions de travail au Cideci, et sans doute ailleurs aussi [26].

En ce sens, on peut voir l’Escuelita comme un premier pas vers la construction de la Sexta, ce maillage planétaire de collectifs et d’organisations diverses à la constitution duquel invitent les communiqués qui, à la suite de la marche du 21 décembre 2012, ont ébauché les contours d’une nouvelle étape de la lutte zapatiste [27]. À cet égard, l’Escuelita a démontré que les communautés rebelles du Chiapas ont bel et bien un petit quelque chose à partager en cette inépuisable quoique encore embryonnaire matière des « oui » relatifs aux mondes que nous désirons construire [28]. Il ne semble donc pas tout à fait injustifié que ce soit autour du regard collectivement dirigé vers l’expérience de l’autonomie zapatiste que commence à prendre forme la Sexta.

Indépendamment même de cette perspective, l’Escuelita semble avoir pour enjeu majeur de propager le virus de l’autonomie, non pour reproduire la forme d’organisation en vigueur dans les territoires zapatistes — ce qui serait contradictoire avec son principe —, mais pour que celui-ci puisse se déployer sous les multiples formes que les collectifs humains auront le désir de mettre en œuvre. Avec l’Escuelita, les zapatistes ont souhaité partager ce qu’ils ont appris au cours d’un cheminement de plusieurs décennies et notamment durant les dix ans de fonctionnement des Conseils de bon gouvernement. Il s’agit, par la force de l’exemple, de transmettre et de fortifier la conviction qu’il est possible de vivre d’une autre manière, d’être collectivement libres, de rompre avec la forme-État et d’apprendre à se gouverner soi-même, ou encore de créer d’autres modalités de relations interpersonnelles, susceptibles de s’arracher aux satisfactions factices de l’égocentrisme compétitif induit par la société de la marchandise. Bien plutôt qu’une transmission de formes instituées, ce qui semble visé, c’est une contagion de l’expérience singulière, afin de contribuer à susciter, de multiples manières, d’autres expériences, tout aussi singulières et non moins libératrices.

Janvier 2014,
Jérôme Baschet

Notes

[1Un manuel entier est consacré à cette question (Participación de las mujeres en el Gobierno autónomo). Il met en évidence à la fois l’énorme chemin parcouru et tout ce qui reste à faire.

[2Ils « ont dépensé là des millions de pesos » (Gobierno autónomo I, p. 30-32).

[3« Avec le peuple, il faut être toujours bien collés (pegaditos) », affirme un ancien membre d’un Conseil de bon gouvernement (ibid., p. 51). Souligner ce devoir suppose d’être conscient que la situation inverse est toujours possible. Ce que l’expression utilisée (« être bien collés ») désigne en creux est très exactement le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés.

[4La treceava estela, communiqué de juillet 2003. Un an plus tard, le sous-commandant Marcos soumettait à une rude critique le rôle du CCRI et évoquait certaines interventions franchement abusives : « L’accompagnement se convertit en direction, le conseil en ordre… et l’appui en gêne » (août 2004, Leer un video.

[5Maestra Marisol ; voir aussi Gobierno autónomo I, p. 15.

[6La Sixième Déclaration de la forêt Lacandone reconnaît explicitement que « la partie politico-militaire de l’EZLN n’est pas démocratique, puisque c’est une armée ».

[7« Je crois que le processus de transfert ordonné et cohérent du pouvoir des dirigeants politico-militaires est sans précédent. Le pouvoir qu’ils ont accumulé quand les “bases d’appui” le leur ont confié pour organiser le soulèvement leur a été progressivement restitué, à mesure qu’ils assument pleinement le régime de décision à tous les niveaux de l’autonomie et du gouvernement », Y, sí, aprendimos, La Jornada.

[8Par exemple, Gobierno autónomo I, p. 44 et 58.

[9Jacques Rancière définit justement la démocratie comme le « pouvoir propre de ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés » (La Haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p. 48).

[10Gobierno autónomo I, p. 25. Le Conseil de bon gouvernement de La Realidad a adopté une autre solution : tous ses membres changent en même temps, mais le nouveau Conseil est élu un an avant la fin du mandat du précédent, afin de participer à ses activités et de bénéficier d’une transmission de son expérience (ibid., p. 12).

[11Participación de las mujeres en el gobierno autónomo, p. 10-12.

[12Voir les exemples donnés dans le paragraphe précédent. L’organisation des Conseils de bon gouvernement diffère sur divers points, et se modifie de différentes manières, d’une zone à l’autre. Par exemple, à La Realidad, les représentants de chaque commune se relaient en deux « tours » de quinze jours chacun ; à Oventik, en trois « tours » d’une semaine (Gobierno autónomo I). À La Realidad, les membres du Conseil étaient d’abord huit, puis douze, puis vingt-quatre (ibid. p. 11). Dans une première phase, les membres des Conseils de bon gouvernement étaient également membres du Conseil de leur commune ; puis, la conjonction de ces deux charges s’étant avérée trop lourde, elles ont été ensuite dissociées (ibid., p. 49).

[13Gobierno autónomo I, p. 44 (La Garrucha) : « Nous n’avons pas de guide, nous ne savons pas comment faire l’autonomie... Nous n’avons pas de livre que nous pourrions suivre. »

[14Ibid., p. 54.

[15Par exemple, intervention finale du sous-commandant Marcos lors du Festival mondial de la Digne Rage (Saisons de la digne rage, op. cit., p. 242-245).

[16Neil Harvey a judicieusement insisté sur cette notion (Principios y modos zapatistas, La Jornada).

[17Un exemple parmi beaucoup d’autres concerne le système de prêt et les situations dans lesquelles l’emprunteur ne peut pas respecter ses engagements de remboursement : la façon de tenir compte de la particularité de chaque cas s’avère être tout le contraire de l’application rigide de normes et de règlements figés (Gobierno autónomo II, p. 11-12).

[18Sur les différentes formes de l’utopie, voir Miguel Abensour, L’homme est un animal utopique, Sens & Tonka, Paris, 2013.

[19Il s’agit de ne pas nier de potentielles tensions mais pas davantage de sous-estimer les capacités de résolution des conflits des instances d’autogouvernement, qui, en leurs niveaux supralocaux, sont aussi des instances de médiation entre les autonomies locales (voir Adieux au capitalisme, op. cit., chapitres 2 et 3).

[20« Ce que vous verrez vaut pour nous, maintenant. De nouvelles générations construiront leurs propres chemins, selon leurs manières propres, et à leurs rythmes. Un concept de liberté ne peut transmettre en héritage l’esclavage envers lui-même », « Votán II », op. cit.

[21Voir Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Champs-Flammarion, Paris, 2005, chapitre III.

[22« Nous ne tombons pas dans la provocation, nous résistons. Nous ne pouvons pas réagir avec violence. Ils nous attaquent, nous, nous travaillons. Nous continuons les travaux de l’autonomie », maestro Jacobo.

[23Sur l’articulation de ces deux dimensions, je me permets de renvoyer à Adieux au capitalisme, op. cit., chapitre 5.

[24Pour Hegel, « le peuple (…) constitue la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut. Savoir ce que l’on veut (…) cela est le fruit d’une connaissance et d’une intelligence profondes, qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple (…) les fonctionnaires supérieurs possèdent nécessairement une intelligence plus profonde et plus vaste de la nature des institutions et des besoins de l’État et en plus une habileté et une habitude plus grandes de ces affaires », Philosophie du droit, 301, cité par Éric Weil, Hegel et l’État, Paris, Vrin, 2002, p. 65.

[25L’expérience de l’autonomie zapatiste est une mise à nu de ce que Marx a dénommé « la farce des mystères de l’État », aussi puissante que l’était pour ce dernier la Commune de Paris. La description que celui-ci donne de l’exercice du gouvernement par les travailleurs parisiens de 1871 pourrait être transposée, presque mot pour mot, pour évoquer les membres des Conseils de bon gouvernement zapatistes : « Toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par la Commune, formée essentiellement de simples travailleurs… qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement, à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformaient les fonctions publiques en fonctions réelles des travailleurs, au lieu qu’elles soient les attributs occultes d’une caste spécialisée », brouillons de La Guerre civile en France, cités dans Teodor Shanin, El Marx tardío y la vía rusa. Marx y la periferia del capitalismo, San Cristóbal de Las Casas, Cideci-Unitierra, 2012, p. 112-113.

[26« Nous voulons vous inviter à commencer à vous organiser (…) Sans organisation, on ne pourra pas. L’organisation peut être de différentes formes (…) C’est le moment de le faire. Nous vous donnons quelques pistes, afin que vous cherchiez comment faire » (maestro Fidel). L’idée directrice est lancée, mais en laissant aux élèves le soin de chercher eux-mêmes les diverses manières de la mettre en œuvre.

[27Sous-commandants Marcos et Moisés, Eux et nous, Éditions de l’Escargot, Paris, 2013.

[28Sur ce point, proposé comme perspective pour la Sexta, ibid., p. 73-76.

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